Carnet de voyage : un Maghrébin en Israël
Invité par une organisation juive française, notre collaborateur Youssef Aït Akdim est allé découvrir les réalités de l’État hébreu par lui-même. Récit.
Quand mon rédacteur en chef m’a proposé de le remplacer pour un voyage de presse organisé par le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) en Israël, je me suis remémoré un étudiant arrivé à Paris en 2001, découvrant l’intensité du débat sur le conflit israélo-arabe. Courir les conférences et les débats. Lire. Beaucoup. Discuter. Parfois trop. En 2002, au plus de fort de l’opération Rempart, Yasser Arafat était assiégé à la Mouqataa, tandis que ce jeune homme, qui avait créé un journal avec des amis, couvrait les manifestations des deux bords qui se succédaient à Paris et s’inquiétait de la montée des actes antisémites en France.
Cet étudiant, c’était moi. Propalestinien par culture et au nom d’une certaine idée de la justice, je ne comprenais pas l’amalgame (encore fréquent) entre antisémitisme et antisionisme. Comme je ne peux toujours pas admettre que l’on prenne prétexte de la souffrance des Palestiniens, peuple spolié, trahi, vaincu, pour justifier la haine des Juifs. J’ai toujours voulu visiter Israël ET les territoires palestiniens. Sur place, beaucoup d’interlocuteurs israéliens dénoncent la myopie des médias, surtout français, et leur obsession pour le conflit. Pourtant, l’occupation est là, la résistance palestinienne sous toutes ses formes aussi. L’ignorer serait absurde, même si, pour la jeunesse de Tel-Aviv, le bruit et la fureur sont surtout ceux de la nightlife.
Certains de mes amis et collègues ne comprennent pas que l’on visite Israël. De la colère franche à la déception à peine cachée, les réactions sont variées. Après ce voyage, je suis plus que jamais convaincu qu’il faut s’y rendre, multiplier les points de vue, prendre le risque d’ébranler ses certitudes, et mesurer le chemin qu’il reste à parcourir.
Un patchwork nommé Cisjordanie
Sécurité, sport national
"Nous ne tamponnons plus les passeports. Pas la peine de demander." C’est par cette formule assénée en anglais ("No need to ask"), une pointe de sécheresse que l’on pourrait prendre pour de l’agacement dans la voix, que le visiteur est accueilli à l’aéroport David-Ben-Gourion. La policière est jeune, brune, ses cheveux sont bouclés. En pendentif, une petite croix de David bleu azur s’affiche sur sa tenue réglementaire. Muni d’une carte bleue à flashcode, me voici admis en Israël, une première. Le voyage, très matinal, a duré environ cinq heures. Bien avant l’atterrissage, une annonce prévenait : "Mesdames et messieurs, nous nous préparons à entrer dans l’espace aérien israélien. Nous vous demandons d’attacher vos ceintures et de ne plus quitter votre siège." Grand, élancé, souriant mais un peu crispé, le steward d’Air France explique les précautions prises sur les vols à destination d’Israël. "Il y a quelques années, un officier de sécurité israélien était obligatoirement présent à bord. Il y en a peut-être un parmi les passagers."
À la sortie de l’avion, pas de tracasseries administratives, je présente mon passeport marocain et le visa sur feuille volante au premier rideau de policiers. "Motif du séjour ? – Voyage de presse." Le temps d’acheter un téléphone local et d’échanger mes euros contre des shekels, et nous voilà embarqués dans un bus de tourisme. Sinân, notre chauffeur, est un Arabe résident de Beit Hanina, une banlieue de Jérusalem-Est. Lors de nos trajets, il m’aidera à améliorer mon arabe palestinien. Quant à notre guide israélien, Gil, parfaitement francophone, il a des origines marocaines.
Shalom, salam !
