Aziz Krichen : « Les démocrates tunisiens n’ont pas vocation à jouer les supplétifs »

Aziz Krichen, le plus lucide des conseillers du président Marzouki, dresse un bilan critique de l’ex-troïka au pouvoir. Et plaide pour l’émergence d’une troisième voie entre islamisme et pseudo-modernisme.

Aziz Krichen dans son bureau au palais de Carthage, en décembre 2013. © Hichem

Aziz Krichen dans son bureau au palais de Carthage, en décembre 2013. © Hichem

ProfilAuteur_SamyGhorbal

Publié le 26 mars 2014 Lecture : 8 minutes.

Intellectuel critique et homme de convictions engagé depuis plus de quarante ans dans le combat politique, Aziz Krichen, le ministre-conseiller de Moncef Marzouki, est l’une des pièces maîtresses du staff présidentiel. Figure de la gauche tunisienne, ancien prisonnier d’opinion, il fut, aux côtés de Noureddine Ben Kheder, Ahmed Ben Othman, Nouri Bouzid ou Gilbert Naccache, l’un des fondateurs du groupe Perspectives.

Rentré en Tunisie au lendemain de la révolution, en 2011, après vingt-six années passées en exil, il a appelé à voter pour les listes du Congrès pour la République (CPR), le mouvement dirigé par le futur président tunisien. L’ancrage idéologique de cette formation – démocratie, souveraineté, refus du néolibéralisme, arabisme, sécularisme et reconnaissance de l’islam comme composante culturelle essentielle de l’identité nationale – lui paraissait le plus conforme aux grandes aspirations du pays.

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Mais son enthousiasme s’est rapidement émoussé. Ces derniers mois, Krichen, qui se situe politiquement aux antipodes de la ligne islamo-populiste incarnée par Imed Daïmi et Adnène Mansar, ne cachait plus ses divergences. Il a refusé de cautionner le flirt de la présidence avec les milices des Ligues de protection de la révolution (LPR) et a qualifié de "grossière erreur" la publication, en novembre 2013, du "livre noir des journalistes".

Aziz Krichen se trouve aujourd’hui dans une situation ambiguë. Sorti de la mouvance présidentielle, il est toujours au service du chef de l’État. Il a officialisé sa rupture avec le CPR le 19 décembre 2013, cinq jours après la conclusion du Dialogue national et la désignation d’un nouveau Premier ministre de consensus, Mehdi Jomâa. Il plaide maintenant pour une alternative démocratique et populaire à même d’incarner une troisième voie entre islamisme et pseudo-modernisme, et de résorber la fracture entre les élites et le peuple. Le combat de toute sa vie.

Jeune Afrique : Dans un long texte publié en août 2013, vous dressiez le constat d’échec de la troïka [coalition gouvernementale réunissant les islamistes d’Ennahdha, les sociaux-démocrates d’Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) du président Moncef Marzouki]. À qui la faute ?

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Aziz Krichen : À tout le monde ! Ennahdha était la première force politique du pays. Elle n’a pas su maîtriser sa victoire. Elle a succombé à la tentation hégémonique, s’accaparant tous les postes et monopolisant tous les pouvoirs. Au lieu de chercher à désamorcer leurs craintes, elle a conforté dans leurs préventions les Tunisiens qui n’avaient pas voté pour elle. Elle a piétiné ses partenaires, qui ont fini par apparaître aux yeux de l’opinion comme des supplétifs, voire comme de simples larbins. Ce qui a provoqué des remous et des vagues successives de défections au sein d’Ettakatol et du CPR. Mais ces deux formations ne peuvent s’exonérer de leurs responsabilités. Elles avaient l’obligation de faire bloc pour contenir les débordements d’Ennahdha. Mais chacun a essayé de jouer sa partition en solo, pensant récolter davantage de bénéfices ou de faveurs que le voisin. Et ce fut la débandade.

La présidence de la République dans tout cela ?

