La grande débâcle des Frères musulmans
Grands bénéficiaires du Printemps arabe, les islamistes ont cru aux lendemains qui chantent. Las, partout où ils ont conquis le pouvoir, l’expérience a tourné au fiasco. Incapable de convaincre de sa capacité à gouverner, la confrérie rejoint donc son élément naturel : l’opposition. Quitte à entrer, comme en Égypte, dans la clandestinité.
Sortis de la longue nuit des prisons et des exils, ils avaient volé de victoires en triomphes. Du Printemps arabe, une vague verte s’était levée, qui avait porté les Frères musulmans et leurs alliés au pouvoir à Tunis en octobre 2011, à Rabat un mois plus tard. Fer de lance de la contestation en Jordanie et en Mauritanie, ils avaient eu un rôle prépondérant dans la révolution qui a fait choir, fin 2011, l’immuable président yéménite Ali Abdallah Saleh. En Syrie, ils étaient en première ligne de l’opposition politique et armée au dictateur Bachar al-Assad. Enfin, en janvier 2012, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), branche politique de la confrérie en Égypte, remportait une éclatante victoire aux législatives.
Ces élections, les plus démocratiques qu’avaient jamais connues les nations arabes, rappelaient au monde leur enracinement religieux et lui révélaient la puissance d’un islamisme trop longtemps condamné aux fers ou cantonné dans des sphères extrapolitiques. Le 24 juin 2012, le frère Mohamed, ancien détenu Morsi, devenait raïs au Caire. L’image du retour triomphal du Prophète à La Mecque s’imposait aux plus romantiques des barbus. C’était, pour la confrérie, la fin de l’exil, le premier pas vers la reconquête du monde musulman. La première marche vers l’accomplissement de l’apothéose islamique mondiale.
Depuis sa fondation, en 1928, par Hassan al-Banna, modeste et pieux instituteur né dans le delta du Nil, la confrérie rêvait du pouvoir. Elle l’avait effleuré avec Nasser, son allié aux premières heures de la République égyptienne, elle avait voulu l’arracher par les armes en Syrie entre 1976 et 1982, puis ses franges extrêmes avaient pensé s’en emparer en assassinant le président égyptien Sadate en 1981. Mais c’est par la force des urnes qu’elle l’a finalement conquis, trente et un ans plus tard.
Las, après avoir cru le Grand Soir venu, les Frères musulmans se sont réveillés dans la stupeur et l’effroi, le matin du 4 juillet 2013. Leur héros, Mohamed Morsi, avait été jeté en prison. S’appuyant sur un mouvement massif de mécontentement populaire, l’armée égyptienne, commandée par le pieux général Sissi, à qui les Frères avaient trop naïvement confié le portefeuille de la Défense, s’était retournée contre son raïs pour le destituer.
Humiliation suprême, Abdel Fattah al-Sissi, qui s’est depuis emparé du bâton de maréchal, a laissé entendre au quotidien koweïtien Al-Seyassah, le 6 février dernier, qu’il se présenterait à la présidentielle d’avril. Il en serait l’incontestable favori. Cinq jours plus tôt, en tenue blanche dans une cage grillagée, comme le dictateur renversé Hosni Moubarak deux ans avant lui, son prédécesseur déchu comparaissait devant la cour pour incitation au meurtre de manifestants. Cible de quatre procès, il encourt trois fois la peine de mort.
Depuis juillet 2013, une répression sans précédent s’est abattue sur les Frères égyptiens. La direction de l’organisation a été mise sous les verrous. Le 14 août, au Caire, les protestataires de la place Rabaa al-Adawiya ont été impitoyablement mitraillés – près de 400 d’entre eux y ont trouvé la mort. Depuis, des milliers de Frères ont été jetés en prison, et ceux qui en ont réchappé rasent les murs ou se confrontent aux forces de sécurité. Des centaines de victimes sont venues s’aligner aux côtés des "martyrs de Rabaa". Le 25 décembre, au lendemain d’un attentat-suicide à Mansourah, la confrérie a été officiellement déclarée "organisation terroriste", même si l’attaque a été revendiquée par un groupe jihadiste distinct.
