Exil forcé d’enfants réunionnais : la France reconnaît sa responsabilité dans le drame

De 1963 à 1981, 1 600 jeunes Réunionnais furent contraints de s’exiler en métropole afin de repeupler les campagnes. Mardi, la France a enfin ouvert la voie à la reconnaissance de sa responsabilité dans ce drame qualifié par certaines victimes de « déportaion ».

Ils sont 1600 à avoir été envoyés dans les campagnes françaises. © Sipa

Ils sont 1600 à avoir été envoyés dans les campagnes françaises. © Sipa

Clarisse

Publié le 18 février 2014 Lecture : 6 minutes.

Mis à jour le 19/02 à 10h12.

Elle est fine, presque frêle, mais son regard trahit sa détermination. Marie-Thérèse Gasp est née il y a quarante-neuf ans dans l’île de La Réunion, petite possession française perdue dans l’océan Indien. Séparée de sa famille à l’âge de 6 mois, elle a été contrainte deux ans et demi plus tard de s’exiler en métropole. Plus précisément, dans le département de la Creuse. Comme quelque 1 600 jeunes Réunionnais retirés à leur famille, souvent en toute illégalité. Cet exil forcé a commencé il y a tout juste cinquante ans, raison pour laquelle une résolution reconnaissant la responsabilité de l’État français dans cette triste affaire a été soumise au Parlement le 18 février, à l’initiative d’Ericka Bareigts, la députée (socialiste) de l’île. Celle-ci a été adoptée à 125 voix contre 14. "C’est un premier pas, mais il en faudra d’autres, commente Marie-Thérèse. Toute la lumière doit être faite sur les chiffres et sur les responsabilités des uns et des autres." Retour en arrière.

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La Réunion, printemps 1966. Depuis des mois, les fiches signalétiques affluent à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Dass). Toutes concernent des enfants à la tenue "douteuse" et à la santé "déficiente", vivant dans des cases "exiguës". Les autorités sanitaires estiment que leurs pères ne manifestent pas un grand "sens des responsabilités". Certes, ils travaillent régulièrement dans des plantations, mais "pour peu de temps". Depuis des mois, ces gosses de familles en difficulté vivent dans la hantise de voir surgir la 2 CV fourgonnette qui les emportera au loin.

Combattre le chômage et la surnatalité

C’est Michel Debré, le principal rédacteur de la Constitution de la Ve République, qui orchestre l’opération. En mai 1963, il n’est plus depuis un an le Premier ministre du général de Gaulle en raison de son hostilité à l’indépendance de l’Algérie. Alors il s’est fait élire député de La Réunion. D’abord, pour contrarier les menées autonomistes de Paul Vergès, le frère jumeau de l’illustre avocat (Jacques Vergès, décédé l’an dernier), qui dirige le Parti communiste local. Mais aussi pour combattre le chômage et la surnatalité : une Réunionnaise fait, en moyenne, sept enfants. Un mois après son élection, il crée donc le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (Bumidom). Plus de 72 000 Réunionnais adultes sont ainsi expédiés en métropole pour travailler aux PTT (l’ancêtre de La Poste) ou sur les chaînes de montage des usines Renault.

Combattre le dépeuplement de la France rurale

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L’autre grande préoccupation, presque l’obsession, de Michel Debré, c’est le dépeuplement de la France rurale. Des départements comme la Creuse, le Gers ou le Tarn sont particulièrement touchés. Pourquoi ne pas remédier à cet exode rural en organisant l’implantation sur ces terres désertées de gens nés sous d’autres cieux ? Dans un premier temps, il cible les mineurs orphelins dûment immatriculés comme "pupilles de la nation". Ceux-ci ne suffisant pas à la tâche, les critères d’élection, si l’on peut dire, sont bientôt étendus aux indigents. Il suffit pour cela que les parents renoncent à leurs droits…

Jean-Jacques Martial n’est pas orphelin de naissance. Il n’a pas non plus été abandonné par ses parents. Dans un livre publié en 2002, il évoque ce jour d’avril 1966 où deux fonctionnaires de la Dass se sont présentés au domicile familial munis d’un document portant la signature du secrétaire général de la préfecture : "L’enfant Martial Jean-Jacques, né le 27-5-1959 à Saint-André (de La Réunion), est admis dans les services de l’aide sociale à l’enfance." Quelques jours plus tard, son père appose son pouce imprégné d’encre en bas d’un texte imprimé que lui présente le garde champêtre : "M. Martial Antoine nous déclare vouloir effectuer l’abandon à la Direction de l’action sanitaire et sociale de Martial Jean-Jacques." Un rapport rédigé ultérieurement évoquera une séparation "très pénible" ayant provoqué "un choc affectif", mais qu’importe : le garçonnet de 6 ans en tongs, short et chemisette est embarqué dans un avion en partance pour la France. Quand il atterrit à l’aéroport d’Orly, il fait – 5 °C. Il est expédié directement dans la Creuse, au foyer de l’enfance de Guéret.

