Catherine Coquery-Vidrovitch : « Les Africaines sont en lutte perpétuelle »
Porteuses de changement, les femmes sont, bien souvent, le moteur des sociétés africaines. C’est ce que nous explique l’historienne française Catherine Coquery-Vidrovitch à l’occasion de la journée du 8 mars, qui leur est consacrée.
Dans leurs journaux intimes du milieu du XIXe siècle, des missionnaires européens confient tout le mal qu’ils pensent des Africaines : des courtisanes et des débauchées à la sexualité débridée qui n’ont aucune pudeur et se promènent nues. Des clichés qui, pour l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, posent le problème de la pertinence des sources pour qui tente de retracer l’histoire des Subsahariennes. Quand elle s’attaque au sujet dans les années 1980, elle constate que ces dernières sont les oubliées de l’histoire coloniale française. Hormis un recueil des traditions orales féminines transmises par des griottes et les résultats biaisés d’une enquête des administrateurs coloniaux sur les coutumes locales en Afrique occidentale française, la littérature qui leur est consacrée existe essentiellement en anglais. En trente ans, Catherine Coquery-Vidrovitch n’a jamais cessé de s’intéresser à cette question pour appréhender leur rôle et leur histoire entre le XIXe et le XXe siècle. Et montrer que, du Sénégal à l’Afrique du Sud et du Kenya au Congo, leur situation évolue, leurs conditions se diversifient. Porteuses de changement, les Africaines restent le moteur des sociétés…
Jeune Afrique : Quelle est aujourd’hui la situation de la femme africaine ?
Catherine Coquery-Vidrovitch : Il est difficile d’en parler au singulier, car il y a énormément de catégories de femmes. Les deux tiers des plus de 20 ans sont encore entièrement analphabètes, et elles sont une majorité à ne pas avoir d’emploi salarié. Des questions douloureuses subsistent, comme celles de la polygamie, de plus en plus rejetée, des mutilations sexuelles, des viols en zones de conflit…
Vous écrivez pourtant que la tendance est à l’optimisme en ce qui concerne la place de ces femmes…
Sur les deux dernières décennies, des changements notables ont été enregistrés. Ils tiennent à la scolarisation grandissante des filles, hormis dans les pays du Sahel, où le poids de l’islam freine le processus. Comme davantage de jeunes filles vont au collège et au lycée, elles sont aussi de plus en plus nombreuses à l’université. Avec le développement des classes moyennes supérieures sur le continent, elles sont envoyées dans de prestigieuses universités à l’étranger. Des femmes diplômées entreprenantes prennent d’assaut le marché du travail sur des postes précédemment dévolus aux hommes, dans tous les secteurs d’activité. C’est relativement nouveau. Comme ces femmes vivent dans des milieux machistes, où les fonctions de direction sont considérées comme masculines, elles doivent en faire deux fois plus que les hommes. Ce sont des femmes fortes. Elles sont une minorité, mais une minorité très agissante. Actuellement, vous en avez à la tête de trois États. Cette catégorie sociale féminine active et audacieuse provoque d’ailleurs une réaction de défiance de la part des hommes, qui tentent de se défendre avec des codes de la famille visant à limiter le pouvoir des femmes. Mais ces dernières résistent, comme en Tunisie, où la bagarre politique a permis d’obtenir un code qui ne fasse pas de la femme le complément de l’homme.
La manière de percevoir la condition féminine africaine a donc évolué ?
De nouveaux aspects de l’histoire des femmes sont apparus comme la sexualité, l’amour, voire l’homosexualité. Des études s’attaquent à ces sujets jusqu’alors tabous sur le continent. Les questions de la formation et de l’activité professionnelle sont également abordées dorénavant.
Les Africaines ont-elles trouvé un équilibre entre pesanteurs sociales et émancipation individuelle ?
Elles sont en lutte perpétuelle, mais les choses sont en train de se faire, de manière irréversible, au désespoir quelquefois du genre masculin. Le rôle des femmes a toujours été important sur le plan économique, il est désormais reconnu sur les plans social et politique.
Grâce à la scolarisation, la situation des femmes progresse (ici dans une école
de commerce à Dakar). © Sylvain Cherkaoui pour J.A.
