Jocelyne Béroard : « Je ne comprends pas le vote massif pour Le Pen dans les Outre-mer »
L’actu vue par… Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter un sujet d’actualité. Consciente de la crise sociale et identitaire que traversent les Outre-mer, la chanteuse du mythique groupe de zouk Kassav’ invite les populations à réfléchir et à créer ensemble.
Bien connue des Africains, la chanteuse et compositrice martiniquaise a sillonné pendant quarante ans une trentaine de pays du continent lors de ses tournées avec Kassav’. Une aventure aussi passionnante que romanesque qu’elle partage dans Loin de l’amer (mars 2022, éditions du Cherche Midi), un livre qui revient sur son parcours et la saga d’un groupe de zouk qui a révélé un pan du patrimoine culturel antillais au monde entier.
Car son île, Jocelyne Béroard l’aime. Si elle n’est pas de celle à céder à l’émotion, cette optimiste de nature ne cache ni son indignation ni sa honte face aux scores réalisés par l’extrême-droite dans les départements et collectivités d’Outre-mer aux présidentielles de 2022. Marine Le Pen, la candidate du Rassemblement national (RN), y est ainsi arrivée en tête du second tour de la présidentielle, avec près de 60% des suffrages (hors Pacifique). Ce vote, elle ne le comprend pas. Et le condamne. Fière de son identité martiniquaise, l’artiste en appelle à la responsabilité collective et invite les populations à réapprendre à vivre ensemble.
Jeune Afrique : Au second tour de la présidentielle française, l’extrême droite est arrivée en tête dans les départements d’Outre-mer. Avez-vous été surprise ? Comment l’expliquez-vous ?
Jocelyne Béroard : Moi, je suis originaire de la ville de Schoelcher [en Martinique], qui n’a pas voté pour Le Pen ! Je ne comprends pas ce résultat. Peut-être que les populations ultra-marines se sentent pleinement françaises… Je ne sais pas, c’est un mystère. Quand j’ai entendu la nouvelle, je présentais mon livre lors d’une dédicace et je me demandais où j’allais me cacher.
Ressentez-vous de la honte ?
Oui, j’ai honte. Il existait d’autres solutions pour manifester son rejet du gouvernement Macron, comme l’abstention, le vote blanc ou le vote nul. C’est aussi simple que cela. Si tous les votes avaient été blancs, le message aurait été très clair. Mais partir à la dérive en votant massivement Le Pen, ça me dépasse. J’entends et lis un certain nombre de théories qui tentent d’expliquer ces résultats, j’espère comprendre un jour mais, pour l’heure, c’est impossible.
On ne peut pas être contre la France et espérer récolter de l’argent de la France
Quel regard portez-vous sur les mobilisations de novembre 2021 contre le passeport vaccinal, qui ont débouché sur une violente crise sociale en Guadeloupe puis en Martinique ? La fermeté du gouvernement, qui a décidé de répliquer en envoyant le GIGN et le Raid, vous a-t-elle choqué ?
Cela se passe ainsi depuis toujours ! Les rapports entre la métropole et les territoires d’Outre-mer ont toujours été des rapports de répression, tout simplement parce qu’il n’y a pas de communauté au sein de la communauté française. La France souhaite que nous soyons tous de bons petits Français. Or, la réalité, c’est que lorsque je veux commander quelque chose en France, on ne me l’envoie pas chez moi, en Martinique. C’est uniquement pour la France métropolitaine.
Jusqu’à quel point sommes-nous donc français ? J’ai un passeport français, je peux voyager. Mais quand je suis en Martinique, je suis antillaise. Cette réalité identitaire est claire dans ma tête. Je pense que ce qui est crucial, c’est d’essayer de suggérer aux populations de penser et de se penser autrement. En se posant la question suivante, qui est primordiale : qui suis-je ?
Pensez-vous donc que ces territoires traversent une crise identitaire ?
J’en suis certaine ! On ne peut pas être contre la France et espérer récolter de l’argent de la France. Il y a des choix à faire à un moment.
J’ai moi-même été méfiante au début vis-à-vis du vaccin. Mais j’ai fini par recouvrer la raison
Pour autant, le changement de statut de la Martinique a été rejeté en janvier 2022 lors d’une consultation de la population. Le territoire refuse d’être autonome…
On n’entend pas toutes les personnes s’exprimer sur le sujet. Je veux avant tout comprendre pourquoi certains sont contre et d’autres pour, afin de me forger mon opinion. Le problème, c’est que l’on ne s’écoute pas. Tout n’est qu’affaire d’invectives. On l’a vu avec le passeport vaccinal, on pouvait être menacé de mort si on s’aventurait sur le terrain avec un avis sur la question, que l’on soit pour ou contre d’ailleurs.
La défiance vaccinale en Guadeloupe et en Martinique est pour beaucoup liée au scandale du chlordécone. La comprenez-vous ?
Je comprends cette défiance. J’ai moi-même été méfiante au début. Mais j’ai fini par recouvrer la raison. Il existe un vaccin contre la polio, on le prend… J’aime citer cette drôle anecdote au sujet du vaccin contre le Covid-19 : il a été élaboré par le même laboratoire que le viagra et personne n’a contesté la pilule bleue ! Maintenant, je ne vais pas forcer les gens à se faire vacciner même si j’observe beaucoup d’irrationalité.
Plus de dix ans après la crise contre la vie chère en Martinique et en Guadeloupe, avez-vous le sentiment que rien n’a changé ?
Rien n’a changé et ce n’est malheureusement pas près de changer. Même au sein des mouvements contestataires, tout le monde n’est pas d’accord. Je ne suis pas économiste, mais quand je discute avec des spécialistes, ils me disent que c’est fichu d’avance. Parce qu’il y a des gens qui ont un certain pouvoir et qu’ils n’ont pas envie de le perdre. Cela vaut pour les Békés mais pas seulement, il y a des Noirs fortunés en Martinique aussi.
Je reste convaincue que si l’on veut un changement radical pour la Martinique, il faut d’abord que l’on apprenne à s’écouter. Ce sont aux gens de se sauver eux-mêmes. Si je sais qui je suis, je peux faire peuple avec les autres, à condition que l’on s’écoute. Il faut que l’on réapprenne à être ensemble. On s’indigne encore de la passivité de nos aînés, même si les perceptions changent doucement. Le travail qui a été fait sur les cerveaux pendant et après l’esclavage fait que l’on se retrouve à toujours attendre que l’on nous donne des choses. Les autres, quels qu’ils soient, ceux qui tiennent les ficelles, créent des choses. Mettons-nous ensemble, imaginons et créons à notre tour. C’est ce que Kassav’ à fait.
Retrouvez prochainement le portrait de Jocelyne Béroard sur Jeune Afrique Culture, à l’occasion de la sortie de son livre autobiographique « Loin de l’amer » (éditions du Cherche midi), écrit en collaboration avec Bertrand Dicale.
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