Présidentielle algérienne : Bouteflika devant un théâtre d’ombres

Depuis l’annonce de la candidature de Bouteflika, tout le monde devine l’issue de l’élection du 17 avril. Sans pour autant savoir ce qui se trame dans les coulisses du « système ». Culte du secret, opposition désabusée… Une étrange atmosphère de résignation flotte dans le pays.

Abdelaziz Bouteflika remet son dossier de candidature à Mourad Medelci. © AFP/HO/APS

Abdelaziz Bouteflika remet son dossier de candidature à Mourad Medelci. © AFP/HO/APS

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Publié le 19 mars 2014 Lecture : 13 minutes.

"Mais pourquoi êtes-vous si opaques ?" a demandé un jour l’ex-président français Nicolas Sarkozy à un ministre algérien. "Parce que c’est justement ce qui fait notre force", lui a répondu ce dernier dans un sourire… Voilà qui résume parfaitement la situation actuelle du pays, résultat d’un mode de gouvernance nimbé de mystère, en vigueur depuis l’indépendance.

Un chef de l’État âgé de 77 ans, affaibli par les séquelles de l’accident vasculaire cérébral qui l’a frappé fin avril 2013, mais candidat à un quatrième mandat ; une opposition tiraillée entre boycott et envie d’en découdre ; une armée, jadis omnipotente, elle aussi en apparence divisée, l’état-major derrière Abdelaziz Bouteflika et le mythique Département du renseignement et de la sécurité (DRS, services secrets) donnant l’impression de s’opposer à ce nouveau bail de cinq ans à la tête d’El-Mouradia ; une absence totale de visibilité politique, un flot incessant de rumeurs…

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À quelques semaines seulement de la présidentielle – mais cela dure depuis maintenant un an -, l’Algérie ressemble à un théâtre d’ombres où tout le monde pense deviner ce qu’il va advenir mais où personne, en fait, ne sait ce qui se trame en coulisses. Y compris, et c’est peut-être le plus inquiétant, les supposés acteurs du 17 avril, date du premier tour du scrutin. Un flou artistique et un culte du secret savamment entretenus et confirmés par un ancien ambassadeur africain : "Je pensais avoir compris l’Algérie lorsque j’y suis arrivé en poste. J’avais tout lu, beaucoup consulté. Quelques années plus tard, au moment de quitter ce pays, j’ai finalement compris que… je n’avais rien compris. J’étais perdu."

"On ne lui demande pas de courir un marathon"

Ils étaient douze candidats, sur la centaine qui s’étaient déclarés, à avoir déposé leur dossier de candidature devant le Conseil constitutionnel. Bouteflika, dont l’état de santé et les absences publiques avaient fini par convaincre les Algériens qu’il ne concourrait pas, est bel et bien sur la ligne de départ. Annoncée le 22 février par Abdelmalek Sellal, le Premier ministre – ce qui n’a pas manqué de susciter un vif débat et d’entretenir para­doxalement le doute -, sa candidature est devenue officielle le 3 mars, quand il s’est rendu en personne devant Mourad Medelci, son ancien ministre des Finances puis des Affaires étrangères, un fidèle parmi les fidèles aujourd’hui à la tête du Conseil constitutionnel, pour remettre son dossier et le signer devant les caméras de la télévision algérienne.

Sa première apparition publique "live", avec le son et les images, depuis la fin de sa convalescence parisienne. Quelques mots à peine, difficilement audibles, des mains qui bougent… De quoi rassurer les Algériens ? Pas vraiment, même si cela aura au moins permis de montrer une sensible amélioration de son état. Il n’est ni aphasique ni hémiplégique, comme cela a été dit, mais ce n’est plus le même homme. "Le président n’est pas malade, mais fragilisé physiquement, nuance Abdelmalek Sellal. Cela ne l’empêche nullement de diriger ce pays. D’ailleurs, depuis un an, malgré son absence ou sa convalescence, l’Algérie a-t-elle arrêté de fonctionner ?"

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>> À lire : comment Bouteflika a neutralisé l’armée

Même son de cloche chez un autre de ses partisans, Amara Benyounes, ministre du Développement industriel et patron du Mouvement populaire algérien (MPA) : "On ne lui demande pas de gravir des escaliers quatre à quatre ou de courir un marathon, que je sache. Il a toujours dit qu’il refuserait d’être un trois quart de président. C’est toujours valable : jamais il n’accepterait de ne pouvoir pleinement exercer ses prérogatives ou d’être manipulé par qui que ce soit. Pourquoi, d’ailleurs, après un tel parcours, prendrait-il le risque de conduire son pays dans une impasse ?"

