Tunisie : amours.com, ou les désillusions de la drague en ligne

La libéralisation d’internet a ouvert de nouvelles perspectives, dont celle de dénicher, via les réseaux sociaux ou les sites spécialisés, son futur conjoint ou, plus prosaïquement, de faire des rencontres.

Les réseaux sociaux ou sites de rencontre permettent aux Tunisiens de tisser des relations. © Glez

Les réseaux sociaux ou sites de rencontre permettent aux Tunisiens de tisser des relations. © Glez

Publié le 20 février 2014 Lecture : 6 minutes.

Depuis deux ans, Rami, ingénieur informatique, observe tous les soirs, à 19 h 30, un rituel immuable : il cherche son âme soeur sur internet. "Je veux croire que la femme de ma vie m’attend quelque part", se rassure ce romantique qui pense trouver l’amour sans quitter son salon et en suivant d’un oeil distrait le journal télévisé. Sa démarche peut paraître incongrue, rencontres et mariages étant encore largement codifiés et soumis aux règles familiales et sociales. Pourtant, ils sont des milliers – inscrits sur les sites Zouz, Badoo ou Inchallah – à penser que le bonheur peut se trouver au bout d’un clic.

Entre les pesanteurs diverses et un contexte socio-économique qui freine toute vie privée – chômage ou démarrage tardif de la vie professionnelle -, l’amour et les relations interpersonnelles peinent à se faire une place. "Nous évoluons dans des milieux qui tendent à marginaliser ceux qui sont seuls. Depuis mon divorce, mes amis en couple m’évitent", confirme Selma, une enseignante de 38 ans, qui n’a trouvé à ce jour sur la Toile que des princes pas très charmants. Mais elle persiste et signe : "On se connaît tous depuis des années ; il faut donc chercher les rencontres ailleurs, mais certainement pas dans la sphère professionnelle, car cela ne pourrait que compliquer les choses."

Nombreux sont ceux qui jonglent entre un site et un autre, endossant des identités différentes.

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Ce que Selma ne dit pas, c’est qu’internet, en tant qu’espace échappant au contrôle des parents, des proches ou des conjoints, permet à beaucoup d’y mener une vie imaginaire, ou parallèle. Les contacts s’opèrent sur les sites, mais, très vite, ce sont des comptes Skype ou Facebook qui abritent les échanges, manières de tête-à-tête virtuels entre adultes consentants. "Les réseaux sociaux sont aussi un circuit de drague, mais on n’est pas couvert par le même anonymat", précise Hichem. Nombreux sont ceux qui jonglent entre un site et un autre, endossant des identités différentes. Un habitué prévient : "Romantiques s’abstenir. Les premiers contacts tournent autour de trois questions : combien gagnes-tu ? Es-tu marié ? Quel type de voiture as-tu ? Le rêve n’est jamais au rendez-vous." Bien souvent, les rares chanceux qui réussissent à nouer une relation durable refusent de l’avouer, préférant travestir leur histoire.

Si certains s’aventurent sur les sites de rencontres mus par le poids de la solitude, d’autres, en vrais collectionneurs, cherchent la pièce rare et finissent par être identifiés comme des "serial lovers". Du coup, ceux qui sont de bonne foi passent souvent pour des gogos. Mais les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes "cibles". Pour Chédia, une ouvrière spécialisée de 35 ans convaincue d’avoir décroché le ticket gagnant en ayant séduit, sur Inchallah, son troisième fiancé virtuel, un Italien qu’elle espère épouser, même s’ils ne parlent pas la même langue, "les divorcés ou les veufs sans enfant présentent le profil idéal, surtout s’ils ont un certain âge". En quête exclusivement d’un dérivatif à une vie de couple pesante, un abonné à Badoo confie que "souvent, les femmes sont vénales et cherchent l’"assurance confort" d’un mariage ou un homme qui les entretienne. Les étrangers fraîchement arrivés sont des proies idéales".

