Tunisie : les mille et une vies de Carthage
Non, la Tunisie ne se réduit pas à ses attraits balnéaires ou aux aléas de la politique. Toute une poésie s’exhale de ses cités antiques et de ses médinas. Encore faut-il redécouvrir ce patrimoine oublié. Reportage.
Derrière les murs blonds et les colonnes tronquées de villas romaines en ruine, une grande bâtisse blanche émerge de la végétation : le palais présidentiel de Carthage. Carthage, hier comme aujourd’hui, le centre du pouvoir en Tunisie. Celui que l’on conquiert – Phéniciens, Romains puis Arabes – et celui que l’on perd – Saint Louis, mort de dysenterie en 1270 à la tête de la huitième croisade, ou Lamine Bey, dernier monarque de Tunisie, détrôné le 25 juillet 1957.
Le 14 janvier 2011, Carthage est le théâtre d’un nouveau renversement de l’Histoire. Vers 16 h 30, une douzaine de véhicules quittent précipitamment le palais. On vient d’annoncer à Ben Ali que 5 000 révolutionnaires marcheraient sur sa demeure, et le dictateur usé ne trouve son salut que dans la fuite. Les décors pompeux voulus par l’autocrate voient désormais passer le burnous de Moncef Marzouki, frugal président de la Tunisie postrévolutionnaire. Difficile pour le promeneur étranger de deviner que le destin d’un État se trame derrière certains hauts murs de cette banlieue cossue.
>> Lire aussi : Tunisie : La véritable histoire du 14 janvier 2011
Il faut aussi de l’imagination pour voir dans la colline de Byrsa le spectacle de la Carthage punique qui s’offrit au Troyen Énée, mythique fondateur de Rome, selon le poète latin Virgile : "Énée surpris admire ces palais somptueux, naguère humbles chaumières : il admire l’aspect imposant de ces portes, et ces parvis superbes, et leurs bruyantes avenues." Seuls souvenirs de l’antique magnificence, de gros blocs de maçonnerie effondrée surgissent entre les eucalyptus et les oliviers. Un berger pousse ses brebis, des gamins piègent des oiseaux dans un filet, trois adolescents conduisent un bélier au combat. La scène tient davantage des Bucoliques que de L’Énéide. Au sommet du mont, sur l’ancienne acropole où s’élève une cathédrale néobyzantine consacrée à Saint Louis en 1890 mais aujourd’hui désacralisée, un panneau invitait il y a encore quelques mois à découvrir le "patrimoine spolié, patrimoine récupéré".
Pillages
Exposées dans une annexe du musée archéologique de Carthage, 93 antiquités parmi les 300 récupérées dans les palais du clan Ben Ali. Issues de trafics, de fouilles clandestines ou de détournements, beaucoup d’entre elles sont remarquables, comme cette tête de Gorgone colossale qui ornait une bouche de fontaine dans la ville romaine d’Hippone, en Algérie. Elle avait disparu en 1996, avant d’être retrouvée chez Sakhr el-Materi, le gendre de Ben Ali. Le 14 février, le ministre tunisien de la Culture a promis sa restitution imminente à l’État algérien. À côté du grand masque, une statue antique de femme a été sciée à la taille, évidée et percée pour en faire un lavabo. L’illustration d’un mauvais goût barbare. Sur l’acropole qui domine la baie de Tunis, un guide explique à des touristes distraits : "Les Phéniciens avaient pour grand dieu Baal Hammon, auquel ils sacrifiaient leurs meilleurs fils, selon Sophocle. Aujourd’hui, combien de jeunes Tunisiens partent se faire tuer en Syrie pour Allah ? À croire que l’Histoire se recycle ici…"
En Tunisie, les reliques omniprésentes des vieilles cultures qui s’y sont succédé semblent inspirer les pages qui s’y écrivent au présent.
En Tunisie, les reliques omniprésentes des vieilles cultures qui s’y sont succédé semblent inspirer les pages qui s’y écrivent au présent. En 2013, la rénovation du musée du Bardo, imposante demeure tunisoise des beys, a précédé de quelques mois la promulgation de la nouvelle Constitution par l’Assemblée, qui siège dans une autre aile du palais. À quelques centaines de mètres, la Kasbah, ancienne caserne des soldats ottomans devenue le siège du Premier ministre, a été le lieu des grands rassemblements révolutionnaires de 2011. Sous la chaux blanche qui recouvre ses murs épais, on distinguait encore il y a peu l’ombre de graffitis appelant au renversement du régime. Depuis, la place a été de nouveau fortifiée et interdite aux rassemblements.
