Côte d’Ivoire : et le ciel s’ouvrit pour Frédéric Bruly Bouabré

Encyclopédiste universel, inventeur d’un alphabet bété, le plasticien ivoirien Frédéric Bruly Bouabré est mort le 28 janvier à plus de 90 ans.

Frédéric Bruly Bouabré devant son alphabet bété. © André Magnin / Paris

Frédéric Bruly Bouabré devant son alphabet bété. © André Magnin / Paris

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 4 février 2014 Lecture : 3 minutes.

"C’était un homme de paix, un homme généreux, un homme religieux, un pacificateur, un "rechercheur" comme il le disait lui-même, un poète, un pédagogue, un anthropologue, un ethnologue, une figure d’artiste total, un de ces grands hommes qui marquent l’Histoire." À l’annonce de la mort du plasticien ivoirien Frédéric Bruly Bouabré, le commissaire d’exposition et marchand André Magnin ne tarissait pas d’éloges sur celui qui restera dans les mémoires pour avoir créé un syllabaire de 448 unités manuscrites et dessinées qui devait lui permettre de retranscrire la culture bétée.

Présent dans les plus grands musées du monde depuis l’exposition fondatrice "Magiciens de la terre" (Paris, 1989), Bouabré occupe une place à part dans le paysage artistique africain. Celui qui voulait "entrer au panthéon de Victor Hugo" et rédigea dans cette optique plus d’une centaine de manuscrits a d’abord attiré l’attention de l’explorateur Théodore Monod, dans les années 1950. Il faut dire que le personnage avait de quoi séduire.

Dieu lui confia une mission : inventer une écriture purement africaine et sauver de l’oubli la culture bétée.

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Petit fonctionnaire de l’administration coloniale, amoureux de la langue française, il reçut une révélation le 11 mars 1948, au Sénégal. Dieu lui confia une mission : inventer une écriture purement africaine et sauver de l’oubli la culture bétée. "Le ciel s’ouvrit devant mes yeux et sept soleils colorés décrivirent un cercle de beauté autour de leur mère soleil, je devins Cheik Nadro : celui qui n’oublie pas", avait-il coutume de raconter. D’abord immergé dans l’écriture, il s’oriente vers un travail plus graphique dans les années 1970. En encyclopédiste universel, il s’arme de stylos à bille, de crayons de couleur et de cartons d’emballage ayant contenu des fausses mèches de cheveux, puis "relève sur la peau du monde tout ce qui lui apparaît comme un savoir". "Il inventoriait tout ce qu’il pouvait, il observait les nuages, les signes sur la peau des fruits, les empreintes sur le sol, poursuit André Magnin. Il y avait toujours des dessins sur ses écrits et il revendiquait l’écriture comme étant du dessin."

"Pacifier le monde"

Ses petits cartons colorés, en apparence naïfs, firent forte impression à la fin des années 1980 et entrèrent notamment dans les collections de l’homme d’affaires Jean Pigozzi et de la créatrice de mode Agnès B. Le succès critique et commercial qu’il rencontre en Occident ne lui monte pas à la tête. Convaincu depuis longtemps qu’il serait reconnu, il poursuit son travail avec une constance quotidienne, consacrant toute sa vie à son oeuvre, réalisant des milliers de dessins avec la ferme intention de "pacifier le monde". Jusqu’à ce que l’âge l’empêche de travailler comme il l’entendait.

"Il n’avait pas peur de la mort : il avait la tête dans les étoiles, il croyait en l’éternité, il disait que nous venons de la terre et retournons à la terre." Décédé à Abidjan le 28 janvier 2014 à l’âge de 90 ans selon les uns, 94 selon les autres, Frédéric Bruly Bouabré laisse 17 enfants, de nombreux petits-enfants, d’innombrables dessins et un alphabet. La valeur de ce dernier – il en existe trois exemplaires – est aujourd’hui estimée à 300 000 euros, tandis qu’une série de 180 dessins peut avoisiner les 130 000 euros. Selon André Magnin, une fondation consacrée à cette oeuvre immense devrait voir le jour dans le village natal de Bouabré, Zéprégühé, aux alentours du mois de mai, sous l’égide de l’association Visage du musée africain. Y seront présentés quelque 500 dessins, des manuscrits et de nombreux essais analytiques parus ces dernières années. À défaut d’entrer dans le panthéon de Victor Hugo, Frédéric Bruly Bouabré aura été, de son vivant, de tous les temples de l’art contemporain.

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