Guinée : voyage au coeur du « Chaudron »

Hamdallaye, Bambéto, Cosa… Ces quartiers populaires du nord de la capitale sont célèbres pour leur côté bouillonnant. Reportage.

Une rue de Bambéto. © Youri Lenquette pour J.A.

Une rue de Bambéto. © Youri Lenquette pour J.A.

Publié le 17 février 2014 Lecture : 8 minutes.

"Il faut bien tenir ton sac, hein !" Mohamed Boury Diallo, chauffeur de taxi d’une cinquantaine d’années, a le tutoiement facile. Le rond-point de Bambéto n’est plus qu’à quelques mètres. "En fin de matinée, l’endroit sera noir de monde, il faut faire attention." En attendant, il remonte la fameuse route Le Prince, l’un des deux principaux axes de Conakry, qui relie de nombreux quartiers populaires, dont Hamdallaye, Bambéto, Cosa, Enco 5, Wanindara et Kagbelen. Situés dans la banlieue nord-ouest de la capitale, ces derniers forment ce que les Guinéens appellent "L’Axe".

Qu’il soit l’axe "du mal" que dénoncent ses pourfendeurs ou celui "de la démocratie" que vantent ses partisans, il est au coeur de l’actualité politique et sociale guinéenne depuis plus de quinze ans. C’est de là que sont parties nombre de protestations contre Lansana Conté (1984-2008), Moussa Dadis Camara (2008-2010) et Sékouba Konaté (2009-2010). Et c’est là que, depuis l’élection fin 2010 d’Alpha Condé (qui est malinké), débutent quasiment toutes les marches de l’opposition et de son leader, Cellou Dalein Diallo (peul), président de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), dont c’est le fief.

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Ces manifestations qui, l’an dernier, dénonçaient les modalités d’organisation des législatives, ont été marquées par des violences meurtrières, dont le bilan est d’une cinquantaine de morts. "On a frôlé plusieurs fois la catastrophe dans ces quartiers, confie un ministre de l’actuel gouvernement. C’est une zone où, au fil des années, se sont concentrés tous les problèmes de la Guinée : pauvreté, jeunesse, ethnicisation, conséquences sous-estimées de l’exode rural, urbanisation anarchique. Un échec total…"

Un fiasco né seize ans plus tôt, lors des événements de mars 1998, dits de Kaporo-Rails, du nom de ce quartier entièrement rasé par Lansana Conté pour bâtir une cité administrative et une autoroute – qui n’ont toujours pas vu le jour. À l’époque, les habitants de Kaporo, des Peuls venus du Fouta-Djalon (moyenne Guinée) en majorité, ont pris le projet pour une attaque.

Un sentiment renforcé par les arrestations de leaders peuls de l’opposition qui suivirent. "Après les multiples discriminations subies par les Peuls sous Sékou Touré, cette opération de déguerpissement était l’événement de trop", analyse Joschka Philipps, sociologue à l’Université de Bâle (Suisse) et auteur de Bandes de jeunes et émeutes urbaines en Guinée-Conakry (L’Harmattan, 2013). Des habitants s’y opposèrent et affrontèrent les forces de l’ordre. Résultat : 9 morts, une cinquantaine de blessés et autant d’arrestations, 10 000 maisons détruites, 120 000 déplacés sans indemnisation. La majorité d’entre eux a alors investi les quartiers les plus proches : Hamdallaye, Bambéto, Cosa, etc. "Dès lors, le ressentiment envers l’État n’a fait que s’amplifier dans la zone, et il est toujours aussi prégnant dans les esprits, selon Joschka Philipps. C’est là toute la spécificité de L’Axe. Car à Conakry, il y a d’autres quartiers défavorisés, d’autres endroits à forte concentration peule, mais ils ne sont pas aussi prompts à s’embraser."

