Tunisie : partis cherchent mécènes
À l’approche des scrutins législatif et présidentiel, prévus dans le courant de l’année, les états-majors des principales formations politiques tunisiennes affûtent leur stratégie… et comptent leurs sous.
"Convaincus qu’il fallait soutenir l’élan démocratique et, par conséquent, les partis, nous avions donné pratiquement à tous ceux qui nous avaient sollicités, surtout les formations emmenées par des opposants à Ben Ali. Mais la débâcle économique est telle que nous pouvons considérer que le retour sur investissement a été nul. Nous ne sommes pas près de reproduire cette erreur", déplore le dirigeant d’une société d’ingénierie informatique. Lequel n’est pas le seul chef d’entreprise à avoir été échaudé par la cacophonie politique. Nasr Chakroun, patron de GlobalNet, qui avait apporté son soutien financier et logistique au Congrès pour la République (CPR), parti fondé par Moncef Marzouki, actuel président de la République, a lui aussi pris ses distances.
Au lendemain de la révolution, toutes les bonnes volontés avaient été sollicitées pour construire une classe politique et contribuer dans la foulée à l’élection de la Constituante. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Sur les quelque 150 partis créés en 2011, certains ont fusionné, d’autres ont disparu ou se sont fondus dans des pôles majeurs, tels qu’Ennahdha, Nida Tounes ou encore le Front populaire. Privés de subventions – sauf pour les campagnes électorales -, tous ont été épinglés par la Commission mixte pour la transparence financière et par la Cour des comptes pour ne pas avoir présenté leur bilan, comme les y oblige le décret-loi no 87, qui régit l’exercice des partis politiques. "Ces décrets-lois font de la transparence une condition essentielle. Or aucun des partis politiques ne mentionne ses sources de financement sur son site web, alors que certains déboursent jusqu’à 500 000 euros rien qu’en frais de location pour leurs bureaux", s’étonne Ibrahim Missaoui, président de l’Association tunisienne de lutte contre la corruption (ATLCC). Pour les instances de contrôle, l’examen des comptes de tous les partis et des quelque 16 