Turquie : à la recherche de Fethullah Gülen, l’imam caché

Il dirige une tentaculaire confrérie pourvue de ramifications planétaires. Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre, l’accuse d’avoir juré sa perte et réprime ses partisans. Qui est donc le très mystérieux et très puissant Fethullah Gülen ?

La maison de Saylorsburg, en Pennsylvanie, où Fethullah Gülen vit reclus. © Reuters

La maison de Saylorsburg, en Pennsylvanie, où Fethullah Gülen vit reclus. © Reuters

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Publié le 11 mars 2014 Lecture : 6 minutes.

Pour Recep Tayyip Erdogan, l’heure est grave. Certes, son parti arrivera en tête des municipales du 30 mars, mais avec un score sans doute bien inférieur à ceux des précédents scrutins. Et son rêve de devenir président, en août, paraît bien compromis. Le 17 décembre 2013, plusieurs affaires de corruption ont éclaboussé des membres de son gouvernement et de l’AKP avant de l’atteindre de plein fouet. Chaque jour apporte son lot de révélations. Comme ces enregistrements de conversations téléphoniques qui, depuis la mi-février, fleurissent sur YouTube. On y entend le Premier ministre presser l’un de ses fils de faire disparaître des millions d’euros cachés dans des maisons de la famille. Ou lui dire de refuser un pot-de-vin insuffisant à son goût. Dénonçant des faux grossiers, Erdogan crie à la machination.

À l’en croire, le cerveau de ce complot se nomme Fethullah Gülen, un imam né il y a soixante-treize ans à Erzurum, dans l’Est anatolien. Un bien mystérieux personnage, en vérité. Au cours des années 1970, Gülen acquiert une notoriété de prédicateur à Izmir et fonde un mouvement socioreligieux, le Hizmet ("Service"). Inquiété à la suite du coup d’État militaire de 1997, il se réfugie aux États-Unis deux ans plus tard, officiellement pour soigner ses troubles cardiaques et son diabète. Depuis, il vit totalement reclus dans sa résidence de Saylorsburg (Pennsylvanie) et n’accorde presque jamais d’interviews. On lui prête pourtant une immense influence politique.

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Fantasme ou réalité ? Erdogan l’accuse d’avoir infiltré ses hommes dans les rouages de l’État – notamment la justice et la police -, lesquels en auraient profité pour placer 2 200 personnalités sur écoute, y compris le patron des services secrets, un intime du Premier ministre.

Des purges dans les administrations

Depuis des semaines, la guerre fait rage : purges massives dans les administrations "contaminées", contrôles fiscaux à l’encontre des hommes d’affaires proches de la confrérie, arrêt de la distribution du journal guléniste Zaman dans les avions de Turkish Airlines… Surtout, Erdogan a fait voter une loi supprimant les dershane, ces écoles de soutien scolaire qui assurent au Hizmet une énorme manne financière. Pas de pitié pour les "hachichins", comme il appelle les adeptes de Gülen [du nom d’une secte fanatique médiévale]. Ces derniers seraient entre 4 et 10 millions en Turquie (et plusieurs millions dans le monde). "Je préfère le terme de "sympathisants", car, à des degrés divers, ces personnes soutiennent notre courant d’idées, donnent de leur temps ou de l’argent, sous forme de mécénat pour les entrepreneurs", explique Nihat Sarier, président de la Plateforme de Paris, un centre de réflexion et d’action sociale qui travaille sur la notion de "vivre ensemble".

"Le Hizmet est un mouvement social dont la visée n’est pas uniquement religieuse puisqu’il dispense des cours laïcs dans ses écoles", renchérit Erkan Toguslu, directeur académique de la chaire Gülen à l’université catholique néerlandophone de Louvain (Belgique). "Je le compare volontiers aux jésuites ou à l’Opus Dei, précise Mehmet Niyazi Öktem, professeur de philosophie du droit à l’université Dogus, à Istanbul. Un jour, Mgr Michael Fitzgerald, qui présidait à l’époque le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, m’a demandé :

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– "Gülen est-il un sincère partisan de ce dialogue ou bien veut-il islamiser le monde ?"

– Si je vous posais ces deux questions s’agissant de vous, que répondriez-vous ? lui ai-je demandé.

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– "Oui et non, dans les deux cas", a reconnu le prélat.

– Eh bien, c’est pareil pour Gülen." L’ambiguïté serait-elle la seconde nature du hoca (sage) ? Pas pour ses thuriféraires, qui voient en lui une sorte de Gandhi ou de Mandela, un homme de dialogue et de paix qui consacre sa vie au bien de l’humanité et dispense un enseignement d’excellence via un vaste réseau d’écoles, de la maternelle à l’université. Soit 1 500 établissements dans 177 pays, de l’Asie centrale aux États-Unis et de l’Europe à l’Afrique. Le Hizmet s’appuie en outre sur un puissant pôle médiatique incluant Zaman, le premier quotidien du pays (qui compte des éditions en anglais et en français), la chaîne de télévision Samanyolu, ainsi que sur une myriade de think tanks, d’associations caritatives et autres "maisons de lumière" – des appartements communautaires implantés sur les campus.

