Tunisie – Youssef Seddik : « La “foi des vieilles dames” est inadmissible quand on occupe les plus hautes fonctions »
Lors du traditionnel concours de mémorisation du Coran, Kaïs Saïed a choqué jusqu’à certains de ses soutiens en s’affichant avec une fillette voilée. Il s’est également livré à une interprétation toute religieuse du contexte politique actuel. L’islamologue Youssef Seddik fait part à JA de son désarroi.
Comme à chaque mois de ramadan, le président de la République récompense les vainqueurs du traditionnel concours national de mémorisation du Coran. Kaïs Saïed n’a pas dérogé à la tradition, mais a provoqué un tollé en recevant, le 18 avril, une fillette voilée et en exposant sa vision des relations entre l’islam et l’État.
Un moment déconcertant où le président a semblé vouloir conférer à ses fonctions une dimension nouvelle. Pourtant, depuis la promulgation de la Constitution de 2014, les Tunisiens pensaient réglée la question sensible des relations entre l’État et l’islam. D’autant que le président Kaïs Saïed, dont on sait le conservatisme, s’était gardé de trop s’étendre sur le fait religieux.
Lors de son intervention, il s’est d’abord penché sur la portée de l’article 1 de la loi fondamentale, qui établit que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ». Un article ambivalent dans la mesure où il ne précise pas si l’islam est la religion de l’État ou de la Tunisie, prise comme entité géographique.
Kaïs Saïed a aussi affirmé que « l’État doit protéger le fait religieux mais pas pour servir un mouvement politique »
« Est-ce que nous prions ou nous jeûnons pour respecter l’article 1 de la Constitution ou un ordre de Dieu ? » s’est d’abord interrogé le président tunisien. Avant de poursuivre : « Un État n’aura pas à rendre de comptes le jour du Jugement dernier mais fait respecter la religion. » Une interprétation très particulière du rôle de l’État qui rappelle, dans un contexte fort différent, l’une des missions des califes dans l’histoire de l’islam, à savoir « ordonner le bien et interdire le mal », selon l’expression consacrée.
Dans une charge implicite contre les islamistes, Kaïs Saïed a aussi affirmé que « l’État doit protéger le fait religieux mais pas pour servir un mouvement politique ». Avant d’ajouter que « Dieu nous a demandé de reconnaître son unicité mais certains s’adonnent au culte des dirigeants », là encore une référence à peine voilée au parti Ennahdha et à son leader, Rached Ghannouchi.
Le président dénie ainsi au mouvement islamiste sa prétention au monopole de la légitimité religieuse. Depuis Sayyed Qutb, le théoricien des Frères musulmans, exécuté en 1966, les islamistes légitiment la contestation violente des dirigeants politiques en leur opposant la « souveraineté de Dieu ».
Kaïs Saïed retourne cet argument contre les tenants de l’islam politique, coupables à ses yeux de vénérer leurs dirigeants plutôt que Dieu – une accusation d’« associationnisme », particulièrement lourde en islam puisqu’elle peut conduire à une excommunication. Kaïs Saïed a d’ailleurs, et à plusieurs reprises, utilisé le terme de « muchrikin », soit « associateurs », là encore un terme fortement connoté dans la culture islamique.
Le discours inquiète, tant par sa teneur que par son ambiguïté. L’ancien juriste aborde le champ de l’islam par le biais de la loi fondamentale, qu’il compte remanier : il élude dans son argumentation la liberté de conscience et amenuise le rôle et le caractère civil de l’État. Un désarroi que partage l’islamologue et philosophe Youssef Seddik, qui a accepté de livrer son analyse à Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Les propos du président de la République ne révèlent-ils pas une volonté d’instaurer un paradigme islamiste en Tunisie ?
Youssef Seddik : Depuis plusieurs mois, je ne comprends pas ce qui se passe dans ce pays et encore moins ce que pense et souhaite le président. Lors de notre rencontre en 2017, je m’étais retrouvé face à quelqu’un de sensé, qui s’exprimait en dialectal. Nous avions parlé de droit, de Montesquieu, de petites erreurs dans la Constitution et dans sa traduction en français. Franchement, j’avais été ravi.
