Philosophie : la question africaine
Quels ont été les grands débats philosophiques sur le continent ? Le Sénégalais Souleymane Bachir Diagne y répond dans un ouvrage de vulgarisation en lice pour le prix « Essai » de France Télévisions.
Un "mémento" ou un "précis" de l’activité philosophique en Afrique : c’est ainsi que Souleymane Bachir Diagne présente son dernier essai, L’Encre des savants, publié chez Présence africaine. Écrit à la demande du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria), ce petit ouvrage est une sérieuse mise au point qui déconstruit quelques clichés tenaces qui ont trait à l’Afrique en général, et en particulier à la philosophie telle qu’elle se pratique sur le continent.
À 58 ans, l’intellectuel sénégalais qui enseigne à la prestigieuse université Columbia (New York) n’a donc pas cherché à écrire une histoire de la philosophie africaine. Mais il revient sur diverses problématiques qui ont alimenté le débat philosophique africain ces soixante-dix dernières années : quelle place accorder à La Philosophie bantoue de Placide Tempels et à l’ontologie vitale qu’il décrit ? Premier texte à parler de philosophie africaine – et non plus de "mentalité primitive" – dès 1945, le livre du révérend belge est "à la fois néocolonial et postcolonial", explique Souleymane Bachir Diagne, qui en propose une nouvelle lecture.
Traduction
Peut-on réellement parler d’une conception africaine du temps qui serait dépourvue de futur et d’avenir au point qu’un certain président de la République française ait pu dire que "l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire" ? Pensons et créons plutôt "le temps par notre projet", notre action, encourage ce fidèle lecteur de Gaston Berger, théoricien de la prospective. Souleymane Bachir Diagne réfute également la thèse selon laquelle il ne saurait y avoir de philosophie africaine dans la mesure où les langues africaines sont incapables d’abstraction et où les civilisations du continent ne seraient pas des cultures de l’écrit. Il appelle alors à penser contre le "paradigme du griot qui identifie l’Afrique à l’oralité, pour envisager une histoire de l’érudition (écrite) en Afrique".
Si l’on n’y prend garde, la modestie du propos de Souleymane Bachir Diagne et son effort de vulgarisation du débat philosophique pourraient effacer la complexité de sa démonstration et l’idée-force avancée en filigrane tout au long de ce bref – une petite centaine de pages – mais dense ouvrage, mais aussi au fil de ses écrits. Il n’est pas tant question de s’ériger contre cette fâcheuse tendance à voir en l’Afrique une terre à part où tout ferait sens de manière radicalement autre que d’ériger un paradigme de la traduction qui insère pleinement l’Africain au coeur de l’humanité.
L’universalité de l’homme, défend-il, ne se donne que dans des cas particuliers. Ainsi peut-on concevoir, à la manière de Nkrumah ou de Senghor, qu’il n’y a pas un seul modèle de socialisme ; ce qui nous autorise à concevoir des socialismes africains. De la même manière, la démocratie peut revêtir plusieurs formes et se fondre dans le moule des sociétés qui la portent. Il s’agit donc, lance l’ancien conseiller à l’Éducation et à la Culture du président Abdou Diouf (1993-1999), de "penser aujourd’hui une traduction et une appropriation africaine de la démocratie" et de "penser le rapport de l’ethnicité à la citoyenneté". Les mouvements dits du Printemps arabe nous l’ont appris : "L’exigence d’une démocratie multipartite est universelle." L’on ne saurait plus longtemps maintenir des régimes forts en affirmant que la démocratie et les droits humains sont des importations occidentales, met en garde le philosophe. Les dictatures ont trouvé leur légitimation dans une "raison de culture" qui "déclarait que la tradition africaine, inventée bien sûr, voulait que toujours l’individu fût au service de la communauté, représentée évidemment par le Père [de la nation]". Mais "pour le progrès des libertés sur le continent", il faut au contraire affirmer l’importance de la personne, de l’individu et de ses droits.