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Les attributions du chef de l’État sont principalement liées à la Défense et aux Affaires étrangères. Concernant la politique intérieure, l’évaluation est contrastée. Au début, l’action de la présidence a fait contrepoids en se situant au-dessus de la mêlée. Mais l’équilibre s’est rompu en 2013, en partie sous l’effet de la bipolarisation, en partie sous l’effet d’événements dramatiques [les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi], lesquels ont conforté cette bipolarisation. Et la présidence a fini par devenir elle-même un élément de clivage. On peut penser que ce positionnement évoluera dans les prochains mois.

Le Dialogue national a débouché sur la victoire inattendue d’un outsider, Mehdi Jomâa. Pourra-t-il aller aussi loin qu’il le souhaite ?

Effectivement, Mehdi Jomâa n’était le candidat de personne. Mais un nouvel échec aurait été fatal au Dialogue national. Politiquement, le plus dur est maintenant derrière nous, même s’il reste encore à fixer la date des élections. Économiquement, c’est une autre histoire. Le déficit des finances publiques est bien plus grave que ce que laissait entendre l’ancien Premier ministre Ali Larayedh ; il dépasse les 12 milliards de dinars [5,5 milliards d’euros]. Du coup, le gouvernement va devoir opérer des réformes structurelles et des coupes drastiques dans les dépenses pour juguler l’hémorragie financière et envoyer un signal en direction des bailleurs de fonds dans l’espoir qu’ils ouvrent les vannes. Le problème, c’est qu’un tel programme de ri­gueur ne figure pas dans la feuille de route sur laquelle les différentes parties du Dialogue national se sont entendues avant d’accorder l’investiture au gouvernement. Il n’est donc pas certain que le Premier ministre puisse avancer aussi vite et aussi loin qu’il le souhaite. Il reste sous surveillance. Il n’est directement soutenu par aucune des grandes forces politiques du pays. Et l’intérêt des partis coïncide rarement avec l’intérêt général. Mehdi Jomâa va donc devoir composer avec un ensemble de contraintes, financières, sociales et politiques, et résister aux pressions de tout ordre, celles des partis comme celles des acteurs sociaux. Il n’aura pas la tâche facile.

À titre personnel, soutenez-vous ce gouvernement ?

Chaque Tunisien raisonnable et soucieux de l’intérêt général doit soutenir ce gouvernement sans arrière-pensées, car son échec serait l’échec de tous. Nous n’avons pas de solution de rechange. L’état du pays exige que les élections se tiennent dans les meilleurs délais. Il faut refermer au plus vite la page de la transition. Nous avons besoin d’un gouvernement qui gouverne dans la durée, d’un vrai président, d’un vrai Premier ministre et d’un vrai Parlement.

Le décalage entre l’offre et la demande politiques n’a jamais été aussi profond.

Quelle est votre lecture du paysage politique du pays ?

On assiste à une polarisation forte entre deux blocs, un premier constitué autour d’Ennah­dha et un second autour de Nida Tounes, qui apparaît de plus en plus comme l’actualisation de l’ancien RCD [ex-parti de Ben Ali]. Cette bipolarisation s’opère sur le dos des démocrates et des progressistes, littéralement pris en étau. Ce scénario me paraît des plus dangereux. D’abord parce que l’ADN politique des islamistes et des destouriens paraît quand même assez éloigné de l’ADN démocratique. Ensuite parce que la démocratie pourra difficilement s’épanouir dans un climat d’arriération économique et faire bon ménage avec les pratiques de clientélisme et de manipulation auxquelles ces partis nous ont habitués. Enfin – et c’est le problème fondamental -, parce que le clivage idéologique actuel est surdéterminé par le débat identitaire. La bipolarisation entre islamistes et "modernistes" est à la fois stérile et autodestructrice. Elle paralyse le champ de la pensée politique tunisienne depuis plusieurs décennies. Elle est en complet décalage avec les problèmes et les attentes réelles du pays. Ces deux pôles sont également conservateurs, au sens où ils restent prisonniers de schémas économiques ayant abouti à la marginalisation de toute une moitié du pays, marginalisation qui a fait le lit de l’insurrection de décembre 2010 et janvier 2011.

