Algérie : itinéraire d’un nuage radioactif
Déclassifiés à la faveur d’une plainte, des documents de l’armée française révèlent une nouvelle « chronologie des retombées lointaines » du tout premier essai nucléaire dans le désert algérien.
Le 13 février 1960 à 7 h 4, une formidable déflagration secoue le Sahara algérien. La France venait d’effectuer, à Hamoudia, à une cinquantaine de kilomètres de Reggane, son tout premier essai nucléaire atmosphérique. Nom de code : Gerboise bleue. D’une puissance de 70 kilotonnes, soit trois fois celle de Little Boy, qui avait pulvérisé Hiroshima, Gerboise bleue, longtemps présentée comme "propre" par les autorités françaises, révèle sa part sombre au fil des ans et des quelques documents militaires déclassifiés à reculons, sous la pression de la justice et de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven). Si le point zéro de Gerboise bleue se trouvait dans un désert considéré à tort comme non habité – on estime à 40 000 le nombre d’habitants dans les palmeraies de Reggane et de la vallée du Touat -, les retombées radioactives se sont étendues au Maghreb, au Sahel, à l’Afrique de l’Ouest et à une partie de l’Afrique centrale. C’est ce que démontre le rapport 27/154 de la section technique de l’armée française, daté de 1961 et déclassifié le 4 avril 2013. En annexe 8 du document est présentée, sous forme de carte, une "chronologie des retombées lointaines", révélée par le quotidien français Le Parisien dans son édition du 14 février. Cinquante-quatre ans après ce premier essai, on découvre ainsi de vastes zones de retombées radioactives. Un secret de polichinelle, puisque ces informations avaient déjà été rendues publiques, notamment dans un rapport parlementaire de 2001. Mais sans la carte, ni la chronologie de ces retombées.
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Treize jours après l’essai, le nuage radioactif, qui se déplace au gré des vents, avait distillé des reliquats de son venin nucléaire sur vingt-six pays africains, ainsi que sur la Sicile et le sud de l’Espagne (voir carte). Les services de l’armée française effectuent aussitôt des prélèvements pour mesurer, avec la précision permise par les technologies d’alors, les rejets radioactifs dans l’air, l’eau et les végétaux, mais également dans la pluie et les produits alimentaires, tout en évoquant, sans plus de détails, la "contamination interne des populations". Les résultats de "l’expérience" sont jugés "satisfaisants" et en deçà des normes internationales de l’époque. À l’exception des localités sahariennes d’Arak, Ouallen, Amguid, et de N’Djamena, où la radioactivité relevée, notamment dans l’eau, est supérieure à la norme "pour une durée inférieure dans tous les cas à quatre jours". "Globalement, l’exposition des populations locales imputable aux essais aériens français a été faible et toujours inférieure aux recommandations" internationales en vigueur, confirme un rapport parlementaire de 2001.
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Reconstitution de la carte établie par l’armée française en 1961 et déclassifiée en 2013.
Ces conclusions sont loin d’être partagées par Bruno Barillot, ex-chef de service de la Délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN), qui exige aujourd’hui des autorités françaises qu’elles déclassifient plusieurs autres données, dont celles relatives au plutonium notamment. Et de préciser que "les fines particules de plutonium transportées par les nuages des explosions, puis par les vents de sable, sont particulièrement nocives lorsqu’elles sont inhalées ou ingérées par l’alimentation". Barillot pointe ainsi l’inhalation probable par les populations africaines de certaines particules radioactives extrêmement toxiques, comme l’iode 131 et le césium 137, et ce "malgré leur dilution dans l’atmosphère". Selon les spécialistes, si l’iode 131, très radioactif sur une courte durée, a disparu, le césium 137, qui est un produit de fission dont la radioactivité décroît de moitié au bout de trente ans, peut demeurer très longtemps sur les surfaces où il se dépose. Et ainsi exposer les habitants à un niveau de radiation jugé dangereux. "Les populations de la sous-région ont été exposées de manière aléatoire à des risques de contamination, c’est sûr. Mais dans quelle mesure ? Il faudrait que l’armée déclassifie les données météorologiques et d’autres informations nécessaires aux scientifiques pour effectuer les évaluations, explique le physicien Roland Desbordes, président de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). Aujourd’hui, le risque n’existe plus ou de manière infime dans toute la sous-région. Mais à l’époque, le risque sanitaire était réel."
