Exposition : « Great Black Music » où la féconde épopée des musiques noires

Jusqu’au 24 août, la Cité de la musique propose « Great Black Music », une immersion vertigineuse au coeur des musiques dites noires. Où la création culturelle de la diaspora africaine se détache du continent originel pour se réinventer sur le fil de l’histoire, de la géographie et de la politique.

La chanteuse de jazz américaine Billie Holiday. © Sipa

La chanteuse de jazz américaine Billie Holiday. © Sipa

Publié le 19 mars 2014 Lecture : 5 minutes.

L’intitulé est un cliché, comme pour mieux séduire. Derrière la formule "Great Black Music", que l’on doit au Art Ensemble of Chicago, fer de lance d’un jazz de combat dans les années 1960, c’est tout l’attirail des musiques afro-américaines – du hard bop afro-centriste à l’espoir soul en marche vers ses droits civiques jusqu’aux colères du hip-hop – qui résonne. Mais en réalité, c’est à un sujet bien plus vaste encore que se sont attaqués les commissaires de l’exposition, Marc Benaïche et Emmanuel Parent. Au-delà de ces images immédiates, c’est l’histoire, inextricable, de saveurs musicales nées en Afrique avant de se disperser aux quatre coins du monde qui est en jeu. "L’objectif est de montrer que la musique noire ne se résume pas à la musique nord-américaine, confirme Marc Benaïche, par ailleurs fondateur du magazine Mondomix. Il s’agit d’un phénomène planétaire qui prend des formes très différentes selon l’histoire et les aires géographiques… L’opposition à la ségrégation raciale en fait partie, mais ces musiques sont aussi connectées à quelque chose qui dépasse largement la vision raciale d’une musique de combat".

Au-delà du berceau africain, tout est affaire de dispersion, de diaspora et de métissages : "L’histoire de la musique noire passe par l’Afrique et l’Amérique, mais aussi par les Caraïbes, la Colombie, le Brésil…" De l’Égypte des pharaons aux rituels vaudous d’Haïti, des tambours d’Afrique subsaharienne aux dispersions jazz d’Amérique du Nord et jusqu’aux connexions latines ou caribéennes qui ont vu naître la samba et le reggae, c’est une épopée pour le moins dense que se propose d’éclairer "Great Black Music".

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Porte d’entrée

Sur le papier, le pari est insensé. La musique noire est impossible à définir, impossible à enfermer : "Il est impensable d’illustrer la totalité de ces musiques et de ce qu’elles représentent, reconnaît le commissaire. Plutôt que de les raconter de manière linéaire, nous avons donc privilégié des tableaux spécifiques, qu’il s’agisse d’une mini-exposition de photos sur la Nouvelle-Orléans ou d’une salle consacrée aux musiques issues des rites religieux." Sur site, l’exposition prend en effet le parti subjectif de trancher son sujet en cinq salles thématiques : légendes des musiques noires, Mama Africa, rythmes et rites sacrés, Amériques noires, et Global Mix. Si la dernière section est un peu fourre-tout, sorte d’atelier où l’on peut faire du graffiti tout en apprenant à danser la samba et le hip-hop, le reste du parcours fait corps avec son sujet. Armé d’une tablette numérique et d’un casque audio, le visiteur circule au coeur d’une masse considérable de documents (chansons, photos, documents vidéo) qu’il écoute et visionne à sa guise. Pour les deux commissaires, c’est avant tout une fabuleuse porte d’entrée sur le sujet : "L’idée est d’immerger le public dans un espace scénographié et d’organiser les savoirs à travers une narration. C’est une manière de les faire entrer dans la connaissance, quitte à ce qu’ils poursuivent ensuite l’exploration par eux-mêmes, chez un disquaire, un libraire, dans un concert…" Grâce aux outils numériques, aux playlists, aux coups de coeur et aux informations que le visiteur peut s’envoyer par e-mail depuis sa tablette – via le site de l’exposition -, l’exploration peut se poursuivre au-delà de la visite.

