Afrique du Sud : comment Jacob Zuma a contribué à la destruction d’Eskom

Le quatrième rapport de la commission Zondo accuse l’ancien président d’avoir aidé les frères Gupta à prendre le contrôle du plus gros producteur d’électricité d’Afrique. Et d’avoir fragilisé une entreprise, désormais très endettée.

Des pilones électriques appartenant à Eskom, à Soweto, en Afrique du Sud, en mars 2021. © Siphiwe Sibeko/Reuters.

Publié le 4 mai 2022 Lecture : 4 minutes.

La corruption se manifeste parfois par une lumière qui s’éteint. En 2021, l’électricité a été coupée pendant 1 136 heures en Afrique du Sud, soit 47 jours. Cette année-là, les délestages étaient en hausse de 37 % par rapport à 2020, un chiffre en augmentation constante depuis 2018. La faute à Eskom, la compagnie publique d’électricité. Après des années de détournements de fonds et de mauvaise gestion, l’entreprise est contrainte d’opérer des délestages réguliers à cause des pannes et des opérations de maintenance. Deux heures par-ci, trois heures par là… Ces coupures fragilisent l’économie et font enrager les Sud-Africains dont la sécurité (clôture électrique, caméras, alarme, etc.) dépend aussi du courant.

Eskom, justement, est au cœur du quatrième rapport remis par la commission anti-corruption Zondo. Lancée en 2018 et présidée par le juge Raymond Zondo, elle enquête sur la « capture d’État », soit l’infiltration et le détournement des administrations et des entreprises publiques par un groupe d’individus sous la présidence de Jacob Zuma (2009-2018). L’ancien chef d’État est décrit comme « central » dans le plan des frères Gupta pour mettre la main sur Eskom. Ces trois frères sont soupçonnés d’être les principaux artisans de la capture d’État. Deux d’entre eux, Rajesh et Atul, sont visés par une notice rouge d’Interpol pour des accusations de fraude et de blanchiment d’argent. Ils seraient en fuite à Dubaï, aux Émirats arabes unis (EAU).

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« Les Gupta ont dû identifier très tôt le président Zuma comme quelqu’un dont le caractère permettait de l’utiliser contre les Sud-Africains, son propre pays et son propre gouvernement, pour pouvoir faire avancer leurs intérêts commerciaux », affirme le rapport Zondo. Les Gupta soufflaient à l’oreille du président les noms à placer à la tête des entreprises publiques pour en assurer le contrôle. Ce fut le cas pour Transnet, géant public des infrastructures, pour South African Airways, la compagnie aérienne nationale, pour l’administration fiscale et pour Eskom.

Interférences du président

En mars 2015, quatre cadres de la société, dont son PDG, sont renvoyés sans avertissement. Les Gupta veulent s’assurer de la docilité des dirigeants. Le président Zuma a préparé le terrain quelques jours plus tôt, en intervenant directement dans les affaires de la direction. « Les interférences du président Zuma […] marquent le lancement du plan des Gupta pour mettre la main sur Eskom, et le président a joué un rôle central dans ce plan », poursuit la commission.

L’infiltration d’Eskom permet aux Gupta d’écouler leur charbon en très grande quantité

Après avoir placé des proches à la tête d’Eskom, c’est la filière du charbon qui tend les bras aux Gupta. Plus de 80 % de l’électricité sud-africaine est produite grâce à la houille. La fratrie possède des mines via son entreprise Tegeta, dans laquelle Duduzane, l’un des fils de Jacob Zuma, a des parts. L’infiltration d’Eskom permet aux Gupta d’écouler leur charbon en très grande quantité. Ils obtiennent aussi d’Eskom qu’elle revoit à la baisse son exigence de qualité.

Le gouvernement va jusqu’à aider les Gupta à acquérir des mines, faisant pression sur le groupe suisse Glencore pour qu’il vende l’une de ses concessions aux Gupta. En réalité, la fratrie n’a pas les fonds nécessaires pour s’offrir la mine. Alors ils obtiennent d’Eskom une avance d’environ 2 milliards de rands (environ 120 millions d’euros), présentée comme un pré-paiement pour sécuriser la distribution du charbon. À y regarder de plus près, c’est un détournement d’argent public pour financer un investissement privé.

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Surfacturations

Comme dans les rapports précédents, la commission Zondo dénonce le recours abusif aux cabinets de conseils. McKinsey est abondamment cité pour avoir collaboré avec Regiments Capital, un cabinet lié aux Gupta, dans l’obtention de contrats jugés inutiles et surfacturés auprès d’Eskom. Dans un communiqué, l’entreprise dit avoir récupéré 1,1 milliard de rands de la part de McKinsey. Une équipe a été mise en place pour étudier le rapport Zondo, élaborer des mesures à prendre et récupérer les 3,8 milliards de rands de dommages subis par la capture d’État.

Ces années de pillage ont affaibli une entreprise publique dont la dette atteint les 392 milliards de rands (23 milliards d’euros). C’est « insoutenable », selon le Fonds monétaire international (FMI). Dans un rapport publié en février, l’institution alerte sur les « conséquences néfastes considérables » qu’auraient une aggravation des faiblesses opérationnelles d’Eskom et de son endettement.

L’ANC et son gouvernement devraient avoir honte

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En attendant, ce sont les contribuables qui absorbent le choc. Les factures augmentent, alors que le réseau électrique perd en fiabilité. « Les Sud-Africains pensaient que le gouvernement de l’ANC [Congrès national africain] contrôlait Eskom, mais ce n’était pas le cas », attaque Raymond Zondo dans son rapport. « [Le gouvernement] en avait cédé le contrôle aux Gupta et aux personnes que ceux-ci avaient désignées. L’ANC et son gouvernement devraient avoir honte que cela se soit produit sous leur mandat », enfonce le juge.

Des délestages au moins jusqu’en août

La dégradation de la situation d’Eskom dépasse la seule responsabilité de Jacob Zuma. Les infrastructures sont vieillissantes et plusieurs centrales à charbon mériteraient d’être fermées. Mais la capture d’État a aggravé ces faiblesses structurelles. « Eskom était une entreprise plutôt saine, explique Mark Swilling, expert en énergie et professeur à l’université de Stellenbosch, au Cap. Mais quand vous combinez une dette rampante et la perte de compétences à cause du départ d’honnêtes gens qui ne supportent pas la corruption, vous créez un cataclysme et le système s’effondre. »

L’année 2022 a déjà connu son lot de délestages, et ils devraient assombrir le quotidien des Sud-Africains au moins jusqu’en août, a déjà fait savoir Eskom. L’hiver austral sera rude. Comme le décrit Ed Stoddard, journaliste au Daily Maverick, l’entreprise publique est désormais aussi fragile qu’une « bougie dans le vent ».

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