Dans la ville sainte, nous rencontrons d’abord des interlocuteurs francophones. Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’université ouverte d’Israël, à Tel-Aviv, est un Israélien de gauche. Il a coordonné les chapitres consacrés à la période contemporaine dans Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours (Albin Michel, 2013), l’imposante encyclopédie dirigée par Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora. Selon Charbit, "l’atmosphère d’escalade verbale entre John Kerry et des membres du gouvernement israélien montre que les discussions avancent". Tout au long du voyage, la presse et nos interlocuteurs font grand cas des efforts déployés par le secrétaire d’État américain pour présenter – "imposer", selon certains – son framework agreement, un accord-cadre préalable à une paix entre Israéliens et Palestiniens. "Kerry le missionnaire a modifié le rapport de forces. L’argument du boycott économique, même s’il est difficile à entendre, commence à peser." Yigal Palmor lui-même, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, partage cet optimisme prudent : "Benyamin Netanyahou a beaucoup évolué depuis le milieu des années 1990. Aujourd’hui, il évoque même l’idée d’abandonner la souveraineté des colonies de Cisjordanie si les Palestiniens acceptent d’accorder la nationalité aux Israéliens qui y sont installés. Je ne dis pas que la paix est proche, seulement que les choses évoluent."
Dans les faits, la pression pèse aussi sur les Palestiniens. L’Autorité que dirige le président Mahmoud Abbas est isolée, elle n’exerce son pouvoir, très relatif, que sur une partie des territoires palestiniens. Devant un café turc, le Palestinien Wissam s’emporte : "Nos gouvernants nous ont vendus. Ils ont accepté [les accords d’]Oslo, puis la colonisation, et maintenant ils nous proposent un arrangement inacceptable. Ils voyagent, vont boire un verre à Tel-Aviv quand ils veulent… Toute l’aide est détournée."
Vue de la rue Jaffa, à Jérusalem… © Olivier Fitoussi pour J.A.
Déjeuner avec Hanan Ashrawi
À Ramallah, nous déjeunons avec Hanan Ashrawi, la première femme élue au Conseil législatif palestinien. Ancienne ministre de l’Enseignement supérieur, elle a démissionné en 1998 pour protester contre la corruption qui régnait dans le gouvernement. Elle est très critique sur les négociations en cours : "Je ne vois pas pourquoi on me forcerait à reconnaître le caractère juif de l’État d’Israël. Ce n’est pas à moi, Palestinienne, de définir ce que sera Israël. Je revendique un État civil et démocratique pour les Palestiniens."
Elle détaille les violations des droits les plus élémentaires que subissent ses concitoyens sous l’occupation israélienne, évoque le cas de sa fille, dont le statut de résidente à Jérusalem a été révoqué. Son récit – à peine interrompu par une bouchée d’un excellent mezzé du Darna – est kafkaïen : "En tant que résident, vous devez constamment prouver que la ville est "le centre de votre vie". Vous n’avez pas le droit de vivre ailleurs. Si vos enfants étudient à l’étranger, ils risquent de perdre leur statut. Ils doivent rentrer régulièrement pour conserver leur "document de voyage". Pendant ses études aux États-Unis, ma cadette s’est mariée avec un Palestinien, elle est tombée enceinte. Quand elle a voulu renouveler ce document, elle a perdu son statut car l’ambassade d’Israël a jugé que "Jérusalem n’était plus le centre de sa vie". Elle n’a obtenu qu’un visa de tourisme. À l’aéroport Ben-Gourion, on lui a refusé le droit d’entrer et il a été décidé de la renvoyer aux États-Unis. Humiliée, elle a paniqué. Son bébé pleurait, elle n’avait plus de lait, plus de couches. J’ai alerté le consul américain, qui a appelé Condoleezza Rice. J’ai contacté le président [Mahmoud Abbas]. Je connaissais Méir Chétrit, le ministre de l’Intérieur israélien [à l’époque]. Un visa de deux semaines lui a finalement été accordé."
L’histoire ne s’arrête pas là. Quand sa fille a voulu se rendre en Jordanie en empruntant le pont Allenby parce que son mari, résident de Cisjordanie, ne peut passer par l’aéroport international de Tel-Aviv, il lui a encore fallu appeler la cour royale à Amman et parlementer. Ashrawi n’est pas dupe : "Il y a beaucoup de cas comme celui-là, moi j’ai la chance de connaître du monde."
