En Europe, les anti ont le vent en poupe

De Rome à Helsinki et de Budapest à Londres, une vague d’euro­scepticisme balaie le Vieux Continent, soutenue par une nébuleuse de partis allant de l’extrême droite à l’extrême gauche. Mais son hétérogénéité même en atténue la force.

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 30 janvier 2014 Lecture : 6 minutes.

"Comment améliorer l’Union européenne ? D’abord, en l’effondrant !" a claironné Marine Le Pen, la présidente du Front national, devant la presse anglo-saxonne, le 9 janvier. Elle la juge "irréformable en l’état" et s’attend à ce qu’elle "explose", comme la défunte Union soviétique. La patronne du FN surfe ainsi sur la vague d’euroscepticisme perceptible dans tout le Vieux Continent, de Budapest à Londres et d’Helsinki à Rome. Les mouvements antieuropéens ont toujours existé depuis 1958, estime Philippe Moreau Defarges, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), mais "leur degré de virulence n’a jamais été aussi fort" et "ils prônent désormais un rejet total de la construction européenne, jugée "vendue" à la mondialisation". Autres griefs : cette construction est "trop compliquée" et dirigée par des personnes "choisies pour qu’elles aient le moins de pouvoirs possible".

Tous les sondages, sans exception, font en effet apparaître une forte désaffection des opinions publiques à l’égard de l’UE. En novembre 2009, l’Eurobaromètre indiquait que 77 % des Portugais interrogés faisaient confiance à Bruxelles ; en mai 2013, ils n’étaient plus que 33 %. Les plans d’austérité exigés par la Commission sont passés par là… À la mi-septembre 2013, une enquête de l’Ifop pour le quotidien La Croix révélait que 43 % des Français et 44 % des Allemands interrogés avaient une mauvaise opinion de l’Europe, contre, respectivement, 38 % et 36 % un an et demi auparavant. Les peuples ressentent un grand désarroi face à une crise qui n’en finit pas et qui lamine le pouvoir d’achat et l’emploi. L’étranger est perçu comme une menace. Dernière en date, l’enquête réalisée fin novembre par le Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof) et OpinionWay met en lumière une chute de 10 points de la confiance des Français vis-à-vis de l’Europe. Ils ne sont plus que 32 % à croire en elle, contre 42 % en 2009.

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Autre signe qui ne trompe pas : les élections. Les partis populistes ne cessent de progresser. C’est le FN qui, en octobre, remporte une élection cantonale à Brignoles (Var) contre le candidat de la droite classique soutenue par la gauche… Ce sont les électeurs allemands qui, lors des législatives de l’automne 2013, font surgir de nulle part un parti antieuropéen, Alternative für Deutschland (4,8 % des voix)… Les néonazis grecs d’Aube dorée représentent désormais une force électorale importante. Et David Cameron, le Premier ministre britannique, a beau traiter les adhérents du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (Ukip) de "barjots cinglés et racistes", il tremble de voir l’électorat conservateur se rallier à la proposition de Nigel Farage, leur leader, d’organiser immédiatement un référendum sur le retrait de l’UE.

Une progression des partis eurosceptiques en raison d’une forte abstention

Selon les projections réalisées par Notre Europe-Institut Jacques Delors, les élections européennes qui se tiendront entre le 22 et le 25 mai devraient être marquées par une importante progression des partis eurosceptiques, qui pourraient obtenir 25 % des suffrages en raison d’une forte abstention. Le nombre de sièges qu’ils détiennent au Parlement de Strasbourg pourrait passer de 140 à 200 (sur un total de 650).

Les sondages montrent que l’essentiel de cette poussée devrait se concentrer dans cinq pays. En France, le FN pourrait tripler son score de 2009 (6,4 %) et remporter entre 10 et 15 sièges, contre 3 aujourd’hui. En Espagne, la gauche radicale obtiendrait 9 sièges (au lieu de 1), tout comme les populistes en Pologne. En Italie, le Mouvement 5 étoiles, qui n’existait pas il y a cinq ans, s’adjugerait entre 15 et 20 sièges. En Allemagne, Alternative für Deutschland obtiendra à coup sûr plusieurs députés européens. On s’attend qu’en Grèce la gauche radicale et l’extrême droite améliorent leurs scores antérieurs, tout comme en Finlande et en Autriche.

