Gamal Ghitany : « Le train de la révolution égyptienne est sur la bonne voie »

À l’occasion de la publication en français de « Sémaphores », l’un de ses carnets mêlant biographie, vie rêvée et fiction, l’écrivain égyptienGamal Ghitany revient sur l’évolution de la vie politique de son pays. Rencontre.

Gamal Ghitani à Paris, le 12 février. © Vincent Fournier pour J.A.

Gamal Ghitani à Paris, le 12 février. © Vincent Fournier pour J.A.

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 10 mars 2014 Lecture : 6 minutes.

Fils spirituel du Nobel de littérature Naguib Mahfouz, premier éditeur de L’Immeuble Yacoubian, le best-seller mondial d’Alaa el-Aswany, Gamal Ghitany est un phare de la littérature et de la presse égyptiennes. Né en 1945 dans une famille modeste de Haute-Égypte, il a écrit sa première nouvelle à l’âge de 14 ans. Publiant nouvelles et romans, il est devenu reporter de guerre dans les années 1970, puis rédacteur en chef des pages culturelles du grand quotidien Akhbar al-Youm avant de prendre en 1993 la direction d’Akhbar al-Adab, l’une des plus importantes revues culturelles arabes. À partir de 1994, il entreprend la rédaction de "Carnets", recueils mêlant biographie, vie rêvée et fiction. Publié en français, le volume 2, Sémaphores, explore l’univers des trains d’Égypte et d’ailleurs. Une sortie qui a été l’occasion pour cet écrivain engagé (il a été emprisonné sous Nasser et interdit de publication sous Sadate) de venir à Paris défendre sa vision de la révolution égyptienne.

Jeune Afrique : Quel est le fil, l’aiguillage, entre le dernier de vos carnets sur les trains et le précédent consacré aux femmes ?

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Gamal Ghitany : Le temps. Il est la dimension essentielle de ce monde. On en voit les symptômes sans en connaître la substance et, au bout du compte, malgré nos résistances, nous sommes forcés de baisser les armes. Écrire est une façon de résister au néant. Mon sixième carnet est consacré à la mort. Je l’ai connue à plusieurs degrés, et seul le hasard veut que je sois encore vivant. J’étais reporter sur le front pendant la guerre de 1973 contre Israël, et des hommes ont été fauchés à côté de moi. Un pas de trop et j’y passais. Opéré deux fois du coeur, j’ai aussi expérimenté la mort qui vient de l’intérieur, et je n’ai plus peur d’elle.

Le voyage en train, dont on connaît les points de départ et d’arrivée, métaphore ou antithèse de la vie ?

Une parallèle à la vie ! La marche du train est pour moi ce qui se rapproche le plus du sens profond de la vie. Celle-ci est faite de trajets, d’étapes, des gens y montent, en descendent… Pour les natifs du sud de l’Égypte comme moi, il est une ligne vitale au-delà d’un simple moyen de transport. Le Sud est une région pauvre où les gens sont très attachés à leurs racines. Ils étaient obligés de partir vers le nord pour gagner leur vie mais ils se considéraient en mission provisoire, pensant toujours qu’ils retourneraient dans leur village d’origine. Bien sûr, les choses ont beaucoup changé avec la mondialisation. Aujourd’hui, l’Égyptien va vers les États-Unis ou le Golfe plutôt que vers Le Caire ou Alexandrie. Mais il reste attaché à l’idée de retour.

Prenez-vous toujours autant le train ?

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Je ne conduis toujours pas, c’est madame qui s’en charge ! Mon journal met à ma disposition une voiture et un chauffeur mais seulement pour le travail, donc je continue d’utiliser le train. Et mon voyage préféré reste celui du Saïd, ma région natale. Je me mets près de la fenêtre, du côté du Nil. Ne pas prendre le train reviendrait pour moi à me couper de la réalité, on y apprend beaucoup. On entend des dames parler de leurs problèmes avec leur mari, des anecdotes de quartier, des débats politiques : le train est le reflet de la société. Et les problèmes socio-économiques dont a souffert l’Égypte ont eu leur répercussion sur le rail. Quand j’étais jeune, nous prenions le train en troisième classe, et celle-ci était alors plus propre que ne l’est la première aujourd’hui…

Le train de la révolution a mené l’Égypte dans une nouvelle gare, vers quelle destination selon vous ?

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Nous avons traversé beaucoup d’obstacles depuis 2011 et les menaces perdurent, mais, depuis le 30 juin, nous commençons à trouver la bonne voie. Ce jour où l’armée s’est jointe au peuple pour exiger le départ des Frères musulmans est arrivé après l’erreur historique de l’accession au pouvoir de ces gens qui font commerce de la religion.

