Tunisie : les campagnes en souffrance restent hors champ

Contrairement aux villes, où la rumeur et la controverse agissent comme un miroir déformant, les milieux ruraux sont bien ancrés dans la réalité, d’autant qu’ils la subissent de plein fouet. Plongée au coeur d’un pays profond livré à lui-même.

Dans les monts de Kroumirie, près d’Aïn Draham (Nord-Ouest). © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

Dans les monts de Kroumirie, près d’Aïn Draham (Nord-Ouest). © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

Publié le 18 mars 2014 Lecture : 6 minutes.

"Avec les spectacles des Rencontres culturelles du Kef [Nord-Ouest], il y aura plein de filles de la ville", s’exclame Fehmi, 17 ans, qui traîne son ennui après avoir abandonné l’école en 2011. Comme lui, ils ont été près de 100 000, essentiellement en milieu rural, à avoir été déscolarisés en 2013, en dépit de la législation qui impose la scolarité pour tous jusqu’à 16 ans. "Pas de moyens et surtout pas d’envie", se justifie Fehmi, qui donne un coup de main à son oncle électricien sans que cela soit un réel apprentissage. S’il rêve de s’installer un jour à Sousse, ville portuaire de l’Est, pour travailler dans le tourisme, ce natif des environs de Tajerouine, à 35 km au sud du Kef, observe avec envie les préparatifs du festival, seul événement culturel de la région.

Créées par les fondateurs du Café-Théâtre du Nord – un espace culturel de Tajerouine, gros bourg agricole plus habitué à voir passer les camions de marchandises que des artistes -, les rencontres du Kef, qui se tiennent cette année du 1er au 27 mars, font la part belle à une scène alternative et underground assez inattendue quand on sait les difficultés économiques de la région. "Nous agissons sur le développement en réduisant, par la programmation culturelle, la distance avec la capitale", explique Ramzi Jbebli, l’un des initiateurs du projet. En oeuvrant à la décentralisation à leur manière et en suscitant un partenariat public-privé autour de l’événement, Ramzi et ses amis s’inscrivent dans le droit fil de la nouvelle loi fondamentale, mais, pour eux, il s’agit surtout de faire au mieux avec peu de moyens et beaucoup de créativité.

Pour Ramzi et ses amis, il s’agit surtout de faire au mieux avec peu de moyens et beaucoup de créativité.

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"L’actualité politique, nous la suivons à la télé, mais ça se passe dans un autre monde. Nous ne croyons plus que nos demandes seront un jour entendues par les autorités. Trois ans après nous être exposés aux balles, nous n’avons rien obtenu. Nous ne sommes ni en colère ni résignés. Nous avons juste le sentiment d’avoir été lâchés. Notre tort est d’y avoir cru. Désormais, nous nous débrouillons seuls", déclare avec une certaine amertume Jaber, un jeune de Thala (Ouest), qui avait participé activement au soulèvement populaire de 2011. "Nous demandions la liberté, des emplois et plus d’égalité sociale. La liberté, nous l’avons arrachée, mais pour tout ce qui est du ressort de l’État, rien n’est venu. Alors nous sommes en quelque sorte devenus, implicitement, les gestionnaires de notre région", poursuit-il, tandis que Béchir, un marchand de fruits et légumes, approuve cette nouvelle forme d’autodétermination. L’absence des autorités lui profite, puisqu’il garnit son étal, au vu et au su de tous, de produits en provenance de la contrebande avec l’Algérie : "C’est illégal, mais je n’ai pas le choix. Je ne vais pas laisser ma famille dans le besoin et me croiser les bras en attendant que l’État tienne ses promesses. Peut-être que mes fils assisteront un jour à la concrétisation des projets dont on nous a tant parlé. Mais en attendant, je dois nourrir six personnes tous les jours. Les plus pauvres d’entre nous en ont été réduits à aller mendier dans les villes."

"Je ne connais de la mondialisation que la contrefaçon"

Le trafic transfrontalier est tel que l’économie grise représente près de 50 % du PIB. La contrebande de l’essence a obligé plusieurs distributeurs à mettre la clé sous la porte. "Que devons-nous faire ? Qu’on nous le dise ! On ne nous donne pas un minimum de moyens, et la moindre initiative est immédiatement assujettie à l’impôt. Même les petits projets sont difficiles à monter, les banques ne suivent pas, nous n’avons pas de garanties à présenter et il est difficile de trouver des débouchés. Alors on travaille à notre façon. On fait ce que l’on sait faire pour survivre. Nous ne sommes pas des criminels. Nous ne faisons que défendre notre droit à la dignité", s’emporte Mouldi, propriétaire de deux voitures équipées d’un double réservoir d’essence et qui roule au GPL pour acheminer le plus de marchandises possible entre l’Algérie et la Tunisie. Amani, qui tient une boutique à Tajerouine, abonde dans son sens. "Je ne connais de la mondialisation que la contrefaçon, et c’est utile aux coquettes du coin. Nous ne sommes pas toutes voilées, et même les voilées sont d’abord des femmes libres. Il faut respecter tous les choix", explique-t-elle en montrant un groupe de jeunes filles en jean moulant.