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Ces ennemis de l’Europe parviendront-ils à faire trébucher l’UE ? Rien n’est moins sûr. Ne serait-ce que parce que, comme l’explique Yves Bertoncini, directeur de Notre Europe-Institut Jacques Delors, les eurosceptiques forment "une nébuleuse". Dans le Parlement sortant, ils se répartissent entre quatre groupes politiques.

>> Lire aussi : Europe, le spectre de l’extrême droite

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Le groupe des non-inscrits concentre l’essentiel de l’extrême droite avec le FN français, le FPÖ autrichien, le Parti pour la liberté néerlandais et le parti hongrois Jobbik. Celui de la gauche radicale (GUE-GNL) rassemble les élus des partis communistes français et italien et ceux du Parti de gauche français. Les "autonomistes" (ELD) fédèrent l’Ukip britannique, la Ligue du Nord italienne, le Parti populaire danois et les Vrais Finlandais. Enfin, les eurosceptiques au gouvernement (CRE) sont les partisans de Václav Klaus (l’ODS tchèque), de Jaroslaw Kaczynski (le PiS polonais) et de David Cameron (les conservateurs britanniques).

"Ils sont profondément divisés, commente Bertoncini. Est-ce que le Mouvement 5 étoiles, qui a d’abord fait campagne contre la corruption, s’alliera avec le Front national ? Comment croire que les Tories accepteront de s’associer avec l’Ukip ? Et que le Front de gauche puisse siéger aux côtés du PiS polonais, qui s’oppose à la fécondation in vitro, autorisée par la Cour européenne de justice ? Qu’y a-t-il de commun entre le rejet des Allemands, qui estiment que l’UE a trop aidé la Grèce, et celui des Grecs, qui condamnent une UE à la botte des Allemands ? On n’assiste pas à un affrontement des peuples contre l’Europe, mais à un affrontement des peuples entre eux !"

Combinaison possible entre la gauche, la droite et les écologistes

Cette cacophonie de populisme, de xénophobie, de mise en accusation de la technocratie bruxelloise et d’exaspération due au chômage ne risque donc pas de déboucher sur un renversement de majorité au Parlement européen. Situation qu’Élisabeth Guigou, présidente socialiste de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française, résume sans ambages : "Il n’y aura ni majorité eurosceptique en France ni majorité eurosceptique dans l’Union." Les partis classiques en conserveront le contrôle, à la seule condition qu’ils s’unissent. Les experts voient trois combinaisons majoritaires possibles entre la gauche (S&D), qui devrait progresser, la droite (PPE), attendue en léger recul, et les écologistes (ADLE et Verts/ALE).

Pour les partisans de la construction européenne, la menace est ailleurs. "Les euro­sceptiques vont jouer sur le refus de la libre circulation des personnes et sur l’envie d’un retour des frontières, prédit Bertoncini. C’est très sensible dans les opinions publiques, qui, en France notamment, ont la phobie du fameux "plombier polonais". Il est quasi impossible de sortir de l’euro, et aucune majorité ne le demande. En revanche, jouer sur le sentiment xénophobe qui grandit en période de crise est très tentant, comme on le voit avec l’attitude ambiguë de David Cameron ou celle de l’ancien ministre français des Affaires européennes Laurent Wauquiez. Bloquer la circulation des personnes est tellement plus facile que de revenir aux monnaies nationales !"

Un certain nombre de forces s’évertuent à combattre ces dérives centrifuges et nationalistes. Même si leur influence politique s’affaiblit, les Églises, et en particulier les évêques de France, ont entrepris de dénoncer "l’euroscepticisme et l’abstention, qui menacent et augmentent". "Nous ne pouvons remettre en question ce cadre [européen] qui garantit la paix depuis cinquante ans", s’enflamme Mgr Jean-Pierre Grallet, archevêque de Strasbourg.

Ce cadre garantit la paix, mais aussi la liberté et une réelle prospérité. Comment ne pas regarder du côté de Kiev, la capitale de l’Ukraine, où le désir d’Europe mobilise semaine après semaine (comme le 19 janvier, en dépit d’une température glaciale) des centaines de milliers de manifestants déterminés à arrimer, contre l’avis de leurs dirigeants, leur pays à une Union pourtant dénoncée à l’Ouest pour son austérité budgétaire et son chômage massif ?

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