Sotchi 2014 : le grand bluff olympique

Son pays n’est plus la superpuissance qu’il fut au temps de la guerre froide. Mais Vladimir Poutine s’efforce de faire comme si. Joueur de poker dans l’âme, il a fait de la réussite des JO d’hiver, à Sotchi, un élément essentiel de son illusoire stratégie de reconquête.

Préparation d’un tremplin de saut à ski, le 3 février. © Dmitry Lovetsky/AP/SIPA

Préparation d’un tremplin de saut à ski, le 3 février. © Dmitry Lovetsky/AP/SIPA

JOSEPHINE-DEDET_2024

Publié le 10 février 2014 Lecture : 8 minutes.

Il adore se faire photographier torse nu, coutelas à la ceinture, défiant des tigres de Sibérie. Ou en grande tenue de judoka. Ou à cheval, coiffé d’une toque d’astrakan façon cosaque. Ou nageant dans les eaux glacées d’un torrent. Ou aux commandes d’un sous-marin… Depuis quelques mois, pourtant, il apparaît plus volontiers en skieur ou en patineur. Et même, le 4 janvier, en hockeyeur : "l’équipe des présidents" constituée avec Aleksandr Loukachenko, le despote biélorusse, a battu une équipe de professionnels – plus exactement, ces derniers ont jugé plus prudent de perdre.

Il y a sept ans, Vladimir Poutine avait été le seul chef d’État à se rendre au Guatemala pour séduire les membres du Comité international olympique (CIO). Pour que les XXIIe Jeux d’hiver soient attribués à la Russie – ils se tiennent du 7 au 23 février -, ce parfait germanophone avait fait l’effort d’apprendre par coeur ses discours en anglais et en français. Depuis des mois, il passe, dit-on, plus de temps à Sotchi qu’à Moscou. Il y a surveillé la construction des stades, contrôlé chaque télésiège, dévalé des pistes, félicité les entrepreneurs qui ont tenu leurs délais et morigéné les autres. Le vice-président du Comité olympique russe, par exemple, a été prié de déguerpir. Aujourd’hui réfugié en Allemagne, il affirme avoir été victime d’une tentative d’empoisonnement…

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Vitrine

Fantasme ou réalité ? Une chose est sûre : les Jeux de Sotchi sont la priorité de Vladimir Poutine, la vitrine de son règne. En cette trêve (pré)olympique, il a fait quelques gestes pour apaiser les Occidentaux. En décembre, il a libéré ses prisonniers politiques les plus célèbres : les deux "punkettes" du groupe Pussy Riot et l’ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovski. Puis il a mis son homophobie en veilleuse en promettant que nul ne serait victime de discrimination, du moins pendant la durée des Jeux (facétieux, Barack Obama a choisi l’ex-tenniswoman Billie Jean King, militante de la cause homosexuelle, comme porte-drapeau de la délégation américaine). Enfin, pour complaire au CIO, il a fini par autoriser la tenue de manifestations à Sotchi, dans un espace réservé à cette seule fin. Quant à l’Ukraine voisine, en révolte contre le président prorusse Viktor Ianoukovitch, elle peut souffler un peu : pour le moment, la Russie desserre son étreinte sur ce pays qu’elle veut éloigner de l’Union européenne pour le faire rentrer dans son orbite, comme au bon vieux temps de l’URSS…

Mais la nostalgie de l’impérialisme grand-russe et soviétique n’est jamais très loin. Les Jeux de Sotchi renouent en effet avec une longue histoire. En 1864, c’est à Krasnaïa Poliana, où se déroulent aujourd’hui les épreuves de ski, de triathlon et de bobsleigh, que les troupes du tsar remportèrent une victoire décisive dans la guerre du Caucase. Une victoire à la Pyrrhus, puisque rien n’est vraiment réglé. Cette région montagneuse reste le fief des rebelles islamistes. Le Tchétchène Dokou Oumarov, leur chef autoproclamé, a juré de gâcher la fête. En guise d’avertissement, des attentats kamikazes ont fait 34 morts fin 2013 à Volgograd, à plus de 700 km de Sotchi, où le dispositif de sécurité est dissuasif. Outre les agents de renseignements du FSB, 36 000 policiers sont mobilisés sur les différents sites, fouillent tous les véhicules et montent la garde devant chaque télésiège.