Une alliance de Gülen avec les États-Unis et Israël ?

Recrutant en masse parmi les petits entrepreneurs aux moeurs conservatrices qui prospèrent dans les cités anatoliennes depuis le décollage économique des années 1980, la confrérie a étendu ses ramifications aux secteurs des assurances et de la banque. Fer de lance de la diplomatie économique turque, le Tuskon, son organisation patronale, multiplie les forums d’affaires, notamment avec l’Afrique.

Car Gülen, qui puise son inspiration dans la tradition soufie et, en particulier, dans les écrits de Saïd Nursi (1873-1960), entend conjuguer éthique musulmane et modernité. Engagé dans la défense des droits des minorités religieuses (il a rencontré le pape Jean-Paul II et se prévaut de l’amitié du patriarche orthodoxe Bartholomée) et favorable au libéralisme économique, il exclut toute immixtion en politique, ce qui le distingue de l’islam politique de la mouvance AKP. "Nous défendons la démocratie et l’adhésion à l’Union européenne", précise Nihat Sarier. Pour Sahin Alpay, politologue à l’université Bahçesehir d’Istanbul, "cette interprétation de l’islam est compatible avec la démocratie pluraliste et libérale". "Prétendre que Gülen fait alliance avec les États-Unis et Israël pour renverser le gouvernement relève de la foutaise", s’insurge-t-il.

Sa phobie du communisme (pour lui synonyme d’athéisme) au temps de la guerre froide et son engagement en faveur des alliances occidentales de la Turquie (avec l’Otan, l’UE ou Israël) valent en effet à l’imam de passer aux yeux de ses adversaires pour un agent de la CIA. Ou, à tout le moins, pour un allié tactique de Washington au Moyen-Orient. Mais le camp laïc radical et, désormais, les cadres de l’AKP ne sont pas les seuls à se méfier de l’ondoyant prédicateur. Nombre de démocrates s’inquiètent de l’entrisme de son organisation, qui, telle la gorgone Méduse, transforme en pierre ceux qui osent la regarder en face. Comme les journalistes Nedim Sener et Ahmet Sik, qui ont passé plus d’un an en prison pour avoir osé s’intéresser de trop près à ses activités. "Si elle ne trouve pas de faille pour écarter ceux qui la gênent, elle en invente. J’ai été arrêté par des policiers gulénistes, jugé par des magistrats gulénistes et attaqué par la presse guléniste", s’insurge Sik. Les zones d’ombre ne manquent pas, à commencer par l’opacité de cet empire financier qui pèse, selon certains, 50 milliards de dollars (36,5 milliards d’euros).

Un train de vie d’ascète

L’imam, lui, affiche un train de vie d’ascète. "Il ne fait que méditer et prier, entouré d’une vingtaine d’étudiants turcs à qui il enseigne les hadiths", raconte Erkan Toguslu. Nihat Sarier, qui l’a rencontré en 2009, le décrit ainsi : "Il vit dans une chambre de 12 m2 et mange très peu. C’est un savant qui a consacré sa vie aux autres et ne s’est jamais marié. Il est très humble, très courtois, écoute tout le monde."

Il n’empêche : entre l’auteur d’Amour et Tolérance et l’irascible Premier ministre, le Coran ne passe plus ! Gülen et Erdogan n’ont pourtant pas toujours été ennemis. En 2002, l’imam a contribué à l’accession au pouvoir de l’AKP en mobilisant ses réseaux en sa faveur. À partir de 2007, la force de frappe de la confrérie dans la magistrature et la police a permis aux deux alliés d’évincer l’armée de la vie publique au moyen de procès retentissants. "Nous avons été compagnons de route car nous défendions les mêmes valeurs, comme la volonté d’instaurer une nouvelle Constitution, davantage de liberté et de démocratie, confirme Sarier. Mais depuis 2010 nous ne sommes plus en phase."

Dans les sphères gulénistes, on fait remonter l’origine de la brouille à l’époque où Erdogan a laissé le champ libre à ses penchants autoritaires. Le hoca a publiquement réprouvé la rhétorique anti-israélienne de l’AKP et sa répression du mouvement de contestation de Gezi. Mais c’est surtout la corruption de l’AKP qui offusque les gulénistes. "Ah oui ? Alors, c’est très récent", s’amusent leurs adversaires, qui ne veulent voir que deux factions islamistes se disputant pouvoir et prébendes.

Quelles seront les conséquences de cette guerre de tranchées ? Du côté de la confrérie, on reconnaît que le poids électoral du Hizmet est faible : entre 4 % et 5 %. Mais, à l’évidence, tous les réseaux sont mobilisés pour affaiblir Erdogan en votant pour les partis d’opposition. À ces déperditions de voix devraient s’ajouter celles d’autres électeurs, lassés par l’affairisme et l’autoritarisme du Premier ministre. Sera-t-il contraint de renoncer à la présidence ? Les Fethullahçi, en tout cas, prient en ce sens.

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