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Coupures fréquentes d’eau et d’électricité

Enfin, voilà Bambéto et son fameux rond-point. Surnommé le Chaudron et situé au centre de L’Axe, le quartier est au carrefour des différents quartiers nord. Il en est devenu le symbole. Comme prévu, les trottoirs sont saturés, débordant d’étals branlants. Le bruit est assourdissant. La chaleur et les effluves des pots d’échappement assommants. Les pas pressés et stressés des passants se mêlent à la nonchalance d’adolescentes qui, bras dessus, bras dessous, rient aux éclats. Le coin est vivant, bouillonnant, presque banal. Mais la police y a parfois trouvé "des fusils de chasse, des cartouches, des grenades offensives et même une kalachnikov", a déclaré Alpha Condé à Jeune Afrique l’an dernier.

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Pour Sékou Batouta Camara, le maire de la commune de Ratoma, qui abrite les quartiers de L’Axe, "cet engrenage violent, débuté sous l’ancien régime, est aussi dû aux arrivées successives de réfugiés venus de Sierra Leone, du Liberia et de Côte d’Ivoire, dont une frange verse facilement dans la délinquance". Dans son grand bureau, où les administrés entrent comme dans un moulin, l’édile s’emporte : "À Bambéto, il y a tant de jeunes sérieux, de diplômés, de cadres ! Il ne faut pas réduire le quartier à cette mauvaise réputation." Et n’évoquez pas de problème ethnique devant lui qui est baga et qui a "une femme peule, une autre malinkée"… Et d’ajouter : "Ça me brise le coeur. Tous les Guinéens sont égaux. Le vrai problème, c’est l’occupation anarchique et illégale de terrains qui n’étaient pas préparés à accueillir autant de monde."

La route Le Prince s’étire jusqu’à Cosa. C’est là que vit Mohamed Boury Diallo, le chauffeur. "On souffre, c’est vrai. Mais la colère est seulement due aux coupures très fréquentes d’eau et d’électricité, il ne faut pas chercher plus loin." Grâce à ses courses, Mohamed gagne en moyenne 100 000 francs guinéens (soit 10,70 euros) par jour. "Je me contente de ce que je gagne, sourit-il. C’est le secret pour tenir ici."

Pas sûr que les jeunes leaders de L’Axe partagent cet avis. Quatre d’entre eux ont accepté de s’exprimer : ils ont une vingtaine d’années et appartiennent aux Jeunes de l’axe Hamdallaye-Kagbelen pour le développement (Jelhakd), une association créée en 2006. Alsény Diallo, son coordonnateur, s’assoit le premier. Journaliste de la radio Chérie FM, il est chargé de parler. Les autres, en retrait, ne piperont mot. "On a des membres dans tous les quartiers, affirme-t-il. Nous avons créé une sorte de maillage sur l’ensemble de L’Axe, grâce auquel l’information passe très vite." D’où leur capacité à rameuter leurs troupes et à barrer des routes en un rien de temps. "Ces associations de jeunes fonctionnent mieux que certains partis politiques, elles ont une hiérarchie claire, des élections internes, des caisses d’assurance médicale, etc.", explique le chercheur Joschka Philipps.

Sont-ils ralliés à l’opposition de Cellou Dalein Diallo ? Tout en admettant que L’Axe lui est effectivement acquis, Alsény Diallo décrit l’association comme "apolitique et transethnique. Les Peuls y sont certes majoritaires, mais il y a aussi des Soussous et des Malinkés. Et chacun y a ses propres opinions politiques". Leur raison d’être ? "Défendre la cause des jeunes, touchés de plein fouet par la pauvreté et le chômage. Nous voulons ramener l’État dans cette zone qu’il a abandonnée depuis des années et où l’on manque de tout : collège et lycée publics, centre de santé, complexe sportif, jardin public…"

Une version qui ne convainc pas vraiment un enseignant du quartier, qui préfère témoigner anonymement : "La force de Cellou, ce sont ces bandes ! Les autres habitants du quartier ne bougent jamais le petit doigt. Ce sont ces jeunes qui, parce qu’ils sont rapides, organisés, manipulables aussi, font peur aux forces de l’ordre et aux partis politiques." En réalité, ces regroupements de jeunes sont assez nombreux et très hétérogènes. Ils sont plus ou moins ethnicisés et politisés, certains sont tournés vers le business, et d’autres, comme dans toutes les métropoles, sont des gangs criminels.


