Kenneth Roth : « La CPI est un dernier recours pour les victimes »
Les critiques visant la Cour reflètent avant tout les limites de la justice internationale, estime le directeur exécutif de Human Rights Watch. Qui réaffirme son utilité.
Que penser du fait que, depuis sa création il y a plus de onze ans, la Cour pénale internationale (CPI) n’ait poursuivi que des Africains ? Doit-elle être condamnée pour discrimination, comme l’affirment certains dirigeants du continent, ou au contraire applaudie pour l’attention particulière qu’elle porte aux atrocités qui y sont commises – signe que quelqu’un se préoccupe enfin des innombrables victimes ignorées, comme le soutiennent de nombreux militants africains ? Ce débat est au coeur de l’une des crises les plus graves que la CPI ait eu à gérer. Les attaques dont elle est actuellement victime pourraient en effet menacer son avenir.
Contrairement à la Cour internationale de justice, également basée à La Haye et qui règle les différends juridiques entre États, la Cour pénale internationale traite des crimes commis par des individus. Elle a été créée en 2002 (en vertu d’un traité négocié lors d’une conférence mondiale à Rome et ratifié par 122 pays à ce jour) et pensée comme un organe judiciaire indépendant pouvant mettre fin à l’impunité en ce qui concerne les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides. Trop souvent, pour éviter des poursuites dans leur pays, certains dirigeants impitoyables ont corrompu juges et procureurs ; ceux de La Haye sont hors de leur portée. La CPI est donc un dernier recours pour les victimes qui ne peuvent obtenir justice dans leur pays. Mais aussi un outil de dissuasion à l’égard des gouvernants.
La critique accusant la Cour de se focaliser sur l’Afrique a pris de plus en plus d’importance à mesure que progressait la procédure lancée contre le président kényan, Uhuru Kenyatta. Ce dernier est accusé d’être en partie responsable des violences qui ont secoué son pays à la fin de 2007 et au début de 2008, à la suite d’une élection présidentielle contestée, et qui auraient fait 1 100 morts et forcé 650 000 personnes à quitter leur maison.
Soucieux de protéger certains pays
La CPI est loin d’être une institution anti-Africains. Sur les 122 États parties au statut de Rome, 34 sont africains, et ils ont été au coeur des négociations qui ont abouti à ce traité. Ces 34 États – dont le Kenya fait partie – représentent plus de la moitié des 54 pays du continent. Depuis 2012, la procureure de la CPI est Fatou Bensouda, une Gambienne, qui avait auparavant occupé le poste de procureure adjointe pendant huit ans. En tant que juges ou au sein du bureau du procureur, de nombreux Africains travaillent pour l’institution.
En réalité, la focalisation sur le continent qu’on reproche à cette dernière est en grande partie le reflet des limites de la justice internationale. La CPI n’est en effet compétente que pour juger les crimes commis par un ressortissant d’un État partie ou sur le territoire d’un État partie, ainsi que ceux qui ont été renvoyés devant elle par le Conseil de sécurité de l’ONU. Résultat : si bien des personnalités non africaines pourraient faire figure de suspects potentiels, par exemple au Sri Lanka, en Corée du Nord, en Ouzbékistan, en Israël, en Palestine, en Syrie ou en Irak, la Cour ne peut pas les poursuivre car aucun de ces pays ne compte parmi ses membres. Le Conseil de sécurité aurait pu les lui déférer, mais il s’en est abstenu, ses membres permanents se montrant souvent soucieux de protéger certains États.
Si la CPI s’est concentrée sur le continent, c’est en grande partie à l’initiative de ce dernier.
De plus, si la CPI s’est concentrée sur le continent, c’est en grande partie à l’initiative de ce dernier. Dans cinq des huit pays où des suspects sont activement poursuivis (l’Ouganda, le Mali, la Côte d’Ivoire, la République centrafricaine* et la RD Congo), l’État en question a lui-même demandé au tribunal d’intervenir. Dans deux autres pays (le Soudan et la Libye), c’est le Conseil de sécurité de l’ONU qui a saisi la CPI. Le dossier kényan est le seul ouvert à l’initiative du bureau du procureur.
