Fintech : quand les start-up chassent les cadres des télécoms
En plein boom, les start-up africaines de fintech recrutent de plus en plus parmi les talents des secteurs des télécoms pour diriger leur stratégie de croissance.
Emploi et formation : inventer les modèles qui marchent
Du partage de talents entre télécoms et fintech aux jeunes diplômés dragués à l’international, en passant par les recettes des business schools pour convaincre les candidats… Tour d’horizon des dernières tendances de l’emploi et de la formation en Afrique.
Oluwabankole Falade avait passé plus de dix ans chez MTN quand il a été recruté par Flutterwave en juin 2021 comme directeur de la régulation et des relations avec le gouvernement. Pardon Mujakachi, qui vient d’intégrer Chipper Cash en tant que vice-président chargé de la stratégie et des partenariats, peut se targuer de huit ans d’expérience chez Econet et de plus d’un an chez Etisalat. Wave a, quant à lui, accueilli parmi ses cadres Ibrahima Mall, manager en marketing numérique et fort de six mois de pratique chez Orange, ou encore Fabrice Zadi, responsable de la croissance du nombre d’utilisateurs, qui a effectué toute sa carrière dans les télécoms, d’abord chez Orange, puis chez Moov (Etisalat).
À l’image de ces quelques exemples, les cadres des télécoms ont de plus en plus tendance à quitter leur poste pour rejoindre les rangs de start-up fintech en pleine expansion. « Très souvent, nous allons les chercher nous-mêmes », affirme Omar Cissé, fondateur et PDG de la fintech sénégalaise InTouch.
S’il est difficile d’illustrer cette tendance par des chiffres concrets, la quinzaine d’interlocuteurs de la tech africaine sollicités par Jeune Afrique l’ont tous confirmée. « Nous nous arrachons ce type de profils car ils sont déjà au cœur de l’écosystème fintech, ce qui réduit de façon significative la période d’adaptation », développe Omar Cissé, qui a séduit Salla Niang, ancien de Free (ex-Tigo) devenu directeur commercial d’InTouch en 2018.
« Dans ce domaine, le vivier de talents est assez restreint », complète Aude Juglard, directrice financière de la fintech ivoirienne CinetPay, qui confirme que les start-up du secteur sont engagées dans une « véritable guerre des talents » contre Orange, MTN et consorts. « Convaincre ce genre de profils de sauter le pas pour rejoindre nos start-up est au cœur même de notre business-model », renchérit Tobi Lafinhan, cofondateur de Venture for Africa, une plateforme de recrutement sur mesure pour les start-up africaines.
Postes stratégiques
Si les fintechs et les telcos parlent la même langue, cela tient d’abord à un phénomène : le mobile money. « En Afrique subsaharienne, l’adoption d’internet est d’abord venue avec le mobile, rappelle Souleymane Gning, fondateur de la start-up sénégalaise Assuraf. Puis, ces dernières années, au vu des difficultés des banques à pénétrer les marchés africains, c’est aussi via les opérateurs télécoms que la finance numérique s’est propagée. »
Ce n’est ainsi peut-être pas un hasard si le Nigeria, exception qui confirme la règle puisque les opérateurs mobiles ont longtemps été privés de licence de mobile money – Glo et 9Mobile ont reçu la leur en 2020, MTN et Airtel, seulement en avril dernier –, a été la terre des premières grosses success-stories de la fintech africaine, avec des start-up comme Paystack ou Flutterwave. Certains opérateurs, comme MTN, voient le vent tourner et « se revendiquent désormais comme des fintechs », souligne Omar Cissé.
« C’est notamment pour des postes stratégiques (croissance, partenariats, marketing, gestion de produits…) que les fintechs africaines vont débaucher les cadres des telcos, détaille Tobi Lafinhan. Et pour cause : ces start-up ciblent le bas de la pyramide, les populations non bancarisées », ces clients potentiels que les opérateurs draguent depuis des années, d’abord via des services de communications (SMS, appels, data) puis des offres financières (airtime, mobile money…).
J’ai entendu dire que Wave payait autant, voire mieux qu’Orange au Sénégal
Avec leur connaissance des régulations en vigueur et leur relation étroite avec les gouvernements, « les cadres des opérateurs font aussi de bons directeurs de pays ou de région », ajoute Omar Cissé, qui s’est offert les services de Franck Bossa, ancien de MTN, pour occuper le poste de manager Afrique de l’Ouest. Les développeurs, denrées rares en Afrique comme ailleurs, sont en revanche peu concernés par cette tendance, puisque les opérateurs africains sont habitués à externaliser cette compétence.