En décembre 2013, vous avez démissionné du CPR, car vous n’étiez plus convaincu par l’orientation politique de ce parti. Aujourd’hui, vous envisagez de créer votre propre mouvement pour faire bouger les lignes. Cette initiative a-t-elle un sens alors que les forces démocrates sont déjà terriblement morcelées ?

Le but n’est ni de fonder "mon propre mouvement", ni de créer une nouvelle boutique qui s’ajouterait à toutes celles existant déjà, mais de prendre une initiative pour faire bouger les lignes du débat public, pour les recentrer autour des souffrances réelles, des problèmes réels et des contradictions réelles du pays. L’objectif est de construire une véritable alternative démocratique et patriotique aux deux pôles que je viens de citer. Je ne suis pas seul à réfléchir dans cette direction. Mon projet s’inscrit dans une démarche collective. Si, comme nous l’espérons, cette initiative rencontre un soutien, répond à une attente, elle prendra son essor, et pourra déboucher sur quelque chose de structuré. Sinon, elle avortera. Ce n’est pas plus compliqué. Le but n’est pas de se démarquer pour le plaisir de se démarquer, mais d’ouvrir un chemin, une dynamique de réflexion et d’action autour des problèmes réels, d’imaginer une troisième voie, populaire et démocratique. Vous parlez de trop-plein, j’ai au contraire l’impression d’une carence structurelle de l’offre politique tunisienne. Il y a un espace béant que personne n’occupe.

Les sondages semblent indiquer l’inverse, puisqu’on est passé en très peu de temps d’un éparpillement extrême à une bipolarisation implacable. La troisième voie ne relève-t-elle pas du fantasme ?

Je crois qu’il y a la place pour un programme qui corresponde aux problèmes réels et qui ne soit pas centré sur les questions identitaires. Nous avons une politique des prix agricoles administrée par l’État qui empêche le développement de l’agriculture. Qui en parle ? Nous sommes confrontés à une fracture territoriale et sociale terrifiante ; qui en parle ? Comment peut-on développer l’économie avec un smig à 110 euros ? Peut-on asseoir la profitabilité des entreprises sur autre chose que l’exploitation d’une main-d’oeuvre en surnombre ? Nous avons un système économique vermoulu : on ne pourra pas le moderniser en reprenant les vieilles recettes de l’ancien régime.

Vous parlez des sondages. Leur principal enseignement réside dans le poids de l’abstention et le rejet des partis existants. La moitié du pays n’a pas voté aux élections du 23 octobre 2011. Et aujourd’hui, après deux ans d’une lutte politique de tous les instants, le taux d’indécision, au lieu de régresser, ne cesse d’augmenter. C’est un superbe paradoxe ! Les gens disent ne pas savoir pour qui voter parce que les partis existants ne les représentent pas. Le décalage entre l’offre politique et la demande citoyenne n’a jamais été aussi profond. Vous dites qu’il n’y a pas d’espace. Cet espace est là, et il faut réussir à l’occuper. Les forces démocratiques ont échoué jusqu’ici parce qu’elles ont toujours cherché à se situer à la remorque d’un bloc ou d’un autre sans jamais tenter de jouer un rôle autonome. Et n’ont jamais proposé de réponses adaptées aux revendications exprimées au cours de l’insurrection populaire de 2011.

L’alternative démocratique que vous voulez susciter se situera donc en opposition par rapport aux blocs existants ?

Il faut dépasser le dualisme stérile de la bipolarisation. Mais soyons clairs : il ne saurait y avoir de construction démocratique fondée sur l’exclusion. Je ne récuse personne. Je considère que les islamistes sont légitimes et que les destouriens le sont tout autant. Mon souhait est que les démocrates deviennent eux aussi légitimes en tant que force autonome, et non plus comme force d’appoint. Les démocrates ne devraient plus avoir vocation à jouer les auxiliaires. Cette ambition serait-elle déraisonnable ?

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Propos recueillis par Samy Ghorbal

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