Jusqu’à ce que la Cour commence à enquêter sur des présidents africains, elle bénéficiait d’ailleurs d’un large soutien parmi les dirigeants du continent. Le Congolais Joseph Kabila, par exemple, a salué les poursuites engagées contre plusieurs chefs de milices de l’est de la RD Congo, qui ont commis de nombreuses exactions contre des civils. Son gouvernement a remis quatre suspects au tribunal, dont Thomas Lubanga Dyilo (condamné) et Mathieu Ngudjolo Chui (acquitté). Un autre suspect congolais, le commandant rebelle Bosco Ntaganda, s’est rendu, craignant apparemment pour sa vie. Les accusations de la CPI avaient contribué à l’affaiblir, le rendant même gênant pour le mouvement qu’il dirigeait et ses alliés rwandais.
D’autres dirigeants africains ont éprouvé des sentiments plus mitigés à la suite de l’ouverture de procédures concernant leur pays. Yoweri Museveni, le président ougandais, qui est devenu l’un des principaux partisans de la campagne de Kenyatta contre la CPI, avait d’abord invité le tribunal à poursuivre les dirigeants de l’Armée de résistance du seigneur (LRA). Mais dans les années qui ont suivi l’émission de mandats d’arrêt visant Joseph Kony, chef de la LRA, et quatre de ses adjoints, l’attitude de Museveni a changé. Il semble qu’il ait craint que les poursuites engagées ne compliquent ses efforts pour négocier la paix avec la LRA et que la CPI ne se tourne un jour contre lui et son gouvernement.
De même, Alassane Ouattara, le chef de l’État ivoirien, semblait approuver l’action de la Cour quand son rival, l’ancien président Laurent Gbagbo, a été envoyé à La Haye pour répondre d’accusations de crimes contre l’humanité. Il apprécie beaucoup moins, aujourd’hui, la perspective que la CPI puisse s’intéresser aux atrocités commises par les forces qui l’ont soutenu pendant la guerre civile qui a éclaté au lendemain des élections contestées de 2010.
La responsabilité de la CPI dans ses propres problèmes
La Cour est en partie responsable des problèmes qu’elle rencontre. L’Argentin Luis Moreno-Ocampo, qui en a été le procureur durant les neuf années suivant sa création, semblait plus intéressé par l’émission de mandats d’arrêt que par le fastidieux travail d’enquête pénale. Jusqu’à présent, 6 des 31 poursuites qu’il a engagées – 3 au Kenya, 2 en RD Congo et 1 au Soudan – ont été abandonnées, rejetées, ou ont conduit à un acquittement (qui fait l’objet d’un appel) faute de preuves. Fatou Bensouda, qui lui a succédé, a augmenté la capacité d’enquête du bureau du procureur.
Dans ses premières années, la CPI semble s’être concentrée sur des personnalités impopulaires, jouissant de peu de soutien, comme Joseph Kony ou les seigneurs de guerre de l’est de la RD Congo. Cela a changé en 2009, lorsqu’elle a cherché à arrêter le président soudanais, Omar el-Béchir, pour les atrocités commises au Darfour. Aujourd’hui, malgré un mandat d’arrêt, El-Béchir est toujours au pouvoir à Khartoum et fait des pieds de nez à la Cour en poursuivant ses déplacements à l’étranger, dans différents pays qui promettent de ne pas l’appréhender. Un petit jeu auquel de nombreux États parties au statut de Rome – sous la pression des activistes et des médias locaux, entre autres – ont refusé de se livrer, ou n’ont acquiescé qu’avec réticence, même après que l’Union africaine (UA) a demandé à ses membres de ne pas extrader le dirigeant soudanais. Les mouvements d’El-Béchir ont été sévèrement restreints, et sa stature internationale diminuée. Le Conseil de sécurité des Nations unies n’a jamais accédé à la demande du Soudan de reporter sa mise en accusation.
En engageant des poursuites contre Kenyatta et son vice-président, William Ruto, la CPI s’en est prise à des adversaires plus redoutables.
