Emmanuel Macron en Afrique : les cinq travaux d’Hercule
Architecte intellectuel du sommet Afrique-France de Montpellier, Achille Mbembe a pris position pour la réélection du président français. Selon l’historien camerounais, cinq grands axes devraient guider la politique africaine du second quinquennat du chef de l’État.
De tous les dangers qui, sur le front africain, guettent Emmanuel Macron à l’orée de son second mandat, le plus grave est sans doute celui de la gorbachévisation. Ce symptôme hante en effet les réformateurs qui, confrontés à un système sclérosé et à bout de souffle, privilégient le recours à une flopée de demi-mesures, là où la situation historique exige le recours à un big bang.
S’ensuivent une perte de contrôle graduelle mais irréversible des événements, le délitement des soutiens au projet de réforme et une reprise en main du processus inachevé de transformation par les forces du raidissement et de l’entropie.
Blocages systémiques
Nous n’en sommes, certes, pas à ce point, et les derniers soubresauts de la Françafrique ne présentent que peu de ressemblances avec ceux qui accompagnèrent l’effondrement de l’empire soviétique. Emmanuel Macron n’est pas Mikhaïl Gorbachev. Du reste, s’agissant de son bilan africain, nombre de signes de changement sont là. À la surface, il est vrai. Car mis bout à bout, ils ne font, pour le moment, ni mouvement de fond ni structure, mais dessinent un arc. Et ceci, décidément, compte.
En profondeur, ni la rente de la Françafrique ni l’imaginaire qui sous-tend le complexe ne sont complètement taris
D’autres indices témoignent cependant, non d’une volonté de maintien du statu quo, mais de la permanence de points aveugles nourris et renforcés par une longue tradition d’inertie. C’est qu’en profondeur, ni la rente de la Françafrique ni l’imaginaire qui sous-tend le complexe postcolonial ne sont complètement taris. Des dynamiques centrifuges portées par de nombreux réseaux anciens et acteurs parallèles sont encore à l’œuvre. À toutes les échelles.
La plupart des blocages sont systémiques. Il ne s’agit pas seulement des légendaires pesanteurs bureaucratiques, des oppositions sourdes, des luttes pour le maintien de positions acquises et des résistances passives au sein même de la technostructure. Certains autres relèvent d’un vieil habitus colonial difficile à extirper, qu’il serait vain de nier.
D’autres encore sont la conséquence de l’inadaptation des outils et dispositifs institutionnels, des conflits de tutelle nécessitant des arbitrages clairs et rapides mais qui se font attendre, des guéguerres incessantes entre les différents acteurs et agences impliqués dans la mise en œuvre des choix effectués, de l’absence de coordination entre les innombrables pôles et guichets, des consultations interminables – souvent sans véritable valeur ajoutée – avec des interlocuteurs sans cesse changeants, et, surtout, de l’extraordinaire affaissement des capacités d’analyse, de vision et de prévision aussi bien dans le champ civil que dans le domaine militaire.
Fatigue intellectuelle et émotionnelle
À tous ces facteurs, il convient d’ajouter les effets de fatigue. Celle-ci est physique, intellectuelle mais aussi émotionnelle. Cinq années d’hyperactivité, de crises et d’imprévus de tous genres ont endurci plus d’un, mais elles ont aussi laissé sur le carreau maints acteurs essoufflés, voire découragés. Autant l’expérience et la mémoire seront indispensables pour l’étape qui s’annonce, autant du sang neuf sera nécessaire pour mener à bien de nouveaux projets de haute intensité requérant une imagination neuve et un désir de changements véritablement structurels.
Faire comme s’il suffisait de s’inscrire tranquillement dans la continuité serait une option défaitiste et ouvrirait la voie à l’échec
En effet, un deuxième quinquennat sans horizon neuf et sans énergie décuplée ne décrédibiliserait pas seulement le projet de sortie de la Françafrique. Il contribuerait également à la démobilisation des bonnes volontés de part et d’autre. Faire comme si tout était d’ores et déjà en place, comme s’il suffisait de s’inscrire tranquillement dans la continuité de ce qui a été esquissé au cours du mandat précédent, avec quelques menues corrections et inflexions ici et là, serait donc une option défaitiste, et ouvrirait la voie à l’échec.