Malgré les mises en garde des économistes et des industriels, le "trabendo" va bon train et les autorités ferment les yeux, d’autant que du côté algérien la vente d’essence est désormais rationnée. "On ne peut pas tout faire. Veiller à la sécurité et contenir la contrebande. Pour le moment, nous ciblons les mouvements terroristes. La décennie noire en Algérie a commencé par des escarmouches, et la contrebande, dont le trafic de stupéfiants, sert aussi à financer les jihadistes. Par ici, les armes ne passent pas, mais on opère de nombreuses saisies de drogue en provenance du Maroc", explique Salem, un douanier algérien en poste depuis vingt ans à El-Mrij, non loin de la frontière tunisienne. Pas rassuré et peu rassurant, il affirme que l’émergence terroriste est une réalité, mais rien ne le confirme vraiment, aucune attaque n’ayant récemment été enregistrée dans la région.

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"Des salafistes sont apparus, mais nous les avons chassés"

Dans les faits, de Tunis aux frontières, les dispositifs de sécurité semblent tout à fait routiniers et les contrôles aussi inexistants que les barbus aux allures de jihadistes. "Des salafistes sont bien apparus, convient Tarek, instituteur à El-Krib, au nord-est du Kef, et ont tenté de s’imposer à El-Dahmani, mais on les a tout bonnement chassés. Nous avons du sang berbère, nous avons toujours résisté à tous les envahisseurs. Pratiquants ou non, nous sommes musulmans, et ce n’est pas une poignée d’illuminés qui vont changer notre mode de vie. Essayez un peu d’enlever sa bière ou son vin à un Kéfois, là ce sera la révolution ! Tout ce catastrophisme alimenté le plus souvent par la rumeur ne sert qu’à détourner l’attention. On veut nous faire oublier que nous n’avons pas changé de système. Ici, on s’en sort, mais à moins de 100 km au sud, à Majel Bel-Abbès, près de Kasserine, 120 familles n’ont pas accès à l’eau. À 200 km, à Metlaoui, la population croit encore que la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) peut résoudre tous les problèmes. Voilà la réalité du pays. Le terrorisme, s’il existe, se greffe sur cette situation due à la déliquescence de l’État."

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De Bousalem, où on scrute le ciel en guettant la pluie, à Kasserine, où la garnison tente de débusquer les jihadistes qui seraient réfugiés dans le massif du Chaambi, tous ont encore en mémoire l’enthousiasme suscité par la chute de Ben Ali, mais ils se rappellent surtout que les forces de l’ordre ont, en novembre 2012, tiré de la grenaille contre les protestataires de Siliana. "En blessant des Tunisiens, ils nous ont tous touchés et fait perdre le peu de confiance qu’il nous restait", résume Dahbia, qui a aménagé un local pour vendre de la viande de mouton au bord de la route, où le défilé de camions chargés de ciment roulant vers l’Algérie est incessant. "On nous dit que tout va mal, mais que savent les technocrates de Tunis de notre réalité ? Les Algériens se font rares, alors qu’il n’y a rien à craindre. Nous avons donné une fausse image de notre pays", déplore son mari, qui admet implicitement que la population locale développe une forme de résistance et de résilience, tout comme les agricultrices de Djebba, près de Ghardimaou, qui continuent de produire les meilleures poires de Tunisie sans pouvoir les écouler totalement faute de moyens de transport vers la capitale.

"Regarde, c’est la Suisse", dit Mehrez, un agriculteur de Teboursouk, au nord-est du Kef, en montrant fièrement la vallée où le blé commence à pousser. "Non, c’est encore mieux, c’est la Tunisie, nous n’avons pas d’argent, mais nous avons la mer et le désert, que nous envient les Suisses", renchérit son métayer. De Tabarka, sur la côte, à Thala, la prétendue opulence du Nord-Ouest n’est cependant qu’une apparence, comme le confirment les chiffres, mais le calme y est certain. La principale préoccupation de la population reste de ne pas perdre sa vie… à gagner la misère.

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