En engageant des poursuites contre Kenyatta et son vice-président, William Ruto, la CPI s’en est prise à des adversaires plus redoutables. À l’origine, Kofi Annan, qui conduisait une médiation de l’UA, avait demandé à Nairobi de créer un tribunal spécial comprenant des magistrats internationaux pour juger les violences postélectorales, les tribunaux kényans ne semblant pas en mesure de le faire. Mais, à deux reprises, un projet de loi à cet effet a été rejeté par le Parlement kényan, du fait de l’opposition des alliés de Kenyatta et de celle de William Ruto [son adversaire, à l’époque]. Sans doute avaient-ils estimé qu’un tribunal spécial kényan constituait pour eux une menace plus sérieuse que la perspective, qui semblait alors lointaine, de poursuites à La Haye. Un mauvais pari.
En 2008, une commission d’enquête kényane a remis à Kofi Annan une liste confidentielle de personnes soupçonnées d’avoir orchestré les violences, en lui demandant de la remettre à la CPI si le gouvernement n’établissait pas de tribunal. Encouragé par Mwai Kibaki, alors président du Kenya, Annan s’exécuta à contrecoeur en 2009. L’enquête de la Cour a conduit à la convocation, en 2011, de six Kényans : Kenyatta, Ruto et deux complices présumés de chacun d’eux.
L’ancien président Laurent Gbagbo lors de sa première comparution à La Haye,
le 5 décembre 2011. © Lew Van Lieshout/AP/Sipa
Un retrait de la Cour des États africains
Face à ces poursuites, Kenyatta et Ruto ont enterré leurs différends politiques et formé une alliance – parfois surnommée avec dérision la "coalition des accusés". En mars 2013, ils ont remporté au premier tour, avec 50,07 % des voix, une élection présidentielle serrée et émaillée d’accusations de fraudes. La dénonciation de la CPI avait été l’un de leurs thèmes de campagne, et Kenyatta a vite interprété sa courte victoire comme un mandat l’autorisant à ignorer les légitimes demandes de justice des victimes des violences de 2007-2008.
La convocation, en octobre, d’un sommet extraordinaire de l’UA a fait craindre un retrait en masse de la Cour des États africains parties. Cela ne s’est finalement pas produit, mais Nairobi a réussi à obtenir de l’organisation continentale qu’elle demande au Conseil de sécurité de l’ONU de différer les poursuites contre Kenyatta, arguant de sa fonction de chef d’État. C’est le Rwanda qui a mené la fronde au sein du Conseil, dont il est actuellement membre non permanent. Sans succès. Plusieurs personnalités africaines comme Kofi Annan et Desmond Tutu, ainsi que des groupes kényans de défense des droits de l’homme s’étaient déclarés opposés à la demande de l’UA.
Le jouet des puissances impériales en déclin
Mais les autorités kényanes poursuivent leur offensive contre la CPI, avec deux arguments principaux. Tout d’abord, Nairobi soutient que la focalisation du tribunal international sur les crimes commis en Afrique est injuste et constitue une forme moderne de colonialisme. La Cour "a cessé d’être la maison de la justice le jour où elle est devenue le jouet des puissances impériales en déclin", a ainsi déclaré Kenyatta au sommet de l’UA en octobre 2013. Un point de vue auquel les dirigeants africains – dont beaucoup ont leurs propres raisons de ne pas souhaiter que soit créé un précédent qui pourrait conduire les chefs d’État à rendre des comptes – ont été particulièrement réceptifs. Il n’est guère surprenant que les soutiens les plus importants du Kenya soient l’Éthiopie et le Rwanda, qui n’ont jamais rejoint la CPI, et l’Ouganda, dont le président Museveni est devenu de plus en plus autocratique au fil de ses vingt-huit années de règne et dont les forces armées ont une longue histoire d’abus violents.
Que les criminels de guerre échappent à la justice dans des États où la Cour ne peut pas agir n’est pas une raison pour que celle-ci s’abstienne de mener des poursuites là où elle en a la possibilité. Toutefois, l’argument selon lequel les normes de la justice internationale ne sont appliquées qu’aux Africains – et pas aux Afghans, aux Irakiens, au Sri-Lankais ou encore aux Israéliens – fait mouche sur un continent dont la population a souffert du colonialisme. Et même si la plupart des États européens ont ratifié le statut de Rome, le fait que d’autres grandes puissances – les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, pour n’en nommer que quelques-unes – s’en soient abstenues n’aide pas.