L’esprit de Montpellier
La priorité est d’accélérer la « remise en relation » de l’Afrique, de la France et de l’Europe, en droite ligne de la démarche entamée à Ouagadougou, et dont le nouveau sommet Afrique-France de Montpellier aura été le point d’orgue. Cette « remise en relation » requiert un profond repositionnement de la France sur le continent pris comme un tout et, surtout, comme un acteur géopolitique potentiel.
De nombreuses initiatives ont été engagées à cet effet entre 2017 et 2021. Maintes expérimentations sont d’ailleurs en cours sur le terrain, et certaines d’entre elles ont d’ores et déjà ouvert la voie à de réelles possibilités de transformation de la relation. Le travail qui reste à accomplir est néanmoins colossal tant le rejet est massif et les moyens plus qu’économes, tandis que l’imagination, souvent, manque au rendez-vous. Il s’agit en premier lieu de faire le tri et d’évaluer ces initiatives. Après les avoir mesurées à l’aune des dynamiques en profondeur qui travaillent le continent, il s’agit de poursuivre ou d’approfondir celles qui le méritent.
La défaite de la France en Afrique est à la fois morale et culturelle. Mais elle est aussi, et surtout, intellectuelle
Accélérer la « remise en relation » dans l’esprit du sommet de Montpellier suppose par ailleurs que l’on prenne l’exacte mesure de ce qui est en jeu. Or, nous ne l’avons pas suffisamment fait valoir, la défaite de la France en Afrique est à la fois morale et culturelle. Mais elle est aussi, et surtout, intellectuelle.
Sans connaissances neuves, la probabilité d’emprunter des chemins qui ne mènent nulle part est grande. La refondation n’aura guère lieu sans une relance de la coopération internationale en matière de recherche fondamentale sur les évolutions à long terme du continent. Celle-ci doit se faire sur fond d’un dialogue rigoureux entre les sciences humaines, les sciences de la nature, de la santé, de l’environnement et de la technologie. Pour les grandes institutions françaises de recherche, à l’image du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), ou pour de grands établissements universitaires comme l’École normale supérieure (ENS), il s’agit moins d’ouvrir de nouveaux bureaux en Afrique que d’appuyer des stratégies conçues et portées par les Africains eux-mêmes, dans le but de produire des savoirs en commun.
Le travail de « remise en relation » requiert, d’autre part, une nouvelle perception du réel et une mutation des imaginaires. Nous ne changerons pas de logiciel – et donc de paradigme – si nous ne modifions pas les schémas mentaux, aussi bien au sein de la technostructure, de l’appareil diplomatique, de la société civile que de la population en général et des jeunes générations en particulier ; si nous ne trouvons pas le moyen de déclencher, par une nouvelle génération d’outils et un langage approprié, des prises de conscience et une envie de se réinventer. Bref, si nous n’organisons pas, de façon consciente, méthodique et coordonnée, le réarmement intellectuel.
Cinq chantiers prioritaires se dégagent de ce point de vue.
1) Se démarquer de la diplomatie d’influence
En premier lieu, il est urgent de reconstruire l’outil diplomatique français en Afrique et, surtout, de lui assigner des tâches neuves au sein d’un paradigme nouveau. À cet égard, le principal choix stratégique consisterait à se démarquer visiblement de la diplomatie d’influence, celle qui ne jure qu’en conquête des parts de marché ou en projection de la puissance militaire. À tort ou à raison, cette diplomatie d’influence est perçue en Afrique comme un jeu à somme nulle, un jeu dans lequel, connus d’avance, gagnants et perdants sont toujours les mêmes.
Pour échapper aux accusations d’ingérence, il ne faut intervenir qu’en appui à des initiatives conçues par les Africains
Il ne s’agit pas de nier que la France a des intérêts sur le continent. Il s’agit de comprendre que ces intérêts, aussi bien que l’influence française en Afrique, seront mieux sauvegardés si, au colonialisme dérivé et aux codes de l’asymétrie, nous substituons une approche mutualiste qui permet d’objectiver les gains dans les deux sens, que ce soit sur le plan culturel, scientifique, économique, technologique ou militaire.
La meilleure façon d’échapper au statut de bouc émissaire des Africains et aux accusations d’ingérence est de n’intervenir qu’en appui à des initiatives conçues et initiées par les Africains eux-mêmes. Tout autre effort devrait non seulement être co-construit, mais aussi mise en œuvre par le biais d’une gouvernance partagée. Une manière de donner corps à cette diplomatie de la mutualisation et à l’engagement pour un monde en commun qu’elle implique est de partir des grands défis planétaires.
