Takreem Awards et succès damnés

Artistes, entrepreneurs ou scientifiques, ils n’intéressent pas vraiment les médias. Dommage, leurs oeuvres mériteraient d’être davantage distinguées.

Les lauréats des Takreem Awards, le 17 novembre 2013, à Paris. © Takreem Awards 2013

Les lauréats des Takreem Awards, le 17 novembre 2013, à Paris. © Takreem Awards 2013

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 5 février 2014 Lecture : 6 minutes.

"Le malheur arabe, c’est aussi le regard des autres. Ce regard qui empêche jusqu’à la fuite et qui, suspicieux ou condescendant, vous renvoie à votre condition jugée indépassable, ridiculise votre impuissance, condamne par avance votre espérance." Au constat désabusé, presque désespéré, établi en 2004 par l’historien libanais Samir Kassir, son compatriote, le journaliste Ricardo Karam, a voulu répondre en créant six ans plus tard les Takreem Awards. Ce prix, qui se veut une sorte de Nobel arabe, vise à "corriger la perception ternie du monde arabe en rendant hommage à ceux qui réussissent". Évoquer aujourd’hui la philosophie, l’art, les sciences et les techniques arabes renvoie immanquablement à l’âge d’or médiéval qu’incarnent les figures universellement célébrées d’Ibn Sina (Avicenne, XIe siècle), d’Ibn Roshd (Averroès, XIIe siècle), ou encore du Juif arabophone Maïmonide (XIIe siècle).

Parfois dénoncé comme un prix occidental créé par des Occidentaux pour l’Occident, le Nobel n’a distingué que deux Arabes en près de cent vingt années d’existence (les Égyptiens Naguib Mahfouz, littérature, en 1988, et Ahmed Zewail, chimie, en 1999), abstraction faite des très politiques prix Nobel de la paix. En 2013, le poète syrien Adonis, pourtant parmi les favoris pour le Nobel de littérature, n’a reçu que la consolation d’un Takreem d’honneur en novembre. Or depuis 2002, six prix Nobel ont été décernés à des Israéliens (quatre en chimie, deux en économie). Une gifle… "Pourtant, des Arabes brillent dans le monde entier, insiste Ricardo Karam, mais leur réussite intéresse bien moins les médias internationaux que les drames et les polémiques qui secouent la région. L’image des Arabes est bien plus liée à la politique que celle de n’importe quel autre peuple." Le regard de l’autre détermine aussi la perception que l’on a de soi, et l’objectif du prix arabe est avant tout de "rendre 350 millions d’Arabes fiers d’eux-mêmes".

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Un échantillon éloquent de l’excellence arabe à l’heure contemporaine

Après s’être tenue au Liban en 2010, au Qatar en 2011 et à Bahreïn en 2012, la cérémonie des Takreem Awards s’est déplacée en 2013 vers l’ouest, à l’Institut du monde arabe (IMA), en bord de Seine, "une plateforme panarabe dans une grande métropole mondiale, un tremplin vers le Maghreb", précise Karam. Le 17 novembre 2013, un jury composé de personnalités telles que Lakhdar Brahimi, Carlos Ghosn ou André Azoulay a distingué des lauréats dans huit catégories : phil­anthropie, femme de l’année, innovation dans l’éducation, environnement, sciences, culture, jeune entrepreneur et leadership d’entreprise. Un neuvième prix est attribué à une personnalité non arabe ayant apporté une contribution internationale et exceptionnelle à la société arabe. Les lauréats des quatre premières éditions du prix offrent déjà un échantillon éloquent de l’excellence arabe à l’heure contemporaine. Ceux du prix sciences rappellent utilement que l’espèce des savants arabes ne s’est pas éteinte avec l’astronome Taqi al-Din Ibn Ma’ruf en 1585, comme semble l’indiquer la liste établie par Wikipédia, et que la civilisation qui a donné au monde l’alambic et l’astrolabe a encore beaucoup à lui apporter.

La civilisation qui a donné au monde l’alambic et l’astrolabe a encore beaucoup à lui apporter.