Les choses n’ont pas été faciles tout au long de l’Histoire…
Avant la colonisation, les femmes bénéficient d’une relative autonomie mais se tuent à la tâche. Chargées de tout ce qui touche à la subsistance, elles travaillent dans les champs environ huit mois sur douze. Elles sèment, récoltent, transportent les moissons, le bois de chauffage, l’eau, s’occupent des tâches domestiques. Au début de la colonisation, elles sont quelques-unes à comprendre que la nouvelle administration peut leur apporter des avantages par rapport aux lois coutumières. Elles vont régulièrement se plaindre des mauvais traitements. Pas pour longtemps. Très machiste, l’administration coloniale ne s’intéresse pas à elles, car elles ne constituent pas une force de travail à exploiter. Victimes du double conservatisme des colons et des autorités locales, qui ne voyaient pas d’un bon oeil leur émancipation, les femmes évoluent alors très peu. Les années 1960 et 1970 marquent un tournant. Une minorité d’entre elles se dirigent vers les villes soit par nécessité, soit pour échapper à ce carcan. Alors qu’il y avait plus d’hommes que de femmes en ville sous la colonisation, la tendance s’inverse. Très organisées sans jamais avoir été à l’école, elles tiennent alors les marchés de subsistance.
L’Histoire s’accélère avec la crise économique liée aux politiques d’ajustement structurel des années 1980 et 1990.
Les femmes acquièrent alors un énorme poids économique. Les hommes ne trouvant plus d’emploi salarié, c’est sur elles que repose la survie de la famille. À la fin de la colonisation, il était exceptionnel – et peu apprécié – de voir des femmes émerger. La première Malienne élue à la Constituante de la fédération du Mali n’a pu siéger à l’Assemblée qu’après l’intervention du président Modibo Keïta pour la faire accepter des hommes. Aujourd’hui, le ratio hommes-femmes dans les instances politiques de certains pays est parfois supérieur à ce qui existe en France. Les Africaines, de plus en plus revendicatrices, sont aussi de plus en plus nombreuses dans les organisations internationales.
La mobilisation des femmes africaines commence dès la période coloniale, dites-vous.
Les Africaines sont loin de l’image de femmes soumises qu’on leur accole assez injustement. Elles font montre d’opiniâtreté et d’une réelle capacité à se mobiliser pour défendre leurs intérêts économiques. Chaque fois, elles obtiennent gain de cause devant des Européens dépassés par leur obstination. Ce phénomène a été très marqué au Nigeria avec la "guerre des femmes", par laquelle elles s’opposent avec succès aux Britanniques, qui, dans les années 1920, tentent de les soumettre à l’impôt de capitation. Commerçante analphabète, la mère de l’écrivain Wole Soyinka était du combat. Même scénario à Lomé, où les Français échouent à faire payer des taxes aux grossistes en pagnes, les Nanas Benz.
Cette période marque-t-elle les prémices de la lutte politique ?
Oui, en Afrique du Sud. La législation élaborée par les colons boers et britanniques obligeait les hommes à se munir d’un passeport pour circuler avec l’autorisation de l’employeur. Aucun règlement n’étant prévu pour les femmes, ces dernières exploitent allègrement la faille pour migrer en ville. Dans les années 1920, la province conservatrice de l’État libre d’Orange tente de revenir sur cet acquis, mais capitule devant la détermination des femmes. Seul le régime d’apartheid le leur imposera, en 1952. La résistance politique proprement dite surviendra au début des années 1950, avec par exemple l’explosion militante des femmes d’Abidjan qui décident de marcher sur Grand-Bassam après l’arrestation de militants du PDCI-RDA [Parti démocratique de Côte d’Ivoire-Rassemblement démocratique africain].
L’histoire des Africaines est-elle en définitive celle de fortes têtes ?
En Afrique comme ailleurs, la mémoire n’a retenu que l’histoire d’un petit nombre de femmes dont on sait en général peu de chose. Celles dont le souvenir est resté ont été de grands chefs de guerre, ou alors ont incarné la résistance aux Blancs. C’est le cas de la reine Nzinga Mbande d’Angola, qui, aux XVIe et XVIIe siècles, s’opposa durant de longues décennies aux Portugais esclavagistes dans leur avancée vers le sud du royaume de Kongo. Guerrière et diplomate, elle fut avant tout une grande trafiquante d’esclaves, négociant tour à tour avec les Hollandais et les Portugais qui se faisaient la guerre. Esclavagiste aguerrie, la reine Nzinga était bien de son époque.
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Propos recueillis par Clarisse Juompan-Yakam
Derniers ouvrages publiés aux éditions La Découverte
– Petite Histoire de l’Afrique (2011), 244 pages, 15,50 euros
– Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique subsaharienne du XIXe au XXe siècle (2013), réédition actualisée, 410 pages, 14,50 euros
– Être esclave (2013) avec Eric Mesnard, 280 pages, 22,50 euros
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