La Suisse fait sécession
Le 9 février, les électeurs ont décidé de mettre fin à la libre circulation des étrangers et d’instituer un système de quotas. Premières victimes : les Allemands, les Français, les Italiens et les Portugais. La réplique de l’UE s’annonce virulente.
Coup de tonnerre dans le ciel européen : 50,34 % des électeurs et une majorité de cantons de la Confédération helvétique ont adopté le 9 février une "initiative contre l’immigration de masse" soumise à votation sur proposition d’un parti ultraconservateur, l’Union démocratique du centre (UDC). Contre l’avis du gouvernement central, des chefs d’entreprise et de tous les autres partis. En 2005, cette même UDC avait déjà affiché sa xénophobie en faisant adopter par les urnes l’interdiction des minarets. Cinq ans plus tard, elle avait obtenu le renvoi des délinquants étrangers dans leur patrie.
Ce vote obtenu par 19 000 voix de majorité fait obligation au gouvernement de modifier la Constitution dans les trois ans de façon à mettre fin à la libre circulation des étrangers et à instaurer un système de quotas. Les Européens, qui croyaient que leur culture, leur niveau d’éducation et leurs religions semblables à ceux des Suisses les préservaient de ces mesures protectionnistes, tombent de très haut. Car la Confédération, qui ne fait pas partie de l’Union européenne, a décidé de se protéger contre "l’immigration de masse"… des Allemands, des Français, des Italiens et des Portugais !
La politique des quotas est "inacceptable"
Les réactions ont été à la mesure de la surprise de ce résultat qu’aucun sondage n’avait prévu. Aussitôt, les eurosceptiques et autres populistes ont exulté. À l’unisson de l’AfD allemande, du PVV néerlandais ou de la Ligue du Nord italienne, Marine Le Pen, la présidente du Front national français, s’est félicitée du "bon sens helvète", tandis que Nigel Farage (Ukip, Royaume-Uni) déclarait que ce vote était "une merveilleuse nouvelle pour les amoureux de la liberté et de la souveraineté nationale".
La Commission européenne a répliqué que la politique des quotas était "inacceptable". Angela Merkel, la chancelière allemande, que le vote poserait "des problèmes considérables" à la Suisse. Thierry Repentin, le ministre français délégué aux Affaires européennes, qu’il allait falloir revoir l’ensemble des accords entre Bruxelles et Berne. Enfin, Daniel Cohn-Bendit, député Vert européen, a enfoncé le clou en estimant que "la Suisse a parfaitement le droit de se refermer sur elle-même", mais que "nous n’avons rien à lui céder, sinon nous y perdrons tous". En France, l’Élysée est demeuré silencieux, mais les socialistes ont condamné cette régression. Quant à l’UMP, elle a commencé avec François Fillon par applaudir les Suisses pour leur projet de quotas avant de s’apercevoir que celui-ci pénalisait 145 000 travailleurs frontaliers français !
L’indignation n’a pas été moindre en Suisse. À Berne, des manifestants ont déployé des banderoles pour exprimer leur "honte". L’Association des banques suisses redoute quant à elle que "les effectifs disponibles de personnels qualifiés décroissent" en raison des nouvelles barrières à l’immigration. Voilà donc le pays coupé en deux. Ont voté contre l’initiative anti-immigration : la Suisse romande (francophone), les villes, les intellectuels et les classes aisées. Ont voté pour : la Suisse alémanique (germanophone), le monde rural et les laissés-pour-compte de la mondialisation.
"C’est un vote de riche"
Paradoxe, la Suisse se ferme alors que les accords de libre-échange conclus avec l’UE lui ont donné accès à un marché de 500 millions d’habitants qui absorbe 55 % de ses exportations. Si, malgré tout, elle a émis un vote anti-immigration, c’est parce que, chaque année, arrivent sur son territoire 80 000 étrangers, qui provoquent une hausse des prix de l’immobilier, un encombrement des transports en commun et des écoles. "C’est un vote de riches, analyse Yves Bertoncini, directeur de Notre Europe-Institut Jacques Delors. Ce pays compte 3,5 % de chômeurs et 23,3 % d’étrangers. Ses citoyens ont clairement choisi de défendre leur identité, de rester entre eux, en échange d’une moindre prospérité. Les Africains, par exemple, auront du mal à comprendre ce choix, eux qui adoreraient pouvoir jouir de la libre circulation sur leur continent."