Dans l’imaginaire russe, cette Sotchi aujourd’hui "bunkerisée" est la perle de la mer Noire. Un coin de paradis entre plage et montagnes, au climat subtropical, fréquenté par la fine fleur de la noblesse tsariste avant que Staline jette son dévolu sur elle. Outre sa villa et les datchas de ses proches, le dictateur y fit construire un funiculaire, un théâtre et toutes les commodités pour la nomenklatura communiste en villégiature. Palmiers, magnolias, oiseaux migrateurs… On se serait cru sur la Riviera. Mais ça, c’était avant.


Ouverture des J.O d’hiver. À gauche, Thomas Bach, président du Comité
international olympique, à droite, Valdimir Poutine. ©
ALBERTO PIZZOLI / AFP
 
Délire
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Car depuis sept ans, ce paradis connaît l’enfer des pelleteuses et des bulldozers. Quatre cents bâtiments sont sortis de terre et 60 000 ouvriers ont été mobilisés pour construire ex nihilo un site olympique. L’équivalent de plusieurs aéroports de Roissy. Un délire dans la grande tradition soviétique. Un pôle glace (patinoires, etc.) a vu le jour dans la ville d’Adler, proche de Sotchi. Un pôle neige a été érigé à Krasnaïa Poliana. Les deux sites, l’un côtier, l’autre montagneux, sont reliés par une ligne de chemin de fer et une autoroute (coût : 6 milliards d’euros pour 50 km). Au total, ces jeux de la démesure sont les plus chers de l’Histoire : 36 milliards d’euros. À côté, les JO d’hiver de Vancouver (1,4 milliard, en 2010) font pâle figure. Même les Jeux d’été de Pékin, en 2008 (26 milliards), sont éclipsés.

Le revers de la médaille, c’est une effarante corruption. Les Russes n’ont jamais été manchots en la matière, mais là, ils pulvérisent leurs records. Natif de Sotchi, l’opposant Boris Nemtsov, qui fut vice-Premier ministre au temps de Boris Eltsine, accuse Poutine et ses proches d’avoir détourné 20 milliards d’euros. Parmi les principaux bénéficiaires, l’entrepreneur Arkady Rotenberg, ami d’enfance et partenaire de judo du président, qui, avec son frère, aurait raflé 15 % de l’ensemble des contrats. Et la compagnie publique des chemins de fer, dont le patron, Vladimir Iakounine, est lui aussi un proche de Poutine. Magistrats, policiers ou membres du FSB se sont eux aussi taillé de jolies fortunes grâce à la bulle immobilière. Dans le BTP, les entrepreneurs ont créé une cascade de sous-traitants pour multiplier les factures. Simple, mais efficace.

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D’autres sont les dindons de la farce. C’est le cas des oligarques Vladimir Potanine et Oleg Deripaska, à qui Poutine a intimé l’ordre de consacrer (à perte) des sommes colossales à la construction d’un aéroport international, d’un port et d’une station de ski. Le sort réservé à Mikhaïl Khodorkovski (après avoir été dépouillé de tous ses biens, il a passé dix ans au bagne) les a sans doute incités à la prudence.

Autres victimes : les habitants de la région. Trois mille personnes ont été expropriées sans ménagement. D’autres ont vu leur maison s’effondrer sous l’effet de glissements de terrain provoqués par le déversement sauvage d’énormes quantités de gravats. Quant aux ouvriers (ouzbeks, tadjiks, arméniens, etc.), importés des ex-Républiques soviétiques, ils ont été exploités sans vergogne : rémunérations ridicules, absence de contrats de travail… L’ONG russe Memorial affirme avoir reçu en 2013 plus de 800 plaintes pour salaires impayés. Dans cette folle course au profit, la faune et la flore ont été sacrifiées, les côtes bétonnées, les paysages défigurés…