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Une impasse, cela y ressemble quand même furieusement : après quinze ans au pouvoir et alors qu’il avait annoncé en mai 2012 – le fameux "discours de Sétif" – que sa génération devait désormais passer la main, la transmission de témoin attendra… Car sauf surprise ou accident, il semble peu probable qu’il ne soit pas élu. "Qui peut le remplacer, sérieusement ? poursuit Sellal. La classe politique de ce pays est médiocre, or nous avons besoin d’intelligence et de sagesse. Ceux qui veulent le changement n’ont qu’à se battre dans les urnes." Abdelkader Messahel, actuel ministre de la Communication après avoir tenu plus d’une décennie durant le maroquin des Affaires africaines, complète : "L’image transmise par les médias ne correspond pas à la réalité, surtout quand vous sortez du microcosme algérois. Bouteflika rassure, quand les autres candidats représentent un véritable saut dans l’inconnu. Or les exemples libyen et égyptien, entre autres, n’incitent pas les Algériens à partir à l’aventure."

"L’Algérie est gérée comme une supérette"

Évidemment, dans le camp d’en face, impossible de partager cet avis. "Les dés sont loin d’être jetés", pense Lotfi Boumeghar, directeur de la communication d’Ali Benflis, l’ancien chef du gouvernement et principal rival de Bouteflika : "Car pour la première fois la candidature de Bouteflika n’est pas le fruit d’un large consensus. Son camp ressemble à une citadelle assiégée avec de moins en moins de combattants pour la défendre." Ce que son patron, candidat pour la deuxième fois après 2004, confirme : "Pourquoi devrais-je me taire ? Pour laisser un boulevard au pouvoir actuel ? Je ne suis pas naïf, je sais que je trouverai en face de moi des moyens énormes, ceux de l’État. Mais ce n’est pas dans ma nature de me taire ou de renoncer à mes principes."

>> Lire : Benflis, candidat pour de vrai

Idem pour Kamal Benkoussa, candidat éphémère qui s’est retiré de la course mais entend peser en créant son parti : "Nous ne sommes pas naïfs. Le système ne va pas disparaître. Mais il doit évoluer, répondre aux attentes des Algériens. L’Algérie est gérée comme une supérette. Ça vole très bas, tout est médiocre. Ce n’est d’ailleurs pas un problème de volonté, c’est un problème de compétences. Nos dirigeants peuvent dire n’importe quoi, asséner des chiffres, personne ne leur répond, et surtout pas les journalistes ! Pourquoi devrait-on rester "sous-tout" ? Sous-développés, sous-administrés, etc. ?"

Précision : Benkoussa prend des risques en se lançant dans ce panier de crabes qu’est la politique algérienne. Partenaire dans un fonds d’investissement londonien, il gagnait plutôt bien sa vie. Mais son amour du pays et son incapacité à avaler des couleuvres ont fait qu’il n’a pu résister à l’envie de se battre. Ce qui n’empêche pas la lucidité : "Nous sommes un peuple de suiveurs, notre élite a depuis longtemps démissionné. Quant à notre classe politique, inutile de vous faire un dessin. La question n’est pas de dire qu’il ne s’est rien passé en quinze ans. Mais nous devons reconnaître que, vu notre potentiel, nous sommes à des années-lumière de ce que nous aurions dû réaliser !"


Moussa Touati, du Front National algérien et Louisa Hanoune,
du Parti des travailleurs, sont candidats. © Samir Sid ; N.Faycal/AFP

"L’urgence c’est l’économie, le reste c’est de la flûte"

Ainsi va l’Algérie : en quête permanente de consensus et de stabilité compte tenu d’une histoire contemporaine marquée par les épreuves les plus sanglantes, notamment la décennie noire. Car le "système" algérien, celui qui préside réellement aux destinées du pays, n’a rien à voir avec les engrenages kleptocratiques des pays voisins. Ici, ce n’est pas une poignée de personnes qui tiennent le pays, comme en Tunisie ou en Libye. Ce sont au bas mot des dizaines de milliers d’obligés et de relais, d’El-Mouradia aux casernes en passant par l’administration – centrale mais aussi locale -, les zaouïas (confréries religieuses) et les tribus.

Le changement, réclamé par une majorité de la population, ne semble pas gagné dans un pays où même le passage de témoin entre générations vire à la mission impossible.

