Tunisie : l’effet Mehdi Jomâa
En réussissant à former rapidement un gouvernement d’indépendants, le nouveau Premier ministre, dont la simplicité et le calme ont marqué les esprits, a redonné espoir à ses compatriotes. Et des couleurs à la révolution.
Le 26 janvier, à 21 heures, Mehdi Jomâa, cinquième Premier ministre depuis la chute de Ben Ali, en 2011, annonçait la composition de son gouvernement. Immédiatement, une certaine euphorie s’empare du pays. Les Tunisiens sont soulagés. Il leur semble enfin voir se dessiner une sortie de crise. Un optimisme qui tient largement à la personnalité du nouveau chef du gouvernement. Depuis sa cooptation, le 18 décembre, par le Dialogue national (syndicat, patronat, Ordre des avocats et Ligue des droits de l’homme), il ne s’est jamais départi de son calme, malgré toutes sortes de pressions. Affable, élégant, attentif, il a réussi à convaincre ses compatriotes en n’éludant aucune question et en revendiquant ses choix avec des mots simples dans un dialecte émaillé d’expressions françaises.
Premier bras de fer avec l’ANC
En parvenant – rapidement de surcroît – à constituer une équipe savamment dosée de compétences indépendantes avec, suprême tour de force, l’approbation d’une grande partie de la classe politique, Mehdi Jomâa a fait la preuve qu’il n’est pas qu’un simple technocrate. Ayant ainsi satisfait aux conditions de la feuille de route élaborée par le Dialogue national, il a désormais toute latitude pour articuler lui-même le passage de la période de gouvernance de la troïka à l’ultime étape de la transition. Avec la franchise qui le caractérise, il n’a pas caché qu’il avait refusé que ses ministres soient les otages de l’Assemblée nationale constituante (ANC), qui souhaitait pouvoir leur retirer sa confiance à la majorité plus une voix. C’est sur ce point de l’article 6 de l’organisation provisoire des pouvoirs publics qu’ont achoppé les négociations du 25 janvier. Mais Jomâa s’est montré intraitable : "Pour pouvoir travailler, j’ai besoin que mon équipe ait de la cohésion et des marges de manoeuvre." Il a même préféré surseoir à la présentation de son gouvernement, quitte à faire monter la tension d’un cran, jusqu’à ce que les élus votent l’amendement introduisant le retrait de confiance aux trois cinquièmes des voix.
Ce premier bras de fer avec l’ANC est révélateur de la complexité des futures relations entre le chef du gouvernement et les élus, même si celui qui était ministre de l’Industrie depuis mars 2013 a appris à travailler et à composer avec les différents partis, au premier rang desquels Ennahdha, majoritaire au sein d’une ANC souveraine. Le président de la formation islamiste, Rached Ghannouchi, a d’ailleurs été explicite : "Nous quittons le gouvernement mais pas le pouvoir." De fait, Ennahdha a obtenu que Lotfi Ben Jeddou – contesté par l’opposition en raison d’une gestion approximative de la crise sécuritaire et du maintien à des postes clés des hommes nommés par son prédécesseur, Ali Larayedh – soit reconduit à la tête du ministère de l’Intérieur, auquel il incombera de préparer les élections. La création du poste de ministre délégué chargé de la Sécurité, suggéré par des cadres du ministère de l’Intérieur, devrait cependant réduire l’ingérence des partisans islamistes. Jomâa a également maintenu au gouvernement Nidhal Ouerfelli, ancien secrétaire d’État à l’Énergie, nommé ministre délégué chargé de la Coordination et du Suivi des affaires économiques.
Mehdi Jomâa (à dr.) s’entretenant avec son prédécesseur Ali Larayedh peu avant la
passation de pouvoirs, le 29 janvier, au palais de la Kasbah, à Tunis. © Hichem
Le ministre de la Justice, Hafedh Ben Salah, pointé du doigt
Le vote de confiance de l’ANC, dans la soirée du 28 janvier, ne fut pas pour autant une formalité. Le gouvernement Jomâa a même failli être censuré, des élus, notamment de l’opposition, ayant émis des réserves sur certaines personnalités, dont le secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur chargé des Affaires régionales et locales, Abderrazak Khalifa, ancien gouverneur de Tunis et proche de Samir Dilou, dirigeant d’Ennahdha, et le ministre des Affaires religieuses, Mounir Tlili, un professeur de théologie réputé favorable à la charia et au jihad en Syrie. Deux postes stratégiques en période électorale, puisqu’ils permettent de contrôler les municipalités et les lieux de culte. Dans une moindre mesure, des élus ont également pointé du doigt, lors d’un débat marathon et tendu, le ministre de la Justice, Hafedh Ben Salah, jugé proche de l’ancien régime, sans que les noms d’Ahmed Ammar Youmbai (Affaires sociales) ou de Chiheb Ben Ahmed (Transport) soient évoqués, alors qu’ils étaient en place sous le système Ben Ali. À 19 heures, 112 élus seulement sur 217 soutenaient Jomâa. Insuffisant. Cinq heures plus tard, le Premier ministre recueillait 149 voix. Il a fallu tout le poids de Rached Ghannouchi, qui n’a pas quitté les lieux de la journée pour s’assurer que ses troupes se conformeraient aux consignes de vote, du président Moncef Marzouki, qui, depuis Carthage, en faisait autant avec les élus de son parti, le Congrès pour la République (CPR), ainsi que celui de Houcine Abassi, secrétaire général de l’UGTT, qui, dans la soirée, a fait rentrer dans le rang les signataires de la feuille de route en dissidence, dont Néjib Chebbi (Al-Joumhouri) et les élus du Front du salut national, pour que l’ANC vote enfin la confiance.