En 2010, le prix a ainsi distingué l’ingénieur libyen Abdel Magid Salem Hamouda pour ses nombreuses inventions dans le domaine de la mécanique et en particulier dans celui de l’économie d’énergie, une préoccupation cruciale de ce troisième millénaire. L’année suivante, c’est Mujid Kazimi, éminent chercheur palestinien, qui était récompensé. À la tête du département d’ingénierie nucléaire du prestigieux Massachusets Institute of Technology (MIT) de 1989 à 1997, il est l’un des grands experts mondiaux de la conception et de la sécurisation de centrales nucléaires. Né en 1952 au Caire, le docteur Nagy Habib (prix 2012) a mis au point une technique révolutionnaire d’ablation du foie par ondes radioélectriques qui permet de retirer des tumeurs sans causer d’importantes hémorragies. Enfin, la dernière édition des Takreem a couronné le Syrien Amin Kassis, professeur de radiologie à Harvard et détenteur de 63 brevets américains et mondiaux portant sur la détection et le traitement du cancer. Des dizaines d’autres savants arabes mériteraient d’être mieux promus, comme l’Égyptien Alaa al-Ghoneimi, chef de service à l’hôpital Robert-Debré, à Paris, et l’un des meilleurs chirurgiens pédiatres au monde en ce qui concerne l’appareil urogénital. Ou encore les quinze physiciens marocains membres de l’équipe de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) qui a découvert en 2012 le boson de Higgs, l’élément qui donne leur masse aux particules élémentaires. Né en Algérie, Abdelhak Djouadi du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) français a, lui, été récompensé à plusieurs reprises "pour ses travaux remarquables" sur ce même boson.

"Les médias et les États arabes n’en parlent qu’à partir du moment où la presse occidentale les a évoqués"

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Dans les domaines de la science, mais aussi de l’industrie ou de la culture, nombre d’Arabes devraient bénéficier d’une promotion équivalente à celle dont jouissent les maîtres terroristes et autres despotes de la région. Las, dans le monde arabe même, qui devrait les porter en triomphe, rares sont ceux au fait des réussites mondiales de leurs compatriotes. Exposé depuis des années dans les plus grands musées d’Occident, l’artiste plasticien marocain Mounir Fatmi n’a ainsi réalisé sa première exposition d’envergure dans son pays d’origine que fin 2013, et ce n’est que lorsque le magazine Forbes consacre le Brésilien Joseph Safra banquier le plus riche du monde ou le Mexicain Carlos Slim homme le plus riche du monde que l’on se souvient, au pays du Cèdre, de leurs origines libanaises. "Les médias et les États arabes n’en parlent qu’à partir du moment où la presse occidentale les a évoqués, ce qui est révélateur de notre dépendance et de notre manque de fierté", regrette Karam.

Récompensé par le Takreem du jeune entrepreneur en 2013, le Canado-Palestinien Khaled al-Sabawi reconnaît que "de telles réussites contribuent dans le Nouveau Monde à faire voler en éclats les stéréotypes racistes et violents sur les Palestiniens", mais il propose une explication plus sombre de ce silence des autorités et des médias arabes sur les succès individuels. "Les jeunes entrepreneurs posent un problème à l’Autorité palestinienne, car ils constituent un précédent d’indépendance et de franc-parler, délivrant un discours alternatif qui menace son leadership sur les Palestiniens." Autre constat, la plupart des lauréats des Takreem Awards dans les domaines des sciences et des affaires, mais aussi dans celui de la culture, ont été formés et reconnus en Occident, ils se sont pour beaucoup établis. "Nombre d’Arabes qui brillent se sont dissous dans leurs pays d’accueil. Ils sont arabes d’origine, mais français ou américains dans le succès", diagnostique Karam. Quels laboratoires, quels environnements économiques dans le monde arabe permettraient à de tels talents de se révéler ? Les systèmes éducatifs y sont engorgés et sous-financés, et les sciences sont considérées comme des disciplines marginales, les arts comme subversifs.

L’exil reste la meilleure solution pour les plus doués, et les chances sont faibles de voir se révéler un nouvel Avicenne dans les cours d’Assad ou d’Abdallah.

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L’exil reste la meilleure solution pour les plus doués, et les chances sont aujourd’hui faibles de voir se révéler un nouvel Avicenne dans les cours du président syrien Assad ou du roi Abdallah d’Arabie saoudite. Certes, des États du Golfe se dotent de campus ultramodernes en partenariat avec les meilleures universités occidentales, mais ils n’en sont qu’à leurs balbutiements, et beaucoup craignent que ces centres ne deviennent davantage des boutiques à diplômes que des incubateurs de talents. Amin Kassis, le professeur de Harvard lauréat du Takreem sciences en 2013, dresse un constat désabusé : "Aujourd’hui, le monde arabe ne cumule que 1 400 brevets, 1 800 fois moins que les 2 568 000 brevets américains ! En novembre, des États du Golfe ont acheté pour 100 milliards de dollars (73,8 milliards d’euros) d’avions de ligne. Quel dirigeant arabe aurait l’idée d’investir ne serait-ce qu’un dixième de cette somme dans notre développement scientifique et technologique ? Alors seulement, au lieu d’en être de simples consommateurs, les Arabes pourraient redevenir exportateurs de sciences et de technologies."

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