Ils ont pourtant été élus…

C’était une erreur. Les Frères n’ont pas été élus par tout le peuple. Et ce dernier a fini par découvrir qu’ils ne respectaient pas la justice sociale, qu’ils mettaient en place un État parallèle et exerçaient le pouvoir au nom d’une organisation secrète qui ne siège pas en Égypte. Le 30 juin 2013, 40 millions d’Égyptiens sont sortis dans la rue pour les rejeter, un jour d’osmose et d’harmonie entre les âmes des Égyptiens beaucoup plus significatif pour moi que toute élection.

Les Frères étaient prêts à faire dérailler le train de la révolution par la violence si besoin.

Mais les Frères ne pourraient-ils pas revenir au pouvoir ?

Il est impossible qu’ils dirigent à nouveau l’Égypte. Les Égyptiens ont testé les Frères, et ils ont pu constater leur degré de corruption et toutes les exactions dont ils sont capables. Ils sont infiniment plus dangereux que Moubarak, un patriote à côté d’eux. D’ailleurs, et cela reste trop méconnu à l’étranger, les écrivains se sont vite mobilisés contre les Frères. Début juin 2013, lorsqu’ils ont désigné comme ministre de la Culture un personnage très falot, de nombreux intellectuels et artistes sont allés occuper le ministère. Je parle comme témoin. Deux semaines avant le putsch, l’Union des écrivains égyptiens a pris une résolution demandant la destitution de Morsi.

Des faits importants à rappeler car ils contredisent l’idée répandue en Occident que ce qui s’est passé le 30 juin était un coup d’État : l’armée n’est intervenue qu’à la fin du processus. Le peuple égyptien avait fait ce qu’il devait faire, et c’était alors à l’armée de faire son devoir. Les Frères étaient prêts à faire dérailler le train de la révolution par la violence si besoin, et il fallait l’intervention d’une institution forte, celle de l’armée.

Mais le pouvoir instauré après le 30 juin a interdit les manifestations, fait emprisonner des activistes, des journalistes, a proclamé Sissi maréchal sans qu’il n’ait jamais bataillé ; on est plus proche d’une dictature que d’un État de droit…

Lorsqu’il a pris la décision de se mettre du côté du peuple égyptien, Sissi a joué sa tête, un pari très risqué. Une bataille plus importante que n’importe quel combat militaire. J’ai près de 70 ans, je connais bien l’Égypte et je n’ai aucun intérêt particulier à soutenir tel ou tel. On peut critiquer Sissi, mais que faire face à des individus qui recourent à la violence aveugle ? Il y a peu, Baltagui, un leader des Frères, déclarait sur Al-Jazira : "Ramenez Morsi au pouvoir, et les violences dans le Sinaï cesseront immédiatement." N’est-ce pas reconnaître ouvertement les relations entre la confrérie et le terrorisme ? Le projet de l’islamisme international a commencé à s’effondrer en Égypte et, malgré les difficultés, je reste optimiste.

Ce qui me surprend de la part de mes amis d’Europe ou des États-Unis, c’est qu’ils ne voient en Morsi qu’un président élu et en Sissi qu’un putschiste. Pourquoi ne parlent-ils pas des 90 églises brûlées sous le règne des Frères, des milliers de Coptes partis à l’étranger ? Le précédent guide des Frères, Mohamed Akef, n’a-t-il pas déclaré : "Qu’importe l’Égypte ! Je considère qu’un musulman malaisien est plus proche de moi qu’un Copte [chrétien] égyptien" ? Je n’appelle cependant pas à l’éradication des Frères. Mais ils doivent revoir leurs relations avec le peuple et renoncer à utiliser la religion pour gagner le pouvoir.

Vous ne craignez pas le chaos et la destruction de l’État ?

L’État en Égypte, un des plus vieux pays au monde, est une institution très puissante. Il n’y a pas d’alternative à l’État. Je suis très optimiste, même s’il peut y avoir des menaces à court terme, comme la multiplication des attentats contre la police ces derniers temps. Mais en Égypte, le terrorisme ne peut que renforcer l’État et souder le peuple derrière lui. Il faut que les Occidentaux comprennent ce qui se passe vraiment chez nous, parce qu’aujourd’hui les Égyptiens ont l’impression que l’Europe et les États-Unis, en défendant les Frères, soutiennent des tueurs. Ce qu’a dit le général Sissi le 30 juin a rassemblé les gens, les Égyptiens l’ont cru et lui ont fait confiance. Et le principe de la dictature est tombé en janvier 2011 quand les Égyptiens sont sortis contre Moubarak. Si le nouveau pouvoir fait autre chose que répondre aux attentes du peuple, celui-ci descendra à nouveau place Tahrir, inch Allah. Inch Allah ? J’en suis sûr.

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Propos recueillis par Laurent de Saint Périer

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