Avec la nomination de pointures reconnues tels que Hakim Ben Hammouda (Économie et Finances), Kamel Ben Naceur (Industrie, Énergie et Mines), Taoufik Jelassi (Enseignement supérieur) et Ridha Sfar (ministre délégué chargé de la Sécurité nationale), le chef du gouvernement envoie un signal positif aux partenaires de la Tunisie. Viennent compléter le tour de table des compétences moins connues mais aux carrières internationales confirmées, tels que Hédi Larbi (Équipement, Aménagement du territoire et Développement durable) ou encore Amel Karboul (Tourisme). Jomâa s’est en outre appliqué à puiser dans le vivier national en tenant compte de la représentativité régionale et du souhait des Tunisiens de voir de nouveaux visages.
Mise à contribution des réseaux de chacun
Par ces choix, il annonce la couleur : la nouvelle gouvernance sera managériale et réactive, avec la mise à contribution des réseaux de chacun pour donner une visibilité positive au pays, aussi bien au niveau local qu’à l’international. Le gouvernement n’a que quelques mois, d’ici à la tenue des élections législatives et présidentielle, prévues entre octobre et novembre 2014, pour mettre en application la feuille de route du Dialogue national, dont les deux volets clés sont la restauration de la sécurité et la relance de l’économie. Cela ne suffira peut-être pas à attirer immédiatement les investisseurs, frileux par tradition durant les périodes électorales, mais plus de transparence et la mise en oeuvre d’une bonne gouvernance redonneront de la crédibilité à la Tunisie, surtout si l’équipe de Jomâa révise les cinq mille nominations, souvent partisanes, qui plombent l’administration. Le gouvernement devra aussi faire face à une situation économique fragile et revoir rapidement une loi de finances qui a provoqué la grogne des Tunisiens.
Mais rien de tout cela ne sera possible sans la restauration de l’autorité de l’État et la mise en application des lois. Jomâa sait qu’il devra s’appuyer sur les élus – et composer avec des partis déjà en campagne électorale – pour pouvoir prendre des mesures immédiates. Mais il bénéficie d’un a priori favorable de la société civile et de la population, et du soutien du quartet. Les syndicats observeront vraisemblablement une trêve, et le patronat, dont il a les faveurs, devrait lui faciliter la tâche pour relancer les entreprises. Jomâa ne pourra cependant pas entamer de réformes de fond, ni même en jeter les bases. Sur le plan politique, il devra s’attacher à réunir les conditions pour la tenue d’élections transparentes et à faire en sorte que les Tunisiens de tous bords apprennent à vivre et à travailler ensemble, condition sine qua non du succès du processus de transition démocratique.
Photo de famille du nouveau gouvernement, le 26 janvier, au palais Dar Dhiafa, à Carthage. © Hichem
Et la Constituante dans tout ça ?
L’adoption de la nouvelle Constitution ne met pas fin à l’activité de l’Assemblée nationale constituante (ANC), qui se voit désormais assigner d’autres missions. Elle continuera d’être souveraine et aura toute latitude pour contrôler le gouvernement, auquel elle pourra retirer sa confiance en réunissant contre lui trois cinquièmes des voix, soit 130 élus sur 217. Les alliances entre partis auront à cet égard un impact décisif. L’ANC sera toujours habilitée à entériner les lois qui lui seront proposées. Bien que la Constitution ait été promulguée, son application sera graduelle pour devenir totale et effective avec l’élection d’un Parlement et d’un président de la République, vraisemblablement à la fin de cette année. L’ANC devra enfin préparer et ratifier le code électoral en coordination avec des experts et les membres de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie).
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