Scepticisme

Mais qu’importe. Poutine veut réussir "ses" Jeux. Confirmer sa reprise en main, après le score peu glorieux de son parti aux législatives (pourtant truquées) de décembre 2011 et les manifestations qui s’étaient ensuivies. Et ce malgré le scepticisme persistant des élites et des classes moyennes urbaines, et sa relative chute de popularité (60 % d’opinions favorables, contre 80 % en 2007). Rien de tel aussi que ces Jeux pour faire oublier que, sur le plan économique, la Russie n’est pas en forme… olympique : la croissance a nettement ralenti en 2013 (1,3 %), les investissements étrangers diminuent, le commerce extérieur se rétracte, la dépendance à la manne pétrolière reste trop forte, le déclin démographie se poursuit. Avec ces JO, pourtant boudés par Barack Obama, David Cameron et François Hollande, le président russe entend aussi confirmer ses récents succès diplomatiques, qui lui ont valu d’être désigné "personnalité de l’année 2013" par les magazines Time et Forbes.

En accordant l’asile à Edward Snowden, un ex-consultant de la National Security Agency (NSA), il a nargué Washington et s’est payé le luxe de se poser en défenseur des droits de l’homme. En proposant à son allié syrien d’accepter la destruction de son arsenal chimique, il a évité à Damas une intervention armée occidentale. Il a remis la Russie en selle dans le cadre des négociations sur le dossier du nucléaire iranien. Enfin, il s’emploie à regagner l’influence perdue sur les ex-Républiques soviétiques. Par exemple, en promouvant l’idée d’une union eurasiatique avec la Biélorussie, l’Arménie, la Kirghizie, le Kazakhstan et l’Ukraine. Ou en poussant cette dernière à se délier d’un accord d’association avec l’Union européenne en échange de 15 milliards de dollars et d’une baisse de 30 % des prix du gaz. Bref, à la tête d’une Russie qui n’est certes plus la grande puissance d’antan, Poutine entend pousser au maximum son avantage. Comme si, en plus de l’ivresse du pouvoir, les JO avaient sur lui un effet dopant.

L’Afrique s’éloigne

Vladimir Poutine est un passionné de chasse, mais les immenses étendues de la savane africaine le laissent froid. En quinze ans de pouvoir, il n’a fait qu’une seule tournée sur le continent, en 2006. Seuls trois pays étaient au programme : l’Afrique du Sud (où il est retourné depuis), l’Algérie et le Maroc. Cette date reste pourtant un marqueur dans la politique africaine de la Russie postsoviétique. Intenses durant la guerre froide (il y avait pas moins de 40 000 conseillers soviétiques), les relations se sont délitées après la chute de l’URSS. Lors de son élection, en 2000, Poutine avait pourtant annoncé le prochain retour de son pays en Afrique, mais il faudra attendre 2006 pour qu’il commence à tenir parole. Encore ne s’agit-il que d’une diplomatie fondée sur les intérêts économiques (énergie, mines, vente d’armes, etc.) plus que sur les enjeux géostratégiques ou les amitiés personnelles. En 2009, Dmitri Medvedev, son successeur, s’est rendu en Égypte, au Nigeria, en Namibie et en Angola, flanqué d’une impressionnante délégation d’hommes d’affaires. En 2011, la Russie s’est dotée d’un "Monsieur Afrique", Mikhaïl Marguelov, qui a pour mission de développer la coopération. En 2012, la dette de plusieurs États africains (20 milliards de dollars, au total) a été annulée, tandis que 50 millions de dollars étaient octroyés à l’aide au développement. En 2013, Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, s’est rendu en Algérie, en Afrique du Sud, au Mozambique et en Guinée. De nouvelles relations se nouent (avec la Côte d’Ivoire ou le Ghana), mais, dans le même temps, la plupart des centres culturels ferment. En 2011, Poutine a pesé de tout son poids pour que l’Afrique du Sud intègre les Bric, le club des puissances émergentes, et a noué d’étroites relations avec Jacob Zuma. Résultat : les échanges russo – sud-africains ont triplé depuis cinq ans. Mais le reste du continent ne le passionne guère. En 2011, les échanges commerciaux entre les deux parties n’ont pas dépassé 2,7 milliards de dollars. Soit 2 % du commerce extérieur russe. Rémi Carayol

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