Les membres de la société civile du continent sont prompts à souligner que la CPI ne fait que réagir face à l’incapacité de l’Afrique à juger des atrocités commises sur son sol.
Cette critique rencontre toutefois moins d’écho au sein des peuples africains soumis aux régimes les plus implacables. Les membres de la société civile du continent ont été prompts à souligner que la CPI – qui, en vertu de son statut, doit s’en remettre à la justice nationale lorsque celle-ci manifeste la volonté d’agir – ne fait que réagir face à l’incapacité de l’Afrique à poursuivre les responsables des atrocités commises sur son sol.
Pas d’immunité pour les crimes tombant sous le coup d’un traité international
Le second argument avancé par Nairobi, avec le soutien marqué de certains autres membres de l’UA, est qu’un chef d’État devrait être exempté de poursuites pendant la durée de son mandat. Les autorités kényanes ont utilisé l’attaque menée en septembre 2013 par le groupe islamiste armé Shebab sur le centre commercial Westgate, dans la capitale, pour renforcer cet argument. Kenyatta explique ainsi qu’il ne devrait pas être détourné de ses fonctions et de la lutte contre le terrorisme par les poursuites en cours à La Haye. Une déclaration qui recèle un chantage implicite : les pays occidentaux ne doivent pas compter sur l’assistance du Kenya contre les Shebab s’ils continuent de soutenir les procédures judiciaires contre ses dirigeants.
Pourtant, l’objectif central de la CPI est de poursuivre les responsables, qui, sinon, pourraient utiliser leur position pour garantir leur impunité. En conformité avec le droit international et la pratique depuis les procès de Nuremberg, le traité de Rome, qui régit la Cour – et que tous les États parties, y compris le Kenya, ont ratifié -, prévoit que "la qualité officielle de chef d’État ou de gouvernement […] ne doit en aucun cas exempter une personne de la responsabilité pénale". La Constitution du Kenya ne prévoit d’ailleurs pas d’immunité pour les crimes tombant sous le coup d’un traité international comme celui de la CPI. Plusieurs chefs d’État ont déjà été poursuivis par des tribunaux internationaux, y compris Omar el-Béchir, Charles Taylor (Liberia), Mouammar Kadhafi (Libye) et Slobodan Milosevic (ex-Yougoslavie). En outre, refuser de poursuivre des dirigeants en exercice pourrait inciter ceux devant faire face à de graves accusations à tout faire pour rester en place, notamment en commettant des crimes que la CPI est censée aider à prévenir.
Coopération avec la Cour
Le bras de fer entre Nairobi et La Haye est en suspens. Kenyatta et Ruto affichent leur coopération avec la Cour afin d’éviter l’émission de mandats d’arrêt à leur encontre qui feraient d’eux des parias comme El-Béchir. Le procès de William Ruto a commencé en septembre 2013. Celui d’Uhuru Kenyatta devait s’ouvrir ce mois-ci, mais le procureur a demandé un délai en raison de problèmes avec des témoins. Jusqu’à présent, tout ce que les deux hommes ont obtenu, c’est un assouplissement de l’obligation d’assister à leur procès. Mais ils maintiennent la pression.
Au-delà du cas kényan, l’essentiel pour la CPI semble bien devoir se jouer en Afrique. En particulier si l’UA fait de l’immunité des chefs d’État en exercice un cheval de bataille, alors que jusqu’à présent le soutien de la plupart des dirigeants du continent à Nairobi a été purement rhétorique. Si Kenyatta et Ruto étaient en mesure d’orchestrer une défection massive des pays africains membres de la Cour, ils le feraient sans aucun doute et cela pourrait être dévastateur pour la justice internationale. L’avenir de la CPI dépend maintenant en grande partie de la bataille que se livrent des dirigeants africains peu soucieux de justice et leurs populations, y compris les nombreux militants et victimes, qui considèrent la fin de l’impunité comme essentielle pour le continent. On ne peut qu’espérer que le bien-être des peuples prévale sur les intérêts des gouvernants.
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© The New York Review of Books et Jeune Afrique
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