Benjamin Epps : le meilleur rappeur de France, c’est lui
Trois EP salués par la critique et le public, des feats avec Youssoupha, Lino, Dinos, et Seth Gueko, une tournée à guichets fermés… En deux ans, le Gabonais a pris d’assaut et conquis le rap français. Le 4 octobre, à Atlanta, c’est la fine fleur du rap américain qui l’a consacré : l’enfant de Libreville s’est vu décerner le prix du Best International Flow par les BET Hip Hop Awards.
Il est des rencontres dont on sait qu’elles vont bouleverser le cours de votre existence. Et ces rencontres, parfois, ont lieu grâce à une voix. Une voix qui frappe, une voix qui vous happe. C’est sans conteste à cette espèce que se rattache celle de Benjamin Epps. L’entendre une fois, c’est l’assurance de la reconnaître entre toutes.
Douce, chaude, claire, cette voix qui frappe et vous happe est une voix qui rappe. Dans la plus pure tradition du boom-bap, qui s’écrivit en lettres capitales de Staten Island (New York) à Saint-Denis (France), déferla sur les ondes et finit par imposer son flow au monde. Cette histoire aux accents mythologiques des années 1990, Benjamin Epps la connaît par cœur. Et pour cause : le Gabonais marchait encore à quatre pattes quand il est tombé dedans.
La musique, ciment familial
Né à Libreville en avril 1996, Kesstate Epembia est le benjamin – d’où son nom d’artiste – d’une fratrie de six enfants. Venu au monde une dizaine d’années après ses frères et sœurs, le « tout petit dernier » est un enfant tranquille, « observé, aimé, choyé » par ses aînés. À la maison, « ça parle fort, ça crie, ça se bagarre ». Pour que le calme revienne, une seule façon de mettre tout le monde d’accord : la musique !
Notorious B.I.G. est le père du rap moderne, celui qui a tout façonné, un maître qui a donné le la
Si la chanson française traditionnelle a les faveurs de la mère et des deux sœurs, c’est d’emblée le rap qui rythme la vie de Kesstate. Portés par l’effervescence de ces années, ses trois frères, qui comptent parmi les pionniers du hip-hop au Gabon, organisent freestyles, clashs, battles et open-mic, et ne manquent jamais de se rendre chez le meilleur disquaire de Libreville pour faire main basse sur les vinyles de cet âge d’or.
En faisant vibrer les murs de la maison au son de l’époque, les trois frères biberonnent leur benjamin à l’hydromel : La Cliqua, Arsenik, Time Bomb, X Men, Wu Tang, Nas, Dr Dre, Jay Z… « Contaminé par le mic », Kesstate rêve tôt de se forger un destin exceptionnel, comparable à celui de l’artiste qu’il considère comme le plus grand rappeur de tous les temps, et à qui « Eppsito » a consacré un morceau : The Notorious B.I.G. ; assassiné à l’âge de 25 ans. Précisément l’âge que vient de dépasser son héritier gabonais. Lequel sourit, un brin mélancolique, à l’évocation de ce génie fauché en plein vol, puis lève son verre de Martini blanc à la mémoire du grand « Biggie Smalls ». « B.I.G. fut une bénédiction pour la musique. C’est le père du rap moderne, celui qui a tout façonné, un maître qui a donné le la », affirme-t-il sobrement.
Pouvoir magique des mots
Leur mélomanie, les rejetons Epembia la doivent à leur grand-mère maternelle Caroline, nganga (guérisseuse) de son état. Douée d’une force spirituelle hors-norme, sachant manier les mots mieux que quiconque, elle soigne les âmes blessées et les corps endoloris avec ses breuvages, ses mains et ses incantations. Peu avant la naissance de Benjamin, une révélation mystique lui fait embrasser le christianisme.
Il faut aller chercher sa chance, cogner aux portes, croire en son rêve. Le temps finit toujours par faire le travail
Matriarche du foyer, vénérée pour sa sagesse autant que pour ses dons, Caroline inculque à sa descendance l’amour inconditionnel du prochain, le plaisir infini de la musique et le pouvoir magique des mots sur les maux. Elle imprime aussi dans l’esprit de son petit-fils l’idée que nul obstacle n’est infranchissable, qu’il ira où bon lui semblera, et que s’il veut être chanteur, il ne sera rien d’autre que le plus grand.
- Mathieu CUGNOT pour JA
« Je crois en Dieu, mais je n’appartiens à aucune Église. Avoir la foi, c’est être positif et faire toujours confiance, à la vie et à soi-même, explique le jeune rappeur. Je viens de tellement loin que je n’ai pas le droit de ne pas foncer le jour où une opportunité se présente. Les occasions, ça se provoque. Il faut aller chercher sa chance, cogner aux portes, croire en son rêve. Le temps finit toujours par faire le travail. »
Splendeur et misère de Libreville
À Bellevue, quartier défavorisé, « complètement oublié » du nord de Libreville, où Eppsito a grandi, « c’est la misère telle qu’on se l’imagine partout ailleurs » : délinquance, trafics, meurtres et autres « embrouilles de regards » qui s’achèvent à coups de tessons de bouteille. C’est donc avec un soin jaloux que les aînés Epembia ramènent leur benjamin à la maison après ses interminables parties de football. Il n’oubliera pas cette constante protection qu’il célèbre dans l’un de ses plus beaux titres, Dieu bénisse les enfants : « Si je n’avais pas eu des frères, j’aurais mal tourné / Salud à tous les parents qui font juste leur job / Qui assument, qui éduquent, qui nourrissent leurs gosses / Et à ceux qui ont laissé tomber les leurs, que Dieu vous punisse ».