Hormis les recherches effectuées par les autorités françaises et classées secret-défense, les études scientifiques relatives aux effets de la radioactivité sur l’homme et l’environnement dans ladite région font cruellement défaut. Selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) publié en 2005, quatre zones radioactives ont été identifiées dans le Sahara algérien autour des essais nucléaires atmosphériques et souterrains menés par la France de 1960 à 1966. Des conclusions qui n’auront aucune suite…
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70 000 dossiers de victimes présumées des essais nucléaires
Quid des populations ? À en croire l’avocate algérienne Fatima Benbraham, qui défend, depuis 2001, les victimes présumées des essais nucléaires – elle dit avoir 70 000 dossiers -, des maladies radio-induites ont bien frappé les populations du Sahara, et leurs séquelles demeurent, voire se transmettent de génération en génération. "Selon le ministère algérien de la Santé, les cancers du sein, de l’utérus et de la prostate sont sept fois plus élevés dans le Sahara que dans le reste du pays, assène-t-elle. Avec des chercheurs et des militants, nous sommes actuellement en train d’établir des registres et de lister les pathologies. Les pays subsahariens sont désormais au courant et doivent se mobiliser pour mener des études." En 2007, une enquête scientifique dirigée par Florent de Vathaire, directeur de l’unité sur l’épidémiologie des cancers à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), concluait pour la première fois, à partir de l’étude de 239 cas, que les essais nucléaires français réalisés en Polynésie de 1969 à 1996 auraient entraîné une hausse des cancers de la thyroïde. Mais il n’y a pas de "signature nucléaire d’un cancer" ou d’autres maladies radio-induites, lesquels peuvent être causés par une série de facteurs, ce qui complexifie considérablement les démonstrations scientifiques nécessaires en vue d’obtenir les indemnisations réclamées depuis des décennies. En la matière, les États-Unis ont adopté, dès 1988, le principe de présomption, faisant fi de la preuve scientifique, et ont recensé une série de maladies présumées radio-induites pour indemniser les victimes de leurs essais nucléaires. Paris cherche des moyens de "réparer", avait déclaré, le 24 décembre 2007, l’ambassadeur de France en Algérie, Bernard Bajolet, au quotidien Echourouk. Une annonce formulée quelques jours après la visite du président Nicolas Sarkozy. Depuis, ce dossier sensible, un temps considéré comme un tabou historique, est géré dans l’ombre entre Alger et Paris. Si la France a fini par adopter, en 2010, une loi sur l’indemnisation des victimes françaises, elle n’a, à ce jour, prévu aucun dédommagement pour les populations maghrébines et subsahariennes.
Le 17 février, le ministre algérien des Anciens Combattants, Mohamed Cherif Abbas, a brisé le silence, affirmant que le règlement de ce dossier et la récupération des archives de la période coloniale constitueront toujours un "thème sujet à débat jusqu’à l’obtention par l’Algérie de tous ses droits". Il a aussi évoqué la possibilité d’une coordination des actions à l’échelle régionale. L’ambassadeur de France en Algérie, André Parant, a aussitôt réaffirmé "la volonté de transparence" de Paris. Il n’empêche. Si 154 documents – concernant la période 1960-1966, dont cette carte des retombées – ont été déclassifiés par le ministère de la Défense, c’est dans le cadre d’une enquête pénale déclenchée à la suite d’une plainte "contre X" déposée en 2004 au pôle santé du parquet de Paris par des vétérans des essais nucléaires. Sur les hauteurs de Lyon, à l’ombre de la basilique Saint-Just, ces vétérans réunis au sein de l’association Aven et de l’Observatoire des armements sont à pied d’oeuvre pour disséquer ces archives de qualité inégale et parfois difficilement exploitables ou sans intérêt. Et apporter des réponses à une Afrique contaminée à son insu.
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