Vue de la rue Jaffa, à Jérusalem… © Olivier Fitoussi pour J.A.
Le fardeau du drapeau
Ici, à Ramallah, nous sommes en zone A, l’Autorité palestinienne exerce une juridiction civile. Les Palestiniens ont leur propre police, mais pas encore de monnaie. C’est là que se concentrent les ministères, les organisations internationales et l’intelligentsia locale. Dans le quartier administratif de la Mouqataa se trouve le mausolée de Yasser Arafat. Deux jeunes gardes veillent le père de la nation. Dans ce lieu de mémoire ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on vient se prendre en photo. Émergeant d’une BMW noire rutilante, deux jeunes Palestiniens de la haute emmènent visiter le tombeau à leurs accompagnatrices : une Allemande et une Tunisienne.
À quelques encablures, le palais présidentiel et le musée, encore en construction. "Ce n’est qu’un bâtiment provisoire, m’assure le chauffeur de taxi qui m’y dépose. Quand nous récupérerons Al-Qods [Jérusalem], il sera enterré dans notre capitale." Un voeu pieux ? Le mausolée, un immense cube de onze mètres de côté, n’a rien de provisoire. Le contraste avec le musée Mahmoud-Darwich est saisissant. Comme le monument dédié à Arafat, la structure perchée sur un petit talus qui surplombe la ville a été conçue par le grand architecte palestinien Jaafar Touqan. Outre la tombe, le lieu comprend un musée rassemblant des reliques du poète palestinien : sa valise, sa carte d’immatriculation, des manuscrits, des décorations, et son bureau, reconstitué. Sur le parvis, qui accueille un amphithéâtre et un jardin, un gigantesque drapeau ne parvient pas à flotter. Comme une métaphore d’une nation trop lourde à porter. N’est-ce pas Mahmoud Darwich qui écrivait en 2002 :
"Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps / Près des jardins aux ombres brisées, / Nous faisons ce que font les prisonniers, / Ce que font les chômeurs : / Nous cultivons l’espoir" ( "État de siège", 2002.)
Vue de la rue Jaffa, à Jérusalem… © Olivier Fitoussi pour J.A.
Si loin, si proche
Ramallah est à moins de 20 km de Jérusalem-Est, mais le trajet n’est pas de tout repos. Des deux côtés, les habitants utilisent des taxis collectifs. Les Israéliens les appellent sherut, les Palestiniens service. Pour rejoindre Jérusalem, il faut passer par un check-point, à Qalandiya. Les couloirs ressemblent à des cages, et les tourniquets ne fonctionnent pas toujours. Je me trompe de file, fais demi-tour. Un mégaphone répercute des ordres en hébreu que je ne comprends pas.
Je trouve enfin la bonne file. Le tourniquet est bloqué, je dois attendre. Il fait déjà nuit. Enfin, le système redémarre. J’arrive devant une guérite. Derrière la vitre, deux jeunes soldats m’observent, un peu étonnés. "Ani lo medaber ivrit !" ["Je ne parle pas hébreu !"] La discussion se poursuit en anglais. Je plaque contre la vitre mon passeport, mon visa sur feuille volante et la carte valant tampon d’entrée. Les appelés se détendent et me laissent passer.
Le retour par un soir de shabbat promet une ville calme. Seuls les quelques cafés-bars de Hillel Street sont ouverts. Samedi sera l’occasion de retourner dans la vieille ville. La première visite s’est faite au pas de course, juste avant une rencontre avec Rachel Azaria, adjointe au maire de Jérusalem. Cette orthodoxe féministe lutte contre les discriminations faites aux femmes par les ultraorthodoxes, notamment dans les transports publics. Elle a porté son combat devant la Cour suprême et a gagné par deux fois. Construit par Alstom, le tramway qui traverse Jérusalem d’est en ouest longe, près de la vieille ville, le tracé de la ligne verte du 4 juin 1967, avant la guerre des Six-Jours.