Mais il a cafouillé dans l’exercice de ses fonctions de président. J’étais extrêmement heureux le 25 juillet 2021 [quand Kaïs Saïed a décidé de geler l’Assemblée, ndlr]. Une page pouvait être tournée.
Quand j’ai vu que le président a reçu en grande pompe une petit fille voilée, je me suis dit : « Où allons-nous ? »
Son assiduité à la mosquée, ses citations du Coran, les invocations successives quand il assurait qu’il serait honnête et quitte devant Dieu, l’histoire et le peuple étaient, selon moi, des manières de s’exprimer et relevaient d’une bigoterie à laquelle il a droit.
À partir de quand vous êtes-vous inquiété ?
J’ai froncé les sourcils quand il a évoqué la loi coranique sur l’héritage, en août 2020. Il a affirmé que le texte était clair et net, et ne souffrait aucune interprétation. Je me suis étonné car cela révélait une méconnaissance : la « foi des vieilles dames », selon l’expression d’un calife, est tolérable chez les personnes simples et peu éduquées, mais inadmissible quand on occupe les plus hautes fonctions.
Il est cultivé, a lu des livres, connaît le droit occidental aussi bien que la charia et, de ce fait, ne peut se permettre de dire qu’un texte religieux n’admet aucune interprétation. C’est une aberration. Toute l’histoire de l’islam et des autres religions est pavée de bonnes et mauvaises interprétations qui ont été admises et participé à créer des institutions, à élaborer des traités et à instaurer la paix. Avant la sécularisation des États, on avançait selon ces interprétations.
Qu’est-ce qui vous a étonné ?
La Tunisie indépendante est construite sur une interprétation qui a osé aller à l’encontre de versets explicites, notamment ceux sur la polygamie, la répudiation, l’interdiction de l’adoption. Je suis socialement le produit de cette avancée et j’ai été sollicité, au vu de mon parcours, en tant que tel. On se souvient du tollé que j’ai provoqué en disant que ce qui nous est parvenu du Coran est une vulgate, c’est-à-dire un texte issu d’un travail humain et non divin.
Quand j’ai vu que le président a reçu en grande pompe pour une remise de prix des jeunes, dont une petit fille voilée, je me suis dit : « Où allons-nous ? » Je crois que tout cela est plus pernicieux que les atermoiements d’Ennahdha, qui avait la volonté de dissimuler son objectif en assurant qu’elle séparait le politique de la prédication.
Je souhaite vraiment que monsieur le président daigne discuter avec des intellectuels à ce sujet
Là tout est dévoilé, nous tombons dans un obscurantisme que nous n’avons même pas connu sous le colonialisme, où la population réagissait en se soudant autour de l’islam. Bourguiba avait fait de la marche vers le développement un grand jihad et avait intégré les femmes à cette dynamique. On sait le rayonnement de la Tunisie à partir de cette ouverture immense que nous ont enviée d’autres sociétés arabo-musulmanes. Tout cela risque d’être aboli.
Le président semble avaliser la prééminence de la Oumma, la communauté des croyants, sur l’État.
Il sait pourtant qu’Ennahdha, qui s’est engagée sur cette voie, a vite fait d’abandonner, au moins en apparence, cette idée d’un autre temps. Dans ce contexte glauque autour d’un islam rétrograde, j’en appelle à plus de raison dans la manière de gérer la question religieuse. Notre pays a déjà eu ce combat avec le texte coranique, sans rien retirer à la vénération.
Je souhaite vraiment que monsieur le président daigne discuter avec des intellectuels à ce sujet, se rappelle de l’islam éclairé porté par les textes de Abdelaziz Thaalbi, Tahar Haddad et Hichem Djaït, et accepte de m’accorder un entretien en souvenir de la qualité de l’échange que nous avions eu.
Je ne peux pas juger de ce que veut le président parce que je ne sais pas où il veut aller. Mais il est certain que je suis affligé et extrêmement inquiet pour mon pays.
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