La chute de Morsi aurait influencé le départ d’Ennahdha du gouvernement tunisien
En Égypte, la chute des Frères a été aussi vertigineuse que leur ascension. Une tonitruante débâcle qui a quelque peu occulté leurs revers et ceux de leurs alliés dans les pays récemment conquis. Le 9 janvier dernier, le parti tunisien Ennahdha (dont le leader, Rached Ghannouchi, est un membre éminent de la confrérie) quittait le gouvernement après deux ans et deux mois d’un pouvoir marqué par l’aggravation des problèmes économiques, deux assassinats politiques et une dégradation dramatique de la situation sécuritaire. Interrogé sur l’influence de la chute de Morsi sur ce départ précipité, Béji Caïd Essebsi, principal opposant aux islamistes, répond : "Cela a joué."
En Algérie, le Mouvement de la société pour la paix (MSP), branche des Frères musulmans, avait annoncé une vague verte aux législatives de mai 2012. Résultat ? Un camouflet. Au Maroc, le Parti de la justice et du développement (PJD), idéologiquement proche, a dû chercher un regain de légitimité dans le giron royal pour compenser sa perte de popularité. En Libye, où le Parti de la justice et de la construction (PJC), organe politique des Frères, domine le Congrès national grâce au ralliement de nombreux indépendants, le verdict est attendu le 20 février, date prévue de l’élection d’une Assemblée constituante de 60 membres. Mais pour Othman Bensassi, militant laïc et ex-membre du Conseil national de transition, "les islamistes ne sont pas aimés dans la rue, ils ne gagneront pas par les urnes".
Les Frères yéménites ont retourné contre eux leurs alliés d’hier
Même reflux à l’est du Nil. D’abord au Yémen, où le parti Al-Islah, l’un des principaux acteurs de la révolution de 2011, "n’a rien tiré de l’expérience de Morsi en Égypte", écrit le jeune journaliste, activiste et écrivain Farea al-Muslimi. Trop impatients et avides de pouvoir, accusés de népotisme, les Frères yéménites ont retourné contre eux leurs alliés d’hier et perdu la confiance populaire. Ensuite en Jordanie. Trop sûrs d’eux et de leur capacité à s’imposer au roi – au point de boycotter les législatives de janvier 2013 -, les membres du Front islamique d’action sont aussi en recul. Ils avaient misé à tort sur une chute rapide du voisin syrien, qui aurait amené leurs frères au pouvoir à Damas et auraient poussé Abdallah II de Jordanie à se soumettre à leur influence. Mais Bachar tient et, à leur grand dam, les Frères jordaniens commencent à être associés aux groupes extrémistes qui dominent l’insurrection syrienne.
Au pays martyr des Assad, la confrérie, interdite d’existence depuis des décennies mais seul mouvement organisé à la veille de la révolution, a un temps dominé la Coalition nationale syrienne (CNS), mais son étoile a pâli. En juillet 2013, c’est Ahmad Jarba, homme des Saoudiens, qui a ravi la présidence de la CNS au candidat du Qatar et des Frères musulmans. Le chercheur Thomas Pierret, spécialiste de l’islam et de la Syrie, explique : "Les alliances qu’ils ont contractées en dehors de la mouvance islamiste se sont nécessairement faites au détriment d’autres acteurs, qui ont dès lors été chercher du soutien à Riyad. Sans les millions que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont déversés sur l’opposition, les Frères seraient toujours fermement aux commandes." Sur les champs de bataille, la Liwa al-Tawhid, grande brigade qui leur est liée, s’était signalée en lançant les premières offensives sur Alep, la deuxième ville du pays. Mais peu à peu, les groupes jihadistes, mieux financés, armés et aguerris, se sont imposés sur le terrain.