Disneyland religieux
Entre ses remparts et ses portes médiévales, la vieille ville de Jérusalem concentre les édifices religieux avec une densité inédite. Sur ces quelques hectares, on passe en dix minutes d’un cimetière chrétien orthodoxe à une synagogue située près d’une école de jeunes garçons, puis on aperçoit l’une des innombrables églises du coin, avant de distinguer un minaret. Ici, les portes renseignent sur le propriétaire et sa communauté : grec orthodoxe, arménien, franciscain… Les musulmans pieux affichent leur qualité de hadji sur le fronton de leur maison. Lors de la visite du monastère d’Abou Gosh, propriété de la République française en terre musulmane, le père Louis Marie insiste sur les racines juives du christianisme. Il nous introduit, à la tombée de la nuit, dans le jardin dédié au cardinal Lustiger. La réconciliation entre juifs et catholiques sera célébrée prochainement, lors de la visite du pape François.
Dans le centre de Ramallah, près de la place Al-Manar. © Olivier Fitoussi pour J.A.
Dans le Jérusalem historique, à l’heure où Israël reconstruit des synagogues et où les Arabes dénoncent les atteintes portées à l’Esplanade des mosquées, le drapeau du Vatican, carré et bicolore, flotte très haut. On ne voit que lui quand on s’approche de la porte de Damas. Foule bigarrée, touristes de toutes nationalités se bousculent dans les innombrables lieux de culte.
>> Lire aussi : Jérusalem, les soupirs de la sainte
En tournant le dos au Haram al-Sharif (l’Esplanade) et en suivant la Via Dolorosa, on arrive au Saint-Sépulcre. Selon les croyants, la basilique abrite le tombeau du Christ. On y accède par une petite place. L’un des héritiers du clan Nusseibeh, la plus vieille famille arabe de Jérusalem, garde symboliquement les clés du lieu. Ici se croisent et cohabitent des pèlerins de différentes églises, tous venus toucher la pierre de l’onction. Chacun a sa chapelle, comme dans un supermarché de la foi : franciscains, grecs orthodoxes, arméniens, coptes, éthiopiens orthodoxes. Le temps de manger un falafel dans l’une des nombreuses gargotes du coin, je cherche un guide pour visiter l’Esplanade des mosquées et le Dôme du Rocher, troisième lieu saint de l’islam. À l’entrée principale, un soldat israélien m’arrête et me demande de réciter Al-Fatiha, la première sourate du Coran, un sésame obligatoire pour être autorisé à aller plus loin. L’accès des non-musulmans est régulé pour éviter les heurts. Je passe le premier contrôle. S’avance alors un représentant du Waqf, l’autorité religieuse qui administre les lieux selon un arrangement complexe entre Israéliens et Jordaniens. La veille, après la prière du vendredi, les Israéliens sont entrés sur l’Esplanade pour arrêter des jeunes qui leur lançaient des pierres. Grenades incapacitantes, balles caoutchoutées dont les éclats jonchent le sol, le calme qui règne aujourd’hui paraît bien fragile. Mon guide tente de me vendre un tapis de prière, me vante la baraka des lieux. Je décline poliment. C’est définitif, Jérusalem n’est pas un paradis pour laïques.
Un air du temps
Au-delà du simple reportage et du macabre décompte des morts, qui demeure, quoi qu’on en dise, notre principale tâche de journaliste, il arrive parfois que l’on touche quelque chose de nouveau. Un air du temps ou une intuition. Dans le faux parallèle que force une guerre, les chances sont rarement égales. Aujourd’hui, les Palestiniens sont vaincus. Militairement bien sûr, mais pas seulement. La division entre Gaza et la Cisjordanie est peut-être plus douloureuse encore. Les soulèvements des peuples arabes ont fait passer au second plan la "cause". Malgré tout, la Palestine continue de vivre par sa culture, son identité. Mahmoud Darwich, à qui l’on a souvent attribué l’étiquette de poète de la résistance, se définissait comme un "poète troyen" : "J’ai choisi d’être le poète de Troie parce que Troie n’a pas relaté son histoire. Et nous n’avons pas à ce jour relaté la nôtre."
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