États-Unis : à New-York, Harlem blanchit

Le haut lieu new-yorkais de la conscience noire voit débarquer de nouvelles populations socialement et racialement très diverses. On appelle ça la « gentrification » ou l’embourgeoisement.

Le Red Rooster, un restaurant à la mode sur Lenox Avenue. © Brian Ach / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Le Red Rooster, un restaurant à la mode sur Lenox Avenue. © Brian Ach / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Publié le 19 mars 2014 Lecture : 6 minutes.

C’est Spike Lee qui a mis le feu aux poudres. Fin février, le cinéaste africain-américain s’est attaqué de manière virulente à la gentrification des quartiers noirs de New York. Dans sa ligne de mire ? Les Blancs, qui, à l’en croire, coloniseraient ces quartiers comme si personne n’avait habité là avant eux. Le "syndrome Christophe Colomb", en somme. Or il se trouve que "les Noirs y vivent depuis plusieurs générations", s’est insurgé Spike Lee. Parsemée de noms d’oiseaux, sa tirade a enflammé internet et relancé le débat sur la question – toutes les grandes villes du pays sont touchées par le phénomène.

La gentrification – de l’anglais gentry ("petite noblesse") ; en français, on dirait plutôt "embourgeoisement" ou "boboïsation" -, c’est l’envahissement de quartiers pauvres par des représentants de classes plus aisées et l’éviction progressive des premiers habitants par le biais du renchérissement des loyers. Le phénomène prend de plus en plus une tournure raciale, en particulier à New York, où deux quartiers historiquement noirs – Bed-Stuy, à Brooklyn, dont Lee est natif, et Harlem, à Manhattan – sont les plus touchés.

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Des hordes de touristes se lancent à la recherche de quelques églises

À Harlem, la gentrification est galopante. Depuis une dizaine d’années, le quartier de la renaissance noire a radicalement changé. Le point de départ ? De l’avis général, le choix de Bill Clinton à l’issue de son second mandat présidentiel d’implanter ses bureaux dans une tour au coin de la 125e rue et d’Adam Clayton Powell Jr. Boulevard. Une manière de signaler que le quartier était devenu sûr.

Le point d’orgue sera l’ouverture en 2015 d’un Whole Foods, un supermarché de luxe.

Depuis, les grandes enseignes se sont engouffrées dans la brèche, de Starbucks Coffee, qui a ouvert deux établissements sur la 125e rue, à la firme de prêt-à-porter H&M. Le point d’orgue sera l’ouverture en 2015 d’un Whole Foods, un supermarché de luxe. En dessous de la 125e rue, sur Frederick Douglass Boulevard, restaurants chics alternent avec wineries, boulangeries artisanales et fleuristes à prix prohibitifs. Un peu partout, des hordes de touristes se lancent, guide en main, à la recherche de quelque église – il n’en manque pas dans le quartier ! – où ils pourront entendre du gospel… Seuls la maison du poète Langston Hughes, sur la 127e rue, une phrase de Malcolm X encadrée sur un mur ou un poster de Trayvon Martin (l’adolescent noir abattu par un vigile blanc en 2012 en Floride) accroché à la devanture d’un magasin de vêtements féminins rappellent que Harlem demeure un haut lieu de la conscience noire américaine.

"Sans la gentrification, je n’aurais jamais pu ouvrir mon salon de coiffure, le quartier est aujourd’hui plus sûr et plus divers", confie Octavio, un coiffeur africain-américain à la fine moustache teinte en blond dont l’établissement est situé juste en face de la statue de Harriet Tubman, l’esclave devenue militante abolitionniste. Bridget, une métisse qui tient un magasin de jouets sur la 122e rue – c’est l’un des derniers mom and pop shops, ces petits business détenus par une même famille depuis des générations -, est d’un avis très différent. "Harlem est devenu tellement cher, c’est comme Midtown à présent", regrette-t-elle. Dans la bouche d’un New-Yorkais, "Midtown", qui désigne la partie centrale de Manhattan, n’a rien d’un compliment.

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Et de montrer du doigt ces spéculateurs sans foi ni loi qui rachètent des brownstones, les maisons typiques du quartier, pour les transformer en lofts au loyer exorbitant. Ou pour les revendre au prix fort. Une fois rénové, un appartement acheté 750 000 dollars (541 000 euros) peut valoir jusqu’à 2,5 millions.