Aussi bien dans le discours que dans la pratique, une telle diplomatie des croisements devrait accorder la priorité à la co-construction patiente de solutions concrètes aux enjeux globaux, tout en veillant à l’égalité des positions de chacun. Tel devrait notamment être le cas dans les négociations internationales sur le climat, les forêts et les océans, la protection de la biodiversité, les systèmes de santé mondiale, la sécurité alimentaire, le numérique, la gouvernance des institutions financières internationales, les réponses actuelles et futures aux pandémies, le régime international des mobilités, ou la coopération en matière de vaccins.
2) S’interroger sur la présence militaire française
Ensuite, au-delà de la reconstruction de l’outil diplomatique, un second chantier concerne l’une de ses missions partagées, à savoir la paix, la sécurité et la stabilité. Aussi importante soit-elle, la lutte contre les groupes jihadistes ne peut pas constituer le tout de la sécurité en Afrique. Celle-ci ne peut pas non plus être envisagée sous le prisme des seuls intérêts européens, à commencer par la protection des frontières extérieures de l’Union et la lutte contre les migrations illégales.
La stabilité ne s’obtiendra pas par des interventions militaires à répétition et le soutien à des tyrans invétérés
Du reste, la protection efficace des frontières européennes passe paradoxalement par la garantie et l’extension du droit à la mobilité et à la circulation des Africains à l’intérieur du continent. Par ailleurs, tout indique désormais que la stabilité s’obtiendra non par des interventions militaires à répétition et le soutien à des tyrans invétérés, mais par l’approfondissement de la démocratie, le souci renouvelé du vivant et ses éventuelles traductions juridiques dans le contexte africain.
Se pose alors la question du sens et des finalités de la présence militaire française en Afrique. En effet, il ne s’agit pas seulement de réorganiser et d’adapter celle-ci, notamment au Sahel. Avec les États et les institutions panafricaines, le moment est venu de s’interroger radicalement sur le bien-fondé de cette présence, parce que c’est sa légitimité qui est désormais remise en cause par les nouvelles générations. De ce point de vue, la stratégie des « verrous » ne suffira pas. Quitter le Mali pour s’installer au Niger ou au Burkina Faso sans un examen approfondi des raisons de l’échec malien, revient à appliquer un cautère sur une jambe de bois.
La raison militaire et la raison civile cohabitent difficilement sur le continent. Sur le long terme, la stabilité du continent passera non par la multiplication des interventions armées, fussent-elles légitimes, mais par une démilitarisation relative de tous les domaines de la vie politique, économique et sociale. Pour le reste, nous n’assurerons ni la sécurité ni la stabilité des pays africains en dépit d’eux. Nous ne le ferons pas davantage si nous ne nous attaquons pas, à bras le corps, aux mouvements en profondeur qui nourrissent les forces d’entropie et encouragent des ruptures violentes.
3) Une AFD libérée des tutelles pesantes
Le troisième chantier est naturellement celui du développement – ou du terme qui le remplacera. Finaliser la réinvention, d’ores et déjà entamée, de l’Agence française de développement (AFD) serait un bel accomplissement. Ici plus qu’ailleurs, remplacer le nom de l’agence est symbolique et important. Mais le changement de nom doit s’accompagner de l’ambition qu’il symbolise : un abandon de l’asymétrie, une réinvention des pratiques et, surtout, un investissement à la hauteur des enjeux.
En matière d’investissement, atteindre, durant ce quinquennat, l’objectif de 0,7 % de la richesse nationale pour cette politique marquerait une étape importante de la transformation. Encore faudra-t-il inciter les ministères en charge de cette nouvelle politique de solidarité et les autres acteurs impliqués à s’attaquer au fond du problème, à commencer par l’adhésion au projet de transformation du paradigme du développement lui-même et les dispositifs normatifs qui en sont le corollaire.
D’ailleurs, une AFD plus autonome et libérée des tutelles pesantes pourrait se concentrer sur son métier de banque publique, garantissant des prêts à taux préférentiels, s’il le faut, aux secteurs publics et privés. À côté de cette banque, il serait cohérent de mettre en place, dans un souci de véritable « co-construction d’un monde en commun », une nouvelle instance mutualiste et à gouvernance partagée. À défaut de jouer un rôle pionnier dans le changement profond du paradigme du développement et des normes à l’échelle globale, celle-ci pourrait prendre la forme d’une agence dédiée au soin du vivant.