Phase de croissance
D’après les entrepreneurs, dirigeants et experts interrogés par Jeune Afrique, cette tendance s’en tiendrait encore majoritairement aux fintechs en phase de croissance, c’est-à-dire à celles qui ont au moins levé un tour de série A. « Alors qu’elles fonctionnaient de manière plus ‘chaotique’ à leurs débuts, à ce stade, les start-up ont besoin de se structurer », justifie Tobi Lafinhan. « À mesure qu’elles grossissent, les start-up de la fintech ont besoin de profils plus spécialisés, très similaires à ceux que l’on retrouve chez les gros opérateurs », justifie Justin Norman, fondateur de The Flip, site d’analyse de la scène tech en Afrique qui héberge une plateforme d’emplois. « Les telcos sont aussi incroyablement bons lorsqu’il s’agit de faire croître le fichier utilisateurs, une compétence cruciale pour ces grosses start-up », constate Toffene Kama, fondateur d’Eywa Miles, start-up de logistique sénégalaise, tout juste passé du côté des investisseurs au sein de Mercy Corps Ventures.
Les opérateurs peuvent encore octroyer des avantages plus importants que les start-up
Mais il existe une raison plus triviale qui explique la priorité donnée par les cadres des telcos aux start-up matures : elles peuvent tout simplement répondre à leurs prétentions salariales. « Dernièrement, pour des postes de cadres en Côte d’Ivoire, les candidats que nous recevons nous demandent entre 2 et 3 millions de F CFA net par mois (3 000-4 500 euros) », témoigne Aude Juglard. Si elle admet que CinetPay n’est pas encore parvenue à attirer ces profils pour des postes stratégiques, les licornes, elles, sont désormais capables de proposer des salaires qui tutoient les sommes offertes par les opérateurs télécoms. « J’ai même entendu dire que Wave payait autant, voire mieux qu’Orange au Sénégal », glisse Toffene Kama.
La carte du rachat
Les telcos ont-ils pour autant perdu la bataille ? Pas si sûr. « Les opérateurs peuvent encore octroyer des avantages plus important que les start-up, comme des véhicules voire des appartements de fonction, ou la possibilité de jouer à des jeux concours pour gagner des prix », nuance Aude Juglard. Mais les start-up ont un atout de choix à la signature du contrat : les stock-options. Devenues monnaie courante dans l’écosystème tech africain, elles constituent « un argument clé des fintechs pour attirer des talents », estime Justin Norman. Un argument qu’« un Orange ou un MTN ne peuvent pas se permettre de mettre sur la table », appuie Toffene Kama.
Les partenariats entre start-up et opérateurs télécoms n’ont jamais rien donné ! Le salut viendra seul des fusions-acquisitions
Pour autant, les grands opérateurs africains jouissent encore d’une réputation solide et devraient continuer de recruter les talents, notamment sur les bans des écoles de l’Afrique francophone, d’après Aude Juglard : « En Côte d’Ivoire, pour les élèves de l’Institut national polytechnique Félix Houphouët-Boigny (INPHP), l’une des écoles d’ingénieurs les plus prestigieuses du pays, c’est encore une fierté de revenir dans sa famille et de dire qu’on travaille chez Orange, note-t-elle. Cette réputation bénéficie donc encore, à l’heure actuelle, à Orange Money, une entité pourtant séparée d’Orange, par rapport à un concurrent moins connu. » La vague Wave pourrait bien inverser la tendance.
S’il admet que cet exode des talents vers les start-up devrait se renforcer dans le futur, Tobi Lafinhan estime qu’il reste aux opérateurs quelques cartes à jouer pour les retenir : « D’un côté, ces derniers doivent davantage accompagner les start-up et s’associer avec elles ; de l’autre, elles doivent permettre à leurs employés de développer leurs propres projets, en favorisant les programmes d’intrapreneuriat ou en s’inspirant de la règle 80/20 de Google, qui encourage son personnel à consacrer 20 % de son temps sur des projets personnels innovants. »
Toffene Kama, lui, est bien plus radical : « Les partenariats entre start-up et opérateurs télécoms n’ont jamais rien donné ! Le seul salut se fera par les fusions-acquisitions. » Et de citer Bob Collymore, PDG historique de Safaricom, décédé en 2019 : « Dans sa dernière lettre, il regrettait que Safaricom ait eu un comportement prédateur face aux start-up kényanes, avec beaucoup de procès, de gens qui viennent pitcher une idée à la filiale de Vodacom puis qui retrouvent le produit commercialisé sans eux, etc. et de n’avoir pas développer d’activité d’acquisition à la place. C’est aujourd’hui peu ou prou la même histoire entre Orange et Wave au Sénégal. Si Orange, au lieu de se battre contre Wave, avait racheté des start-up, il serait certainement plus concurrentiel. Les premiers opérateurs africains qui auront compris qu’il faut racheter des start-up resteront dans la course de l’innovation, et pourront conserver leurs talents. »
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