Photographie : grandeur et décadence à Johannesburg

Tour à tour symbole de la puissance de Johannesburg, la « ville de l’or », puis de la déliquescence de son centre, le gigantesque immeuble d’habitation Ponte City est l’objet d’une exposition à Paris.

Ponte City. © Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse

Ponte City. © Mikhael Subotzky et Patrick Waterhouse

ProfilAuteur_PierreBoisselet

Publié le 6 mars 2014 Lecture : 4 minutes.

Peu importe où vous êtes dans Johannesburg, levez la tête au ciel et vous l’apercevrez. Visible à des dizaines de kilomètres à la ronde, juché sur une petite colline proche du centre-ville, Ponte City semble prendre de haut la cité la plus prospère du continent. Depuis la fin de sa construction, en 1975, à la veille des émeutes de Soweto, le plus grand immeuble d’habitation de l’hémisphère Sud a alimenté bien des fantasmes. Rêves de réussite pour des migrants – sud-africains ou étrangers – arrivés dans la "ville de l’or" en quête d’une vie meilleure. Mais aussi cauchemar pour des Sud-Africains aisés, pour qui elle a symbolisé la déliquescence violente de la ville après la fin de l’apartheid. Dépasser ces mythes pour aller à la rencontre des habitants, dans les entrailles de ce bâtiment symbole : c’est l’objet de l’exposition "Ponte City", du photographe sud-africain Mikhael Subotzky et du plasticien britannique Patrick Waterhouse, qui ont reçu pour ce projet le prix de la Découverte des prestigieuses Rencontres d’Arles en 2011.

Construite pour abriter les classes moyennes blanches, Ponte, comme on l’appelle à Johannesburg, fut longtemps l’emblème de l’arrogance du régime de l’apartheid, orgueilleux de la puissance de sa capitale économique aux allures de petit Manhattan. Lorsque le soleil se reflète sur ses innombrables fenêtres, on peut encore imaginer cette période faste où les promoteurs étaient fiers de leur utopie urbaine dans le ciel sud-africain. On y trouvait tout ce qui était nécessaire (un centre commercial, des piscines, des terrains de sport…) sans avoir à en sortir.

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Crime

Mais à l’intérieur de ce cylindre de béton de 173 m, les rayons du soleil ont toujours peiné à se frayer un chemin. La dégradation de ses parois intérieures, l’amas de détritus qui s’élève dans la cour intérieure jusqu’au cinquième des cinquante-quatre étages (il n’est pas rare que des résidents jettent leurs ordures par les fenêtres) ou encore ses carreaux rendus troubles par la poussière : tout concourt à donner au visiteur l’impression d’être dans un autre monde, un futur où les choses auraient mal tourné. Pas étonnant que ce lieu ait fasciné nombre d’artistes, comme récemment le cinéaste sud-africain Neill Blomkamp, qui y a tourné l’une des scènes de son excellent District 9 (sorti en 2009), film de science-fiction qui dépeint un apartheid du futur dont les extraterrestres sont les victimes. Le roman de l’Allemand Norman Ohler, auquel la tour a donné son titre et qui est paru en 2003, décrit quant à lui un univers glauque, pas si éloigné de ce que l’immeuble était alors devenu : un véritable ghetto, repaire de trafiquants de drogue, de proxénètes et d’immigrants clandestins sans le sou.

Car dans la dernière moitié des années 1980, et encore plus à la fin de l’apartheid, en 1991, les Blancs qui l’habitaient ont déserté Ponte City en même temps que les quartiers environnants de Hillbrow, Yeoville et Berea, pour s’installer dans des banlieues réputées plus sûres. Le rêve de ses concepteurs, les architectes Mannie Feldman, Manfred Hermer et Rodney Grosskopff, n’aura donc pas duré bien longtemps. Mais la fascination a perduré.

En 1998, il a ainsi brièvement été question d’en faire une gigantesque prison pour juguler le crime. Dix ans plus tard, deux promoteurs, le Sud-Africain David Selvan et le Belgo-Marocain Noor Addine Ayyoub, ont voulu rénover luxueusement ses quelque 500 appartements pour en faire de nouveau un lieu prisé. Était-ce la crise financière ? Ou la perception négative de Ponte, décidément trop ancrée dans les mentalités ? Toujours est-il que leur projet de vente à la découpe (les appartements étaient proposés entre 340 000 et 3,5 millions de rands, soit entre près de 22 800 et 235 000 euros) a fait long feu faute d’acquéreurs. La tour, elle, s’est figée quelque part entre le cauchemar carcéral et l’immeuble de haut standing fantasmé.

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Aujourd’hui, ses ascenseurs fonctionnent à nouveau, mais son hall d’entrée, où se pressent chaque jour ses milliers de résidents, ressemble effectivement à celui d’une prison, avec ses lourds portiques de fer noirs qui ne s’ouvrent qu’après identification par empreinte digitale et ses visites encadrées (elles ne sont tolérées qu’avant 20 heures et après dépôt d’une pièce d’identité aux gardiens). Le bâtiment est régulièrement le cadre de suicides. Sa cour est toujours encombrée et poussiéreuse, mais les appartements rénovés des derniers étages, tournés vers les buildings de Johannesburg, offrent une vue à couper le souffle et accueillent quelques habitants un peu plus aisés.

Archives

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C’est cet univers, ni enfer ni paradis, que le photographe Mikhael Subotzky a décidé de décrire. Pendant trois ans, le jeune artiste (il est né en 1981) a parcouru, appareil au poing, ces étages presque tous identiques. Commençant par des portraits des habitants dans l’ascenseur, il a progressivement gagné leur confiance avant d’adopter une approche systématique : une photo de chaque porte et de la vue de chaque fenêtre. À l’intérieur des appartements, il a saisi quelques moments d’intimité qui donnent quelques-uns des plus beaux clichés de l’exposition. L’installation, réalisée par le plasticien Patrick Waterhouse, souligne, grâce à des anciennes publicités et à de vieux articles de journaux, le décalage entre l’image du Ponte City d’autrefois et la vie des habitants d’aujourd’hui. Parmi les archives exhumées se trouvent aussi quelques documents historiques, comme ces lettres échangées dans les années 1960 entre les architectes du projet et le département des "non-Européens" de Johannesburg qui s’inquiétait de savoir où logeraient les domestiques noirs. Des documents personnels (photos, lettres, livres…), retrouvés dans les appartements à l’abandon, achèvent de retranscrire le quotidien des habitants, qui, pour beaucoup, sont des immigrés en provenance de toute l’Afrique australe. On y trouve, par exemple, une note sur le trajet emprunté par un migrant congolais, venu du Nord-Kivu en passant par la Zambie et le Zimbabwe. Ponte City continue, malgré tout, d’être un phare attirant pour bien des habitants du continent.

>> L’exposition "Ponte City" est ouverte jusqu’au 20 avril 2014, Le BAL, 6 impasse de la Défense, Paris 18e.

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