Comment expliquer cette déroute, même relative et peut-être provisoire, des Frères dans le monde arabe postrévolutionnaire ? "L’islam est la solution" : face à la réalité du pouvoir et aux graves problèmes socio-économiques qui ont poussé les peuples dans les rues, le slogan frériste a fait long feu. "Gérer l’économie, pacifier la société et être modérés, les Frères s’en sont montrés incapables pour des raisons idéologiques combinées à des problèmes d’incompétence", commente l’Égyptien Tewfik Aclimandos, chercheur associé au Collège de France. Outre leur arrogance conquérante qui leur a valu bien des ennemis, jusque parmi leurs alliés de la première heure, les nouveaux venus, bien peu rompus à la gestion des finances publiques et des économies en crise, ont hérité de situations catastrophiques, et les injections financières des États du Golfe n’ont pas permis d’inverser ni la courbe du chômage ni celle de la misère.
En Égypte, les contempteurs du coup d’État du général Sissi se fondent sur l’arrêt quasi miraculeux des pénuries incessantes d’électricité et de carburant, intervenu dès la destitution du président Morsi, pour affirmer que l’armée était elle-même à l’origine de sabotages afin de miner la crédibilité du pouvoir frériste. Une crédibilité déjà entamée par les problèmes de sécurité, laquelle a semblé s’évanouir avec la fin des dictatures et la désorganisation des services de renseignements. Les attaques jihadistes contre l’armée dans le Sinaï égyptien et la guerre des salafistes contre les forces tunisiennes dans le mont Chaambi ont été imputées à l’incompétence des pouvoirs islamistes, tandis que l’insoumission des milices en Libye et la barbarie de certaines brigades jihadistes en Syrie ont terni l’image des partisans plus modérés de l’islam politique.
Pour leurs ennemis, Frères et consorts ne seraient d’ailleurs pas étrangers à certaines de ces violences. S’agissant des attaques dans le Sinaï, Tewfik Aclimandos précise : "On peut légitimement supposer que Morsi avait les moyens de parler aux jihadistes et de leur dire d’agir ou de ne rien faire." En novembre 2013, un collectif d’avocats tunisiens accusait sept hauts responsables du ministère de l’Intérieur de complicité dans l’assassinat de l’opposant communiste Chokri Belaïd, et nombre de Tunisiens laïques ont prêté au gouvernement dominé par Ennahdha une complaisance, voire une connivence avec les auteurs salafistes de multiples agressions.
La dissimulation, un reproche fait aux Frères
Un idéologue phare de la mouvance frériste, l’Égyptien Saïd Qotb, exécuté en 1966, prônait le recours à l’excommunication (takfirisme) et à la violence contre l’impie rétif à la conversion. Et, après avoir rappelé que, selon l’aveu fait en 2012 par Ayman al-Zawahiri, le numéro un d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden avait fait partie de la confrérie, ses détracteurs ne manquent pas de rapporter que la plupart des membres du "bureau de la guidance", l’organe central du mouvement, sont des qotbistes qui cacheraient leurs convictions jihadistes sous des dehors plus policés.
La dissimulation est un autre des nombreux reproches faits aux Frères : dissimulation de visées transnationales malgré des discours patriotes ; dissimulation d’un projet de dictature de la charia derrière une façade démocratique ; dissimulation d’un "appareil secret" chargé de noires besognes ; dissimulation, enfin, de liens avec des groupuscules ou des individus clairement terroristes… De quoi alimenter les accusations de complots fomentés par les Frères… Accusations auxquelles les observateurs les moins "frérosceptiques" répondent en soulignant que la clandestinité à laquelle a été condamnée la confrérie, dès l’origine, a imposé à ses membres la culture du secret. Et les Frères, à leur tour, de voir dans les persécutions qui les visent toutes sortes de complots. Un cycle paranoïaque qui n’augure pas d’une proche et franche réconciliation entre compatriotes ennemis, du Golfe jusqu’à l’océan Atlantique.
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