Les conséquences de ce repli nationaliste sont encore difficilement mesurables. Chercheuse à l’Institut français des relations internationales (Ifri), Emma Broughton estime que toutes les politiques antimigratoires ont avant tout un objectif "électoraliste". Car, dit-elle, "toutes les études montrent que l’immigration apporte toujours plus à un pays qu’elle ne lui prend en termes de finances publiques, et qu’un immigré ne se substitue pas à un national dans un emploi". Les quotas ? "Techniquement, il est compliqué de découvrir de quelles compétences ont besoin les entreprises. En France, des listes de métiers où il existe des manques de main-d’oeuvre ont été établies en 2007, mais elles n’ont jamais été mises à jour, et les nomenclatures de Pôle emploi sont incohérentes avec les besoins des entreprises."
La balle est dans le camp helvétique. Bon gré mal gré, le Conseil fédéral (gouvernement) devra se plier au vote populaire. Mais il sait que si la libre circulation est remise en question, les six autres accords signés en 2012 avec Bruxelles, notamment en matière de transports, d’agriculture, de recherche et de marchés publics, deviendront caducs. Comme l’a dit sans ambages la commissaire Viviane Reding : "Vous prenez tout ou vous laissez tout."
Il semble peu vraisemblable que les Européens établis en Suisse – ils sont 1 million – en soient chassés, car 430 000 Suisses leur font pendant au sein de l’Union. Il n’empêche que le Crédit suisse estime que la nouvelle politique migratoire devrait coûter à la Confédération 0,3 point de croissance, ou 1,2 milliard de francs suisses (980 millions d’euros) en trois ans. "Ils se sont tiré une balle dans le pied", commente Philippe Herzog, président de l’association Confrontations Europe. Pour sortir de l’impasse, il propose d’élaborer "une politique de la mobilité à l’échelle du continent". Car faute de cadre migratoire négocié, on est toujours le "plombier polonais" de quelqu’un. En d’autres termes : on est ressenti comme une menace pour l’emploi du voisin.
Le 10 février, les négociations concernant la création d’un marché commun de l’électricité ont été suspendues. Et si une nouvelle votation interdisait l’entrée en vigueur, le 1er juillet, de l’accord de libre circulation conclu avec la Croatie, l’UE stopperait l’application de son accord avec la Suisse dans le domaine de la recherche, ainsi que le programme Erasmus d’échange d’étudiants. Les diplomates vont devoir faire preuve de beaucoup de talent pour éviter que la Suisse ne se retrouve isolée au coeur de l’Europe !
Pourquoi Bruxelles est catastrophé
Trois raisons justifient le concert de protestations qui a suivi la votation suisse en faveur d’une politique d’immigration très contrôlée.
o Ce vote contrevient à l’accord conclu en 2002 entre la Suisse et l’Union européenne, qui définit quatre libertés de circulation : celles des personnes, des biens, des services et des capitaux. Enlever l’une d’elles, c’est supprimer les autres et saper les fondements de l’Union.
o Un million d’Européens travaillent et/ou résident en Suisse, dont 300 000 Allemands et 145 000 frontaliers français. Si la Suisse mettait en place une politique de quotas par nationalité et par profession, l’obtention d’un permis de travail prendrait plusieurs semaines, au lieu de cinq jours actuellement. Les étrangers seraient menacés de perdre leur emploi ; la Suisse sortirait de l’espace Schengen ; et un passeport serait obligatoire pour franchir ses frontières.
o La position du Premier ministre britannique, qui a récemment dénoncé l’abus fait par les immigrés roumains et bulgares des allocations chômage, s’en trouve renforcée. Concurrencé par l’aile souverainiste de la droite britannique, David Cameron a promis d’organiser à partir de 2017 un référendum en vue de restituer au royaume la maîtrise de sa politique migratoire et de rétablir une frontière avec l’Europe. Tout en conservant un accès privilégié au marché continental !
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