Les sites de rencontre : un immense terrain de jeu

Étrangers, hommes âgés et jeunes femmes suscitent un certain intérêt, quand ils ne rencontrent pas un grand succès. En moins de quarante-huit heures, Ferid, 58 ans, a reçu 380 messages ; il avait spécifié qu’il était libre et gagnait bien sa vie. "Ces sites, malgré leurs promesses, sont une arnaque. Pour certains, ce sont juste d’immenses terrains de jeu aux multiples possibilités. On y trouve de tout, mais rarement de bonnes intentions, et personne n’est vraiment charitable envers les femmes d’âge mûr", déplore Ramla, 45 ans, une fonctionnaire conservatrice, ancienne abonnée d’Inchallah. "C’est un miroir aux alouettes, ou plutôt un attrape-pigeons, raconte Lyes, qui trompe son ennui en naviguant d’une annonce à l’autre. Sur Badoo, des hommes se font passer pour des femmes et des femmes pour des hommes. La plupart des identités sont fausses, quand elles ne sont pas usurpées. La photo d’une amie prélevée sur Facebook a été utilisée à son insu et lui a valu des problèmes familiaux sans qu’elle puisse se défendre, puisqu’il n’existe aucun recours légal." Au prétexte de vouloir se faire de nouveaux amis, de trouver l’amour ou de simplement chatter, plus personne n’hésite à s’inscrire et à s’afficher sur ces sites. Malgré les déconvenues, tous s’accordent à dire qu’ils y trouvent un palliatif à leur mal-être, mais avec, au bout du compte, un certain désenchantement. "Il ne faut surtout pas croire au miracle. Si on peut effectuer divers achats en ligne, la Toile n’est pas un supermarché des relations humaines. Pour rencontrer l’amour, il faut se mettre en danger, et ce n’est possible que dans la vie réelle", assène un déçu, qui jure qu’on ne l’y reprendra plus.

Une attitude révélatrice des contradictions d’une société en mutation qui tantôt nie la sexualité et la solitude, tantôt se lance à corps perdu dans la quête d’un défoulement.

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Fausses photos, identités imaginaires et mensonges sont également révélateurs des contradictions d’une société en mutation qui tantôt nie la sexualité et la solitude, tantôt se lance à corps perdu dans la quête d’un défoulement. Dans cet écart entre une identité sociale déterminée au point de paraître rigide et une identité personnelle encline à se chercher, le virtuel tient une promesse, celle de faire voler en éclats tous les tabous et de créer des espaces de drague collective plus que de vraies rencontres. "Cette démarche est celle d’anxieux sociaux ou de pervers. On ne peut pas tout mettre sur le dos de la société, aussi conservatrice soit-elle. En dehors de toute considération morale, elle n’est pas la cause de ce système, qui relève d’une dérive. Il y a d’autres remèdes pour évacuer ces souffrances qui cherchent à s’exprimer", analyse le psychiatre Zine el-Abidine Ennaifer. "Finalement, on ne sait jamais à qui on a affaire, mais tous ont un objectif, soit sexuel soit pécuniaire", confie Mahmoud, qui n’en revient pas d’être tombé sur des dames qui prétendaient être avocates ou médecins, mais qui, dès la première rencontre, exigeaient 10 euros, un règlement anticipé pour des prestations en nature. La pratique tend à se généraliser et commence à attirer l’attention de la brigade des moeurs. "Nous opérons une veille plus qu’un contrôle, assure un inspecteur du service. Les occasionnels ne nous intéressent pas, nous cherchons plutôt à démanteler les réseaux de prostitution. C’est une forme de cybercriminalité, surtout quand il y a proxénétisme. Mais, faute de législation, il nous faut établir des flagrants délits. Ces circuits peuvent aussi en cacher d’autres, d’où notre vigilance."

Mariage halal 

"Un mariage, si Dieu le veut", slogan du site inchallah.com, sonne comme une promesse-produit, d’autant que le site, qui affiche quelque 497 millions de messages échangés depuis sa création, en 2010, serait à l’origine de 68 570 unions. Essentiellement destiné aux francophones, inchallah.com a une approche transfrontalière des rencontres, les annonces mises en ligne étant accessibles à tous les inscrits, indépendamment du pays où ils résident. Le site prétend "faciliter les échanges entre musulmans et musulmanes en quête d’un conjoint dans le respect des valeurs humaines et morales qui sont celles de l’islam", mais propose aussi les conseils d’islamologues en ligne, lance des sujets de réflexion et rappelle les préceptes de l’islam afin que la conduite de chacun soit conforme à celle édictée par le Prophète. À telle enseigne qu’il censure toute parole susceptible d’être perçue comme grossière. Ironie de l’histoire, inchallah.com serait, selon une enquête du site marocain yabiladi.com, domicilié à la même adresse, dans la banlieue parisienne, que la société Neteck, spécialisée dans l’édition pornographique…

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