Guinée : l’oeil irrévérencieux du « Lynx »

Créé en 1992, Le Lynx n’épargne personne en Guinée, de feu Lansana Conté à « Alpha Grimpeur ». Au fil des convocations judiciaires, l’hebdomadaire satirique est devenu une institution.

Souleymane Diallo, 69 ans, fondateur et administrateur général du groupe de presse. © Youri Lenquette pour J.A.

Souleymane Diallo, 69 ans, fondateur et administrateur général du groupe de presse. © Youri Lenquette pour J.A.

Publié le 25 février 2014 Lecture : 4 minutes.

Le 20 janvier une fois encore, Le Lynx a frappé fort. En réponse à la reconduction, la veille, du Premier ministre Mohamed Saïd Fofana par le président Alpha Condé – qui avait annoncé quelques jours auparavant un nouveau "gouvernement de mission" -, l’hebdomadaire satirique a titré : "Gouvernement, démission !" Succès garanti : il n’a pas fallu attendre longtemps pour que les lecteurs se le procurent et que le journal envahisse les rues de Conakry, les sièges avant des voitures et les couloirs des ministères.

Au siège du Lynx, situé en plein centre-ville, on est directement connecté à la rue : les sempiternels embouteillages et les conversations des passants résonnent dans les locaux. Imperturbables dans leur bureau exigu, Souleymane Diallo, 69 ans, fondateur et administrateur général du journal, et Abdoul Gadiry Diallo, 63 ans, qui en fut longtemps le rédacteur en chef, croulent sous des montagnes de papiers. "Il n’y a rien d’important dans ces dossiers, explique en riant Souleymane Diallo. On y empile même tout ce qu’il y a de plus inutile ! Disons qu’en cas de perquisition policière cela ralentirait les recherches…" Il faut dire qu’en vingt-deux années de collaboration les deux comparses ont eu plusieurs fois affaire aux forces de l’ordre. Et quand ils racontent, non sans fierté, ces épisodes mouvementés de leur carrière, c’est tout un pan de l’histoire contemporaine de la Guinée qu’ils déroulent.

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Tout commence en 1990. Souleymane Diallo rentre d’exil. Journaliste, il avait fui le régime de Sékou Touré pour la Côte d’Ivoire, où il travaillait pour le quotidien d’État Fraternité Matin. De retour à Conakry, il monte une petite équipe pour lancer le premier hebdomadaire satirique du pays. À l’époque, la presse privée et indépendante est quasi inexistante. "On nous disait qu’une telle aventure était vouée à l’échec car les Guinéens ne lisent pas", raconte-t-il. Trois journalistes, ex-exilés eux aussi, le suivent, ainsi que le caricaturiste Youssouf Ben Barry, dit Oscar, et l’écrivain Williams Sassine (décédé en 1997).

Humour et ironie, la marque de fabrique

Le pouvoir s’est fâché et s’est mis à nous emmerder.

Le 7 février 1992 paraît le premier numéro du Lynx – nom choisi en référence à la vue perçante du félin. Sur les 3 000 exemplaires tirés, seuls 500 sont vendus. "En caisse, on avait seulement de quoi assurer la parution pour six mois. On ne se versait pas de salaires, mais parfois des primes", se souvient Abdoul Gadiry Diallo. De 1992 à 1997, le journal est mis sous presse chaque week-end à Abidjan, où l’impression est moins chère, puis acheminé par avion à Conakry. Les caricatures, le style et l’écriture, mêlant l’humour et l’ironie pour dénoncer les dérives du pouvoir, font rapidement mouche. Et les ventes augmentent. "Ça a vraiment pris à partir de 1994. Et là, ça a fait mal, sourit Souleymane Diallo. Le pouvoir s’est fâché et s’est mis à nous emmerder."

Les convocations en justice se succèdent. Pour "offense au chef de l’État", "falsification de document", "diffamation"… Sous Lansana Conté (au pouvoir de 1984 à 2008), Souleymane Diallo est emprisonné à deux reprises. Le général était en effet la cible privilégiée des enquêtes de l’hebdomadaire, qui l’avait surnommé Fory Coco – clin d’oeil à l’expression "chérie-coco", "Fory" signifiant "l’aîné brut et égoïste" en soussou. Lorsque Conté confie, lors de l’une de ses rares conférences de presse : "Je n’ai pas peur des critiques", Le Lynx reprend la citation, associée à celle du journaliste et écrivain britannique Arthur Koestler : "L’histoire se fiche pas mal que vous vous rongiez les ongles." Aujourd’hui encore, les deux maximes figurent en manchette du journal.

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Reconnuet récompensé

Devenu au fil des irrévérences une véritable institution, Le Lynx a reçu de nombreuses distinctions, dont le prix Presse et Démocratie du Festival médias Nord-Sud de Genève en 2009, et a même fait l’objet de trois thèses universitaires en France. Désormais, 75 personnes travaillent pour le groupe, qui a créé un hebdomadaire d’information générale, La Lance, en 1996, et une radio, Lynx FM, en 2012. Le tirage du journal satirique, qui vit aussi grâce à la publicité, se situe dorénavant entre 5 000 et 7 000 exemplaires par semaine.

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"Nous sommes un hebdomadaire indépendant, tient à souligner Souleymane Diallo. Cela ne consiste pas à critiquer le pouvoir le lundi et l’opposition le mardi, mais à prendre toutes nos décisions sans qu’aucun gros bonnet ne s’en mêle, d’où qu’il vienne." Et qu’importe s’ils sont nombreux à classer le journal satirique dans la presse dite d’opposition. "Nous sommes d’opposition, peut-être, mais nous ne sommes pas l’opposition", précise l’un des journalistes.

Dernier coup en date : la divulgation du coût des voyages à l’étranger du président Alpha Condé – surnommé Alpha Grimpeur en référence à l’épisode de 1991 où, lors d’un meeting, on l’avait aperçu escalader un mur pour échapper aux forces de l’ordre. "Nous le connaissons pour l’avoir beaucoup soutenu lorsqu’il était opposant. La presse satirique, il en connaît le fonctionnement et sait que nous continuerons à faire notre travail, conclut avec malice Souleymane Diallo. Nous n’avons aucun problème avec lui."

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