Au fil des plateaux se dessine cette idée que la musique noire, du moins dans son acception contemporaine, n’est plus une création africaine – et c’est ce qui fait le sel de cette percée transversale. Si elle ne devient noire qu’à partir du moment où une altérité – blanche, jaune, rouge ou verte ! – y prête l’oreille et la nomme, cette musique évolue, vit et s’invente bien au-delà de son berceau africain. Les tableaux relatifs aux musiques religieuses de la zone Caraïbe, mais aussi aux musiques cubaines, brésiliennes ou nord-américaines développent l’idée d’une distance croissante entre l’Afrique et les musiques dites noires, et donc celle d’une évolution créative.

Mémoire

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Même s’il est ici peu documenté, l’exemple du blues, né à la fin du XIXe siècle dans le sud des États-Unis, est éclairant. Appuyé sur une tradition immatérielle importée d’Afrique à fond de cale avant d’être mis en scène sur des instruments d’origine européenne (harmonica, guitare, violon…), il est autant lié à une mémoire fantasmée de l’Afrique qu’aux conditions d’existence de ceux qui l’ont engendré. "La relation des musiques noires avec l’Afrique n’est pas immédiate, analyse Marc Benaïche. La mémoire de l’Afrique, qui parvient aux Amériques avec les esclaves, se perd au fil des siècles, comme un souvenir qui s’estompe. Dans le même temps, elle se charge d’éléments nouveaux, il s’agit donc réellement d’une invention, d’une reformulation." C’est la raison pour laquelle, même si la note bleue, le contretemps, le backbeat (accentuation des temps faibles), évoqués dans l’une des notices, se retrouvent comme des constantes à différents niveaux de ces musiques, l’exposition se garde bien – et c’est sa force – de leur donner une définition essentialiste à partir d’un dénominateur qui leur serait commun.

La musique noire est écrite par les musiciens qui vivent et revendiquent eux-mêmes cette histoire, cette construction historique, musicologique, sociale.

"Il est vain de vouloir chercher une absolue similarité entre, par exemple, le blues et une musique purement africaine. Ce qui est important, c’est la dynamique de création, sa singularité, son caractère multipolaire, et le fait que la musique noire est écrite par les musiciens qui vivent et revendiquent eux-mêmes cette histoire, cette construction historique, musicologique, sociale."

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Immersion

Une réflexion qui fait écho à la colonne vertébrale de l’exposition, ce long couloir chronologique qui traverse le sujet de part en part pour mettre en relation l’histoire de l’Afrique et de sa diaspora avec les commentaires qu’y ont apportés les musiciens. Où l’on écoute Yusef Lateef, jazzman américain converti à l’islam, en lisant la notice consacrée à l’Hégire de 622, Slavery Days, de Burning Spear, devant celle consacrée à la traite négrière, ou encore le rappeur Kendrick Lamar commentant le libéralisme américain des années 1980 dans Ronald Reagan Era. "C’est essentiel, reprend Marc Benaïche, car cela rejoint l’idée de construction de la musique noire par les musiciens eux-mêmes."

Après quelques heures de déambulations, le visiteur ressort cependant sonné : l’espace, limité à cinq salles, et le temps qu’il peut y consacrer ne permettent pas de valoriser toute la masse des informations collectées. Chaque élément, chaque articulation pourrait faire l’objet d’une exposition en soi. Si ce système immersif a quelque chose d’enthousiasmant, il est également frustrant en raison de l’impossibilité de tout explorer. La scénographie, quasi exclusivement numérique – à l’exception d’une fabuleuse galerie d’instruments traditionnels ayant appartenu à Victor Schoelcher -, pose alors cette question : puisque tout se passe sur écran ou entre deux écouteurs et que l’espace importe si peu, le format exposition est-il le plus à même de rendre toute sa valeur au sujet ? Il y a fort à parier que les deux commissaires y pensent déjà. Le format du web-documentaire, en permettant au visiteur de voyager à sa guise, pourrait devenir une fabuleuse base documentaire, par ailleurs ouverte à de nombreux enrichissements. La musique africaine est mouvement, son histoire aussi.

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Par Thomas Blondeau

>> "Great Black Music", Cité de la musique, Paris, jusqu’au 24 août. Voir le site de l’exposition.

 

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