"Beaucoup de familles partent, parce qu’elles n’ont plus les moyens de rester. Harlem n’est plus la Mecque africaine-américaine, il est en train de perdre son âme", poursuit Bridget, qui vend désormais des poupées blanches et asiatiques, et plus seulement noires, afin de s’adapter à sa nouvelle clientèle. La disparition des clubs de jazz la laisse inconsolable. Le mythique Lenox Lounge, par exemple, dont Billie Holiday était une habituée, a fermé ses portes il y a un peu plus d’un an : son propriétaire ne parvenait plus à payer son nouveau loyer de 20 000 dollars par mois.

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Rokhaya, une Malienne qui tient une petite boutique sur Lenox Avenue, se plaint que sa mosquée de la 116e rue ait dû fermer ses portes. Toujours à cause de l’augmentation des loyers. "Je dois maintenant prendre le bus pour aller à la mosquée des Maliens, sur la 145e rue", se plaint-elle. Logiquement, la gentrification provoque ici et là des tensions. Dans le parc Marcus Garvey, par exemple, tout près d’une cité populaire, Noirs américains et Africains avaient coutume de se retrouver pour faire de la musique. Las, les nouveaux habitants, majoritairement blancs et aisés, d’une tour voisine se sont plaints du bruit… L’antagonisme est tout autant racial que social.

Professeur de littérature à l’université Columbia, toute proche, Brent Hayes Edwards est l’un des "gentrificateurs" de Harlem. Il est pourtant tout ce qu’il y a de plus noir. Il se sent certes un peu coupable de participer à l’embourgeoisement du quartier – où il a acheté une maison -, mais comment résister à son aura ? "Je suis venu vivre à Harlem par dévotion pour l’histoire de la capitale du monde noir", s’émerveille-t-il. Il ne tient pas à ce que trop de gens partagent sa passion, parce qu’il ne veut pas que le quartier change trop vite. "Même si les bourgeois achètent les brownstones, les grandes barres ne disparaîtront pas de sitôt", tente-t-il de se rassurer.

Le quartier a perdu de son cachet

À Brooklyn aussi, la gentrification est en marche. À Bed-Stuy, les Noirs constituaient 75% de la population il y a dix ans. Ils ne sont plus que 60â¯%. Dans certaines rues, ils sont même désormais minoritaires. Une première depuis cinquante ans.

Théâtre, en 1991, de violents affrontements entre Noirs et Juifs, le quartier de Crown Heights ne fait pas exception à la règle. « Nous sommes des gagnants de la gentrification », jurent d’une seule voix Lamine Diagne, un Sénégalais installé à New York depuis 1993, et Nilea Alexander, son épouse africaine-américaine (de Géorgie).

Le couple a ouvert un restaurant qui propose moules-frites et rouleaux de printemps sénégalais. En ce vendredi soir, il est plein à craquer. La clientèle est hétérogène. « On participe forcément à la diversification du quartier. Cela attire davantage de gens et favorise l’augmentation des loyers par une sorte d’effet domino », commente la jeune femme.

Pour Kristin, une designer noire installée ici depuis huit ans, le quartier a perdu de son cachet. À cause, selon elle, des nouveaux arrivants : « Ils ne saluent personne et ne veulent surtout pas se mélanger. Parfois, ils ont tout bonnement peur. Du coup, le sentiment d’appartenir à une communauté soudée disparaît. » Au contraire, Chadon, qui a grandi dans le coin et possède plusieurs boutiques sur Franklin Avenue, l’artère principale de Crown Heights, apprécie l’afflux de résidents plus aisés. Et plus blancs. « Ce n’était pas spécialement drôle d’être un jeune Noir dans le ghetto », explique-t-il.

Alors, la gentrification est-elle un mal ou un bien ? Difficile d’avoir un avis tranché. Mais vu de Harlem et de Brooklyn, le mouvement paraît irrésistible. Premier Africain-Américain new-yorkais élu au Congrès – il a sa statue à Harlem –, Adam Clayton Powell Jr. ne soutenait-il pas qu’il faut « toujours aller de l’avant⯻ ?

De San francisco à philadelphie

Les villes américaines s’organisent pour lutter contre la gentrification. Leur meilleure arme : la baisse des impôts des propriétaires de logements modestes. À Philadelphie, où la valeur des maisons s’est considérablement accrue, un système de plafonnement a été mis en place afin de réduire la taxe d’habitation que doivent payer leurs propriétaires. À San Francisco, où les loyers ont là aussi grimpé en flèche avec l’afflux des employés du secteur des technologies de pointe, le maire a proposé de mettre en place un fonds destiné à financer le logement social pour les trente prochaines années. Et à New York, Bill de Blasio, le nouveau maire, qui a fait de la lutte contre la gentrification un cheval de bataille, vient de s’opposer à la réhabilitation par un promoteur privé du quartier ultragentrifié de Williamsburg, à Brooklyn. Là encore, pour insuffisance de logements sociaux.

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