Dans ces conditions, le changement, réclamé par une majorité de la population, est une autre paire de manches. A fortiori dans un pays où le passage de témoin entre générations vire à la mission impossible. En politique, opposition comprise, mais également dans toutes les sphères de la société algérienne : familiale, économique, etc. Ce qui fait dire à un chef d’entreprise, puissant et bien introduit, que l’essentiel ne réside pas dans la prochaine présidentielle ni dans les querelles de personnes ou de clans. "L’urgence, dit-il, c’est l’économie. Le reste, c’est de la flûte. Notre pays n’est pas prêt, en tout cas il n’a pas été préparé à un changement brutal de génération et de système, lequel n’est absolument pas incarné par le seul "Boutef". Ne perdons pas de temps avec cette élection. Projetons-nous sur le moyen terme et sur les problèmes que nous affrontons. Et faisons en sorte que ce système, s’il veut perdurer, évolue et les règle." Ce qu’il a souvent fait, d’ailleurs, multipliant les mues après les émeutes d’octobre 1988, lors de l’insurrection islamiste de 1992 ou, plus récemment, en s’adaptant à un président plus puissant que la majorité de ses prédécesseurs – à l’exception de Houari Boumédiène – et qui s’est évertué à réduire l’influence de l’armée.

Cette obligation de résultats, les dirigeants du pays en ont conscience. Car si le quatrième mandat qui se profile pour "Boutef" donne l’impression de reculer pour mieux sauter, ils ont prévu, dès le lendemain de l’élection, un certain nombre de mesures, notamment économiques, destinées à réveiller, enfin, un pays qui jusqu’à présent se reposait essentiellement sur sa manne pétrolière. "Peu importe ce qui nous a ralenti jusqu’ici, les raisons culturelles, les pesanteurs, etc., précise Abdelmalek Sellal. L’essentiel, c’est que nous soyons déterminés à accélérer les réformes et que nous ayons les moyens de nos ambitions. Nous continuerons d’ailleurs nos investissements massifs dans le social." Et l’argent ne manquera pas, compte tenu des perspectives pétrolières de 2015 (avec l’entrée en exploitation de nouveaux gisements) et, surtout, du désormais fameux gaz de schiste (l’Algérie détient les troisièmes réserves mondiales).


Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia sont les favoris pour occuper un éventuel futur
poste de vice-président. © Thomas Samson/AFP ; Farouk Batiche/AFP

"C’est une véritable révolution ici…"

Deux principaux défis à l’horizon : passer d’une économie centralisée et qui ploie sous le joug d’une bureaucratie que même le gouvernement dénonce, à une véritable économie de marché ; mais également – et c’est encore plus complexe – sortir du tout-pétrole pour réindustrialiser le pays et développer l’agriculture ou les services. Sans parler de la corruption, véritable fléau national, ou du climat des affaires. "Nous venons d’adopter un pacte économique et social de croissance qui concerne les cinq prochaines années, explique Amara Benyounes. Au terme de discussions parfois houleuses entre l’État, le patronat et les syndicats, nous avons pris un certain nombre d’engagements et créé un mécanisme de suivi. La liberté d’entreprendre a été consacrée, nous ne distinguons plus les entreprises publiques et privées, jusqu’ici souvent considérées comme l’ennemi. C’est une véritable révolution ici." Ce que confirme un chef d’entreprise de l’agro­alimentaire : "Ce pacte va beaucoup plus loin, et, effectivement, il s’agit d’engagements et non plus de simples recommandations. Nous serons donc extrêmement vigilants sur leur application."

L’autre "révolution" prévue après les élections, c’est la réforme de la Constitution. "Le projet est prêt, croit savoir un membre éminent du gouvernement. La santé du président, son absence puis sa convalescence, conjuguées à la crise qu’a traversée le FLN [Front de libération nationale], n’ont pas permis de la lancer avant les élections. Ce sera pour après." Principal changement attendu, la création d’un poste de vice-président, doté de vraies prérogatives et dont le titulaire deviendrait le successeur constitutionnel du président en cas d’incapacité ou de décès de ce dernier, à la place du président du Sénat actuellement. Et au lieu d’une élection anticipée convoquée dans un délai de 60 jours (décès ou démission) à 105 jours (incapacité), ce vice-président achèverait le mandat. Une manière de couper l’herbe sous le pied de ceux qui tablent sur l’impossibilité pour "Boutef" de tenir encore cinq ans.

si le quatrième mandat de Bouteflika a des allures de passage en force, ce dernier sait tout de même ne pas aller trop loin.