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Second arrachement

En même temps que lui, plusieurs dizaines de petits Réunionnais furent ce jour-là arrachés à leur île. Les plus jeunes avaient 6 mois, les plus âgés, 20 ans. Ses quatre premières années, les plus belles, Jean-Jacques les passe chez un couple d’agriculteurs qui ne lui ménage pas son amour. Jusqu’au jour où un homme et une femme, les Barbey, se présentent à la ferme sous le prétexte de l’emmener aux sports d’hiver. Après des heures de route, il se retrouve à Saint-Vaast-la-Hougue, dans la presqu’île du Cotentin, sur la côte normande. Second arrachement. À l’école, il découvre sur ses cahiers un nom qui n’est pas le sien : "Barbey Jean-Jacques". Il fait contre mauvaise fortune bon coeur, car les Barbey, qui sont l’un et l’autre enseignants, se montrent très attentifs avec lui. Autant en profiter pour s’instruire… Trois ans plus tard, le couple se sépare, et Jean-Jacques est confié à son père adoptif, qui, assure-t-il, abusera par la suite régulièrement de lui. En dépit de ce lourd passif, Jean-Jacques apprend un métier (cuisinier), fonde une famille (il a deux enfants) et, en 2004, après trois tentatives infructueuses, réussit à récupérer son patronyme : Martial. Sa plus grande fierté, c’est d’avoir osé, en janvier 2002, assigner l’État français en justice pour "enlèvement et séquestration de mineur" et pour "rafle et déportation". Afin, dit-il, de "provoquer un choc", il réclame 1,5 milliard d’euros d’indemnité. Et c’est ainsi que fut révélé au grand jour le scandale des 1 600 enfants arrachés à leur île entre 1963 et 1981 afin de repeupler soixante-quatre départements français.

Toutes leurs histoires se ressemblent. Certains ont été adoptés, d’autres placés en foyer, d’autres encore soumis dans des fermes à un esclavage déguisé. Dans le sillage de celle de Jean-Jacques Martial, d’autres plaintes ont été déposées. Toutes ont été classées sans suite.

Certains ont sombré dans la depression ou la délinquance, quand ils ne se sont pas suicidés

Arrivé le 6 septembre 1966 avec ses trois frères, dont il est vite séparé, Simon Apoi, aujourd’hui président de l’Association des Réunionnais de la Creuse, décrit un "véritable centre de tri" où les enfants étaient classés par catégories d’âge. "Il y avait de la demande ! Certains enfants arrivaient le soir au foyer et repartaient dès le lendemain", raconte-t-il.

Il est successivement placé dans deux familles d’accueil. À chaque fois, il fugue et se réfugie au foyer de Guéret. Au fil des années, il réussit néanmoins à maintenir un lien avec ses frères et soeurs, à décrocher un emploi et à fonder une famille. Il estime avoir eu de la chance. Car certains de ses camarades ont sombré dans la dépression ou la délinquance, quand ils ne se sont pas suicidés. Ceux qui ont survécu conservent la trace profonde de leur déracinement culturel et affectif.

Pour la députée Ericka Bareigts, ces "petits créoles", comme on les appelait dans la Creuse, verront donc, si la résolution est adoptée, leur tragédie inscrite dans l’histoire de France : "Le texte prévoit également une reconnaissance de la responsabilité morale de l’État français. Il s’agit de permettre aux Réunionnais de s’approprier cette période pour mieux panser leurs blessures et se projeter dans l’avenir. Pas d’instruire le procès de Michel Debré."

Cadre technico-commercial à la retraite, Michel Calteau, 63 ans, estime pour sa part qu’une simple reconnaissance morale ne suffit pas : "Si l’État est en infraction, estime-t-il, il faut des réparations à hauteur des préjudices subis." Le plus grave, dit-il, "c’est moins le fait de nous avoir fait venir ici que de nous avoir ensuite abandonnés à notre sort". Pour lui, les 10 % d’enfants qui ont fini par trouver leur place dans la société française ne doivent pas faire oublier les autres. À leur arrivée en métropole, les enfants souffraient de carences affectives graves, mais ils n’ont jamais rencontré de psychologues, sauf pour des tests d’orientation professionnelle. On a menti à des familles pour leur enlever leurs enfants. Calteau a été le premier à utiliser le terme de "déportation". Et il ne le renie pas.

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