Dans le nord d’ HAmdallaye. © Youri Lenquette pour J.A.

Pour améliorer leur sort, les Jelhakd ne comptent pas vraiment sur les pouvoirs publics. Ils parient même plus sur les prières. "La religion a un poids très important ici, admet Thierno Souleymane Diallo, 44 ans, imam et sage de l’une des mosquées de Bambéto. Les jeunes respectent les anciens et s’y réfèrent. Mais il ne faut pas faire d’amalgames, l’islam n’encourage pas la violence. Je comprends les manifestations, il est normal de défendre ses droits lorsque l’on se sent lésé, mais il faut le faire de manière civilisée." Paradoxalement, il croit davantage au changement et fonde quelques espoirs sur la mise en place récente de l’Assemblée nationale.

Tous diplomés et tous sans emplois

À Wanindara, l’un des quartiers les plus enclavés de L’Axe, Daoud, 31 ans, joue les guides d’un jour. Une route goudronnée coupe le quartier en deux. De part et d’autre, des allées se succèdent. En les empruntant, on tombe sur des maisons individuelles. Petit à petit, la ville laisse place à un paysage urbano-rural de chemins sinueux, d’arbres fruitiers, de puits… Le calme est saisissant. La maison familiale de Daoud est toute blanche, très coquette. Sous la véranda, son père, fonctionnaire à la retraite, se repose. Il n’aime pas les "parlotes" et préfère les résumés : "Tout se fait individuellement ici. Si tu as de l’argent, tu installes ta pompe, que tu raccordes au réseau général d’eau, tu achètes un groupe électrogène… Si tu n’en as pas, tu te débrouilles." Les habitants de Wanindara disent être approvisionnés en eau trois fois par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi.

La maison voisine est celle des Doumbouya, une famille amie et malinkée. Juste devant, sous un cocotier, une dizaine de jeunes hommes, âgés de 20 à 31 ans. En milieu de semaine, en plein après-midi, ils font du thé. C’est la mère de famille, vendeuse de chaussures au marché de la Madina, le poumon économique de Conakry, qui l’a acheté, ce thé. "Au moins comme ça, je les ai sous les yeux", lance-t-elle. Ils sont tous diplômés, en droit des affaires, journalisme ou gestion de l’environnement, et sont tous sans emploi. À tort ou à raison, ils croient mordicus qu’il n’y a pas de travail pour eux en ce moment en Guinée. Tout d’abord parce qu’ils seraient trop jeunes et ensuite parce que leurs noms à consonances peules seraient un handicap. L’un deux, 28 ans, a ouvert une petite salle de cinéma "pour faire passer le temps". Ce jour-là, ils sont une quarantaine à s’y entasser pour suivre un match de football entre deux équipes britanniques.

Sur le chemin du retour, Mohamed Boury Diallo, le taximan, est fidèle à lui-même. Irrésistiblement bavard. Tout au long de la journée, il a eu le temps de se faire une opinion : "Le problème de ces jeunes, en fait, c’est qu’ils veulent un job qui corresponde à leurs études. Ils préfèrent, pour beaucoup, ne rien faire de leurs journées plutôt que d’occuper des emplois au rabais. Résultat, ils n’éprouvent aucune fatigue, ni physique ni intellectuelle, et sont de plus en plus frustrés. En gros, ils veulent tout et maintenant. Est-ce qu’il faut leur en vouloir pour cela ? Je ne sais pas."

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