Universel
L’exercice de la traduction est décisif : il nous apprend que rien de ce qui est humain ne nous est étranger, pour paraphraser Terence, l’ancien esclave africain (berbère) né à Carthage au début du IIe siècle avant J.-C. et dont l’oeuvre a considérablement fait évoluer la comédie latine par ses emprunts à la tragédie grecque. Traduire, c’est vivre au coeur de la communauté humaine, c’est puiser chez d’autres de quoi se construire soi, c’est tirer de l’universel de quoi s’alimenter et se développer.
Souleymane Bachir Diagne appelle alors les philosophes africains à penser dans leurs langues, ainsi que l’incitait déjà dans les années 1980 le Ghanéen Kwasi Wiredu. De la difficulté de traduire certains termes, comme le "cogito" par exemple, dans les langues africaines naissent des questionnements philosophiques. Par ailleurs, "une tradition existe en la matière établie par ces lettrés d’Afrique qu’Ousmane Kane a appelés "les intellectuels non europhones", ceux-là mêmes qui sont le témoignage de la rencontre en Afrique de la philosophie grecque et de l’islam. "Ainsi est-il nécessaire, dans le champ africain, de s’instruire aussi de ce qu’il en est de la philosophie islamique, ou plutôt de la philosophie en terre d’islam, dont les centres intellectuels, que furent Djenné, Tombouctou, Coki (Sénégal) et autres lieux d’érudition de l’Ouest africain, ont aussi constitué des réceptacles."
Aristote
Et de rappeler que l’Afrique n’a pas attendu l’arrivée de la colonisation occidentale au XIXe siècle pour entendre parler d’Aristote. Ce qu’il a démontré notamment dans deux ouvrages précédents : Tombouctou : Pour une histoire de l’érudition en Afrique de l’Ouest, qu’il a codirigé avec Shamil Jeppie (Codesria, 2011), et Comment philosopher en islam ?, qui vient d’être réédité. Qui se rappelle aujourd’hui que l’on débattait de la logique d’Aristote (Organon) en Afrique de l’Ouest entre le XIIIe et le XVIIIe siècle ? "Tout ce que représente Tombouctou, sa signification pour l’Afrique aujourd’hui, écrit le philosophe sénégalais, s’exprime dans cette reprise par Ahmad Bâba [1556-1627] de la parole qui est un message essentiel de l’islam : plus précieuse que le sang des martyrs est l’encre des savants."
Lumières d’islam
Quand, dans les années 1980, le spécialiste de l’algèbre de Boole qu’est Souleymane Bachir Diagne voit arriver sur le campus de l’université Cheikh-Anta-Diop des jeunes filles voilées sous l’influence de la révolution iranienne, il décide qu’il est "primordial" de rappeler aux voix fondamentalistes qu’il existe "une tradition de libre-pensée dans l’islam" ; ce qu’il fait notamment dans Comment philosopher en islam ?, dont deux rééditions viennent de paraître, l’une franco-sénégalaise, l’autre dakaroise. Dans cet essai, Souleymane Bachir Diagne rappelle que la philosophie en islam est née de la rencontre de la philosophie grecque (à travers la traduction essentiellement des textes d’Aristote) et des rationalités juive, chrétienne et musulmane. Dans un exposé solide et pédagogique, il revient sur les disputes qui ont lieu à l’intérieur même de l’islam quant à la place à accorder à la pensée critique, à travers les portraits et les parcours de figures intellectuelles tels Abu Bishr Matta, Ibn Sina (Avicenne), Al-Farabi, Al-Ghazali, Ibn Rushd (Averroès), Muhammad Iqbal… "La question comment philosopher en islam ? a été et est toujours l’expression d’une hostilité, de la part de certains "penseurs" musulmans, à une discipline et à une démarche qu’ils jugent à la fois inutiles et corrosives lorsqu’il s’agit d’avoir une bonne intelligence de ce que la religion commande de penser, de croire et de faire", écrit-il. Mais, plus que jamais, il est "vital que la pensée en islam mette en avant esprit critique et pluralisme", défend ce fils d’une famille de lettrés musulmans de Saint-Louis.
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