Bellevue prend aussi des allures de paradis perdu quand Epps, les yeux brillants, s’épanche sur sa lointaine Ithaque dont il n’a pas foulé le sol depuis huit longues années. Dans ce coin délaissé de l’estuaire, l’entraide, la solidarité et l’espérance n’étaient pas de vains mots, mais bien des valeurs cultivées par chaque famille. « Je suis le fils de la voisine, comme ses enfants sont ceux de ma mère », dit le jeune homme.
Mais arrive un moment où la tendresse qu’il voue à son quartier ne suffit plus. Les discussions avec sa grand-mère l’ont convaincu que « voyager est la plus grande richesse de l’être humain ». Epps, qui n’a pas encore 18 ans mais déjà son bac en poche, quitte Libreville et met le cap sur Johannesburg. Il y restera deux ans. Le temps de devenir bilingue et de prendre conscience, avec l’avènement des artistes américains Young Thug et Tyga, de celui qu’il est vraiment. Il sera le prochain roi du rap. Et ce trône qu’il faut aller prendre, c’est bien en France qu’il se trouve.
Autodidacte et solitaire
Avec une sœur à Carcassonne et un frère à Aix-en-Provence, Benjamin choisit Montpellier, pour la réputation du département de sociologie de la faculté Paul-Valéry. Tenu à de très longs trajets quotidiens entre Carcassonne et la cité universitaire, il n’a guère le temps de frayer avec ses condisciples. Eloigné des plaisirs de la vie estudiantine, il décide d’investir son temps libre dans l’ambition musicale née à Jo’burg. Il achète ordinateur, synthétiseur, micros et logiciels grâce au pécule constitué au cours de ses emplois saisonniers. Une expérience relatée dans son morceau Encore : « Y a deux ans encore j’ramassais des melons à Nîmes / Y a trois ans encore j’étais valet de chambre à Aix. »
L’indépendance, ça n’a pas de prix…
Seul des heures durant, c’est en autodidacte qu’il se familiarise avec ces appareils, aidé par de simples tutos. Sa carrière sera à l’image de ces longues journées solitaires : il fera tout, tout seul. Un rêve immodeste, fou, et pourtant bien réel. Aujourd’hui, Benjamin écrit, compose, mixe, mastérise, contrôle, d’un bout à l’autre, l’ensemble de la chaîne de production. « L’indépendance, ça n’a pas de prix… »
À Montpellier, Benjamin fait aussi la connaissance – au cours de l’unique soirée étudiante à laquelle il participe – de celle qui deviendra sa femme. Coup de foudre réciproque, le gamin de Libreville suit l’aimée dans une petite ville de Lorraine où, depuis quatre ans, il a trouvé le calme nécessaire à la création et à la vie heureuse. C’est dans le studio d’enregistrement dont il a doté leur appartement que le rappeur a élaboré les trois EP – Le Futur, Fantôme avec chauffeur et Vous êtes pas contents ? Triplé ! – qui l’ont propulsé sur le devant de la scène. Le reste du temps, Benjamin le passe avec son fils, né il y a moins d’un an.
La famille, un environnement paisible, des relations saines, autant d’éléments constitutifs de l’univers de l’artiste, pour lequel l’essentiel réside dans l’authenticité. « Le rap n’appartient à aucune géographie, et encore moins à une couleur de peau. Le rap, c’est dire ce que tu sais, rester toi-même, raconter ton époque. »
Tonalité biblique
S’il convoque les thématiques classiques du rap – pauvreté, violence, criminalité –, Epps sait aussi chanter l’amour, la mort ou la simple joie d’être en vie. Ses textes, souvent empreints d’une certaine crudité, sont dépourvus de toute vulgarité, haine ou misogynie. Élément original, emblématique de sa palette : son inlassable célébration de la bonne chère en général et des fromages en particulier. Ses mots pénétrants, décapants, revêtent par moments une tonalité biblique : « Je multiplie les semences, abondante sera la terre / Je suis en quête de justice, mais la vengeance fera l’affaire. »
Je ne suis pas encore la meilleure version de moi-même
Allitérations et assonances soyeuses, rimes riches, jeux de mots habiles et trouvailles exquises émaillent une écriture tout entière au service de l’amour de la langue française. « Un héritage à chérir. Notre ciment commun », à même de rassembler « les paysans comme les jeunes de cités, millenials et boomers, l’Afrique et la France ». La mission que s’est fixée Benjamin Epps, grand admirateur des écrivains Camara Laye, Ousmane Sembene et Ahmadou Kourouma, est un hommage à la beauté du verbe.
« Je me considère comme le meilleur. Alors même que je ne suis pas encore la meilleure version de moi-même », assure-t-il avec cet aplomb propre à ceux qui sont convaincus de leur supériorité. À l’instar de Mohamed Ali et de Kylian Mbappé, dans les traces desquelles le Gabonais semble vouloir se placer, et auxquels il adresse un salut fraternel dans ses titres Goom et BMW Boyz.
Figure détonante dans le monde du rap, Benjamin Epps en maîtrise parfaitement les codes et la culture, et verse, lui aussi, dans l’ego trip : c’est avec assurance qu’il exalte ses succès et annonce crânement son règne à venir. Quand ce règne adviendra, c’est au Gabon qu’il le dédiera. À son cousin Mitch, mort du neuropaludisme à 11 ans, à sa mère et à Mocabe, son village natal (qui a donné son nom au label Mocabe Nation) où il s’est promis de faire un jour construire une école. Alors, « afin de rendre aux Gabonais un peu de tout ce qu’ils [lui] ont donné », il organisera un immense concert sur la plage de Libreville. Que l’enfant de Bellevue soit entendu. Dieu bénisse Benjamin Epps.
Benjamin Epps en concert le samedi 15 octobre 2022, 20 h, à l’Élysée-Montmartre, 75018 Paris.
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