Un peu plus loin, sur le boulevard Bab-Menara qui longe le rempart, Beit el-Bennani, belle demeure blanche accrochée à la colline. La porte en bois s’ouvre sur un large sourire couronné d’une épaisse moustache. Mohamed el-Bennani le bibliophile a été l’ange gardien des révolutionnaires. Lors des événements de la Kasbah, le centre culturel qu’il a créé dans la maison ancestrale a été transformé en hôpital, en cantine, en caserne, en état-major révolutionnaire. Aujourd’hui, trois jeunes s’animent sur les banquettes du salon aux murs couverts de livres. "La révolution est en piteux état, constate leur hôte. Les islamistes ont fait des concessions, mais les menaces contre la liberté persistent. Les jeunes ne se laisseront jamais confisquer leur révolution, je les connais, je les entends."
Chéchia
Dans les ruelles de la médina, en contrebas, des tags frais courent sur les murs, sommant l’individu de se soumettre à la loi divine. L’appel à la prière retentit. La rue écrasée de soleil et déserte il y a un instant charrie maintenant tout un peuple qui converge avec recueillement vers la grande mosquée. Un vieillard en vieux complet, coiffé d’une chéchia brune, marche à côté d’un jeune homme. Celui-ci a la barbe longue, la moustache rasée et le jogging ramené au-dessus des chevilles. Les codes vestimentaires du salafisme, courant fondamentaliste de l’islam qui prêche le retour aux pratiques des pieux compagnons du Prophète.
C’est dans leur foulée conquérante qu’a été bâtie la mosquée de la Zitouna, au début du VIIIe siècle, sur le site d’un ancien lieu de culte chrétien, avec des colonnes et des pierres arrachées à Carthage en déliquescence. Elle est l’une des plus anciennes et des plus prestigieuses de l’Islam. Le jeune homme grimpe quatre à quatre les marches du sanctuaire. Le vieil homme, lui, poursuit placidement son chemin. Autres âges, autres moeurs.
Sur cette terre qui a été la tombe du grand conquérant musulman Oqba Ibn Naafi et le berceau du père des sciences humaines Ibn Khaldun, traditions et modernité coexistent, sans heurts la plupart du temps, se rencontrant parfois de façon cocasse. Sur l’esplanade entre la Grande Mosquée et l’élégant monastère fortifié de Sousse, de jeunes femmes slaves en minishorts et débardeurs très échancrés s’esclaffent. À deux pas, djellaba noire, barbe ample et calot sur le crâne, Abou Yakoub ne s’en offusque pas, même s’il professe son salafisme devant l’entrée de la mosquée où il tient un stand de produits "100 % bio, 100 % halal". "Ces femmes ont leur mode de vie, j’ai le mien. Elles sont les bienvenues ici", affirme-t-il. Passe un barbu à l’air moins jovial, vêtu d’un treillis dûment retroussé au-dessus des chevilles. "Lui ? Tout le monde le connaît. Il se donne des airs de jihadiste, mais c’est un faux, sa barbe a subitement poussé quand Ennahdha [grand parti islamiste] est arrivé au pouvoir…" Dans le ribat voisin, occupé jadis par d’austères défenseurs armés de l’islam, de petits groupes de jeunes organisent des ateliers de création poétique.
La Tunisie, un petit pays comparé à ses voisins algérien et libyen, mais dont la fertilité et la position stratégique ont affolé les ambitions des conquérants phéniciens, romains, arabes, turcs et européens. Les reliques de leurs domaines, splendides ruines romaines de Dougga, Sufetula et El Jem ou vieilles médinas, constituent un patrimoine exceptionnel, la richesse méconnue d’une destination essentiellement balnéaire. Un patrimoine authentique où continue de battre le pouls de l’Histoire. Une terre dont le nom romain, Africa, désigne aujourd’hui le continent tout entier. Il dériverait d’africus, nom donné par les Romains à un vent pluvieux venu de Carthage pour fouetter Rome. Tunisia visitanda est !
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Par Laurent de Saint Périer, envoyé spécial
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