4) Soutenir la démocratie africaine
Le soutien à l’innovation pour la démocratie et l’État de droit constitue le quatrième chantier, à l’heure où une concurrence acharnée entre différents modèles politiques est en cours à l’échelle globale. Elle n’oppose plus les régimes communistes ou socialistes aux régimes capitalistes, le libre marché à l’économie administrée. Elle a désormais pour enjeu la démocratie, et l’Afrique est l’un des théâtres privilégiés de cet affrontement.
La démocratisation doit être profondément enracinée dans les réalités socio-historiques locales
Or, l’une des treize recommandations issues du sommet Afrique-France de Montpellier concerne la création d’un fonds aux fins d’animation des réseaux d’acteurs engagés dans la réinvention de la démocratie sur le continent et de financement de leurs initiatives propres. Le paradigme de la gouvernance, par le biais duquel nous avons cru pouvoir mettre entre parenthèses la question du politique et de la démocratie en Afrique, a montré ses limites. L’Afrique doit redevenir le point d’ancrage principal de la pensée de la démocratie sur le continent. Il n’y aura de démocratisation durable qui, en plus de s’inscrire sur le très long terme, ne doive être profondément enracinée dans les réalités socio-historiques locales et les dynamiques intellectuelles endogènes.
La démocratie relevant ultimement d’un long et interminable parcours, cet instrument d’animation de l’intelligence collective aidera non seulement à produire des savoirs et connaissances, mais aussi à les diffuser, partager, faire connaitre et traduire, hors de tout élitisme. Rien n’aura cependant lieu en l’absence d’une profonde reconstruction intellectuelle. Une autre démarche, mieux inscrite dans le temps long et ancrée dans la culture, la mémoire et la créativité des sociétés africaines, est nécessaire si nous voulons relancer le projet démocratique sur le continent et lui restituer son caractère éminemment politique et historique.
Sans doute l’un des projets-phares du nouveau quinquennat, la Maison des mondes africains a pour vocation de contribuer à la nécessaire réforme intellectuelle et à la mutation des imaginaires. Suite logique de la Saison Africa 2020, elle comblera un vide. En effet, il n’existe en France aucun établissement pluridisciplinaire entièrement voué à la création africaine et diasporique moderne. Plateau de vitalité intellectuelle, culturelle et artistique au cœur de Paris, en réseau avec les régions, les Outre-Mers et le continent, la Maison accompagnera et rendra visible cette création, en plus d’être elle-même une fabrique à part entière des puissants mouvements qui reconfigurent le signe africain dans le monde contemporain.
5 ) Investir dans l’innovation sociale et la création générale
Au cours du premier quinquennat, d’énormes efforts et d’importants moyens ont été consacrés au développement de l’entreprenariat et à l’essor de l’économie numérique sur le continent. En réponse aux défis de long terme identifiés dans le rapport remis au président Emmanuel Macron à la veille du sommet de Montpellier, le cinquième chantier devrait être axé sur l’investissement, non plus seulement dans l’un ou l’autre secteur de l’économie de marché, mais dans l’innovation sociale et la création générale.
Les minorités africaines en France demeurent invisibilisées et absentes des grands lieux de décision
La remobilisation des mondes de la recherche et de la production de savoirs, de pensées critiques et des arts est, à cet égard, cruciale. Au demeurant, plusieurs recommandations issues du sommet de Montpellier pointent dans cette direction. C’est le cas des propositions concernant le Collegium franco-africain et le Campus nomade, deux dispositifs originaux de recherche et de formation destinés tant aux étudiants et apprenants qu’aux chercheurs d’Afrique et d’Europe, et favorisant les échanges, le brassage des connaissances et la construction de nouvelles compréhensions du monde.
Mais rien de tout ce qui précède ne sera possible sans desserrement des freins à la mobilité, sans des convergences neuves entre les sociétés civiles africaines et françaises, et sans une véritable politique des minorités. Du reste, la politique africaine de la France est désormais inséparable de la politique des minorités africaines en France. Tant qu’elles demeurent invisibilisées et mal représentées, absentes des grands lieux de décision et des scènes qui comptent, il est probable que tous nos efforts seront constamment exposés à de brutales et périodiques remises en cause.
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