« Démocratiquement élus »…
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Béchir Ben Yahmed
Béchir Ben Yahmed a fondé Jeune Afrique le 17 octobre 1960 à Tunis. Il fut président-directeur général du groupe Jeune Afrique jusqu’à son décès, le 3 mai 2021.
Publié le 6 mars 2014 Lecture : 5 minutes.
La démocratie formelle a fait de sensibles progrès depuis le début de ce siècle et a gagné du terrain sur les cinq continents, nul ne le conteste. Les élections, qui n’en sont qu’un volet, sont certes rarement irréprochables, y compris dans les démocraties les mieux établies. Mais, désormais, elles sont, la plupart du temps et presque partout, contradictoires.
Même dans les pays où la démocratie fait ses premiers pas, les scrutins sont aujourd’hui suffisamment transparents pour que leurs résultats soient homologués par la communauté internationale.
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De cette évolution lente mais indiscutable découle une modification du paysage africain et international : la cinquantaine de pays qui constituent le continent africain et les quelque 140 autres États membres de l’ONU ont maintenant presque tous à leur tête des présidents – ou d’autres chefs de l’exécutif – démocratiquement élus, issus de scrutins validés par les observateurs internationaux.
Ces présidents élus se prévalaient de ce statut, se sentaient à l’abri de toute surprise, croyant leur pouvoir protégé pour la durée de leur(s) mandat(s).
Eh bien, ils doivent déchanter, car on assiste depuis peu à un phénomène qui change la donne. Il est si nouveau et dérangeant qu’on a du mal à porter sur lui un jugement qui emporte l’adhésion.
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Il vient d’être illustré par la chute du président démocratiquement élu de l’Ukraine Viktor Ianoukovitch : renversé ce 22 février par le Parlement qui, dans la foulée, s’est prononcé pour son renvoi devant la Cour pénale internationale (CPI) pour "crimes graves", il n’a dû son salut qu’à la fuite hors de la capitale.
Cette destitution est la dernière en date d’une longue série inaugurée il y a trois ans et qui s’enrichit de nouveaux noms à un rythme soutenu : Zine el-Abidine Ben Ali (Tunisie, 14 janvier 2011), Hosni Moubarak (Égypte, 11 février 2011), Ali Abdallah Saleh (Yémen, 23 janvier 2012), Mohamed Nasheed (Maldives, 7 février 2012), Amadou Toumani Touré (Mali, 22 mars 2012), François Bozizé (Centrafrique, 24 mars 2013), Mohamed Morsi (Égypte, 3 juillet 2013).
La liste n’inclut pas Mouammar Kadhafi, qui n’a jamais voulu être élu ; elle n’est probablement pas exhaustive et d’autres noms pourraient s’y ajouter dès cette année, car ce phénomène n’en est qu’à ses débuts et n’est pas près de s’arrêter.
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Aucun des présidents renversés n’était connu pour son comportement ou ses convictions démocratiques. L’un après l’autre, ils ont utilisé l’élection de type démocratique comme un moyen d’accéder au pouvoir et en ont abusé pour s’y maintenir ; beaucoup d’entre eux n’y ont eu recours qu’après avoir utilisé, voire épuisé, les voies non démocratiques.
Leurs protestations contre "le coup de force" qui les a renversés, leur appel "au retour à la légalité constitutionnelle" et, plus généralement, leur invocation de la démocratie après leur chute – hommage du vice à la vertu – ne doivent donc être pris que pour ce qu’ils sont : une tentative désespérée de sauver la mise au nom de principes qu’ils ont constamment foulés aux pieds.
Ceux qui les ont renversés ont pu compter sur le soutien des forces armées et les utiliser contre "le président élu" : c’est le cas de l’Égypte, où les militaires ont été appelés à déposer le président, et, plus nettement encore, du Mali, où le chef de l’État a été renversé un mois avant l’expiration de son dernier mandat par une junte militaire.
Mais cela n’a pas toujours été le cas, et le soulèvement a pu, comme en Tunisie, prendre la tournure d’une révolte populaire contre "un président élu" qui s’était mué en dictateur et avait versé dans l’abus de pouvoir.
Dans tous les cas, le président renversé, même s’il a pu être ou paraître légal, a cessé d’être (tout à fait) légitime.
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Ici se pose, en outre, le problème des présidents qui, une fois "démocratiquement élus", s’arrangent et s’organisent pour se maintenir en place indéfiniment, mandat après mandat.
Ils sont élus et réélus. Sans être honnêtes, les scrutins qui leur permettent de conserver le pouvoir – devenu leur propriété ! – sont contradictoires et transparents. Mais il y a abus de pouvoir et, si l’on peut dire, abus de démocratie, car les contre-pouvoirs ont été dans le même temps laminés et l’alternance a été rendue impossible.
Dans ce cas de figure extrême, qui se pose déjà ou va bientôt se poser dans quelques pays africains, peut-on prendre le "mais j’ai été élu" pour l’argument suprême et imparable qu’il se veut être et devant lequel on doit s’incliner ?
L’exemple encore plus extrême d’un Adolf Hitler, arrivé au pouvoir par les urnes et qui en a profité pour l’accaparer définitivement, est dans toutes les mémoires, comme celui du maréchal Pétain, qui s’est fait remettre les clés de la Maison France par une Assemblée en plein désarroi. L’un et l’autre étaient des chefs d’État légaux, mais la rébellion contre leur régime n’en était pas moins légitime.
Combien d’autres, aujourd’hui même, se maintiennent au pouvoir en fermant la porte à toute possibilité de changement ?
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Quand et à quelles conditions un démocrate peut-il ou même doit-il s’insurger contre la dictature d’un régime qui se dit soutenu par la majorité ? Que faire lorsque l’on se trouve face à une formation politique qui exerce le pouvoir avec seulement 25 % ou 30 % des suffrages ? À quel moment la rue a-t-elle le droit ou le devoir de se soulever contre un gouvernement, ou seulement de se substituer au Parlement ?
Il n’y a pas de réponse absolue à ces questions qui s’appliquerait à tous les cas ; s’il y en a une, elle ne s’est pas encore dégagée et ne peut être théorisée.
Le phénomène décrit ci-dessus et qui est apparu avec le Printemps arabe a montré que le "j’ai été élu" est à la fois un plaidoyer pro domo et une réponse trop courte.
Les néodictateurs qui l’ont utilisé pour protéger leur pouvoir s’aperçoivent les uns après les autres que c’est là un bouclier que des opposants résolus peuvent aisément percer.
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Je pense, pour ma part, que ces soulèvements contre des pouvoirs élus mais qui ont perdu leur légitimité sont un progrès dans la marche vers plus de vraie démocratie.
On ne le répétera jamais assez : les élections ne sont qu’un aspect de la démocratie, et cette dernière ne donne pas à une majorité, souvent relative, le droit de faire tout et n’importe quoi, d’aller jusqu’au bout de son pouvoir.
Encore moins celui de piétiner les droits de la minorité.
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