Si le débat autour de la création de ce poste n’est pas encore définitivement tranché, une certitude : c’est Bouteflika lui-même qui décidera in fine. Et qui choisira l’heureux "élu"… Ce dernier devra cependant également recevoir l’onction du DRS et de son patron, Mohamed Mediène, alias "Toufik". Car si le quatrième mandat de Bouteflika a des allures de passage en force, ce dernier sait tout de même ne pas aller trop loin. Comme Mediène, d’ailleurs. Encore une fois, en Algérie, il est souvent question, plus que de bras de fer, de compromis et d’équilibres au coeur d’un système dont l’obsession demeure la stabilité. Quoi qu’il en soit, deux noms reviennent avec insistance pour ce poste de vice-président : l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal. Si les compétences du premier ne sont pas remises en question par le chef de l’État, leurs relations tendues sont un secret de polichinelle. Quant au second, dont Paris pense qu’il sera désigné, il n’a jamais caché son peu d’appétence pour le pouvoir suprême et ses contraintes…

"Même sans tricher, Bouteflika gagnera"

La campagne électorale débute le 23 mars. Les uns s’attelleront à présenter leurs programmes, les autres à défendre leur bilan. Les médias privés s’en donneront à coeur joie, mais les débats ne devraient pas voler très haut. Il semble d’ailleurs évident que la participation, le jour du vote, ne battra pas des records. Les risques de dérapages ou de voir la rue s’embraser ? Ils existent, surtout si la police commettait une ou plusieurs bavures, mais cela semble peu probable. Même si, depuis le Printemps arabe, la prudence est de mise… "Ce n’est plus 2004, pense un membre de l’équipe de campagne de Benflis. Les jeunes n’en peuvent plus et savent ce qui s’est passé chez nos voisins. Ils veulent enfin être associés à l’avenir de ce pays. Déjà qu’ils en ont marre de leurs propres parents, alors imaginez leurs dirigeants ! Et les arroser de dinars ne suffira plus…"

Une perception que réfute un ancien membre du gouvernement, jadis très proche de Bouteflika mais qui est contre ce quatrième mandat : "Les Algériens sont prêts à accepter beaucoup de choses, y compris cette image détestable que nous renvoyons actuellement, pourvu qu’il y ait la paix. Et ne vous trompez pas, Bouteflika reste populaire, surtout dans le pays profond. Même sans tricher, il gagnera l’élection. La vraie crainte des gens, c’est qu’il ne soit qu’une marionnette entre les mains d’on ne sait quel Raspoutine de l’ombre. Et puis personne, en face, ne les fait vraiment rêver. En tout cas pas suffisamment pour prendre le risque de déstabiliser le pays…"

Alors que l’Algérie est à la croisée des chemins, plane donc cette étrange atmosphère de résignation chez un peuple pourtant réputé colérique et frondeur, dans un pays où le changement est présenté comme un risque et où le culte de la stabilité, conséquence directe de la décennie noire, se confond souvent, hélas, avec l’inertie. "Les Algériens passent la moitié de leur temps à hésiter et l’autre à regretter", résume tristement Lotfi Boumeghar, le porte-parole d’Ali Benflis. Voilà qui promet..

Avec Barakat !, les opposants sont dans la rue

Sarcasmes, colères, commentaires enflammés, parodies d’affiches de films, images et vidéos détournées… Le mouvement de protestation Barakat ! (terme typiquement algérien qui signifie "ça suffit !") est d’abord né sur les réseaux sociaux, principalement Facebook. À l’instar de son devancier égyptien, Kifaya, qui avait réclamé le départ du président Hosni Moubarak, il est animé par des journalistes, des médecins, des militants associatifs… Amira Bouraoui, gynécologue, est une figure de proue de Barakat ! : "C’est un mouvement citoyen qui s’oppose à un quatrième mandat de Bouteflika et qui réclame des élections libres et démocratiques pour un changement pacifique en Algérie", explique-t-elle. Une semaine après qu’Abdelmalek Sellal, le Premier ministre, a annoncé la candidature de Bouteflika, plusieurs dizaines de personnes ont organisé une manifestation devant la faculté centrale de l’université d’Alger. La réponse des autorités a été musclée : arrestations et détentions prolongées dans divers commissariats, la police a vite dispersé le rassemblement, en vertu d’une loi de 2001 qui interdit les marches dans la capitale – et ce en dépit de la levée de l’état d’urgence, en 2011. Le même scénario s’est reproduit le 4 mars devant le Conseil constitutionnel, auprès duquel des manifestants voulaient déposer une demande d’invalidation du dossier de candidature du président sortant. Rebelote le 6 mars dans le centre d’Alger. Loin de les dissuader de battre le pavé, cette répression assure aux animateurs de Barakat ! une évidente médiatisation. D’ici au 17 avril, ils promettent d’autres manifestations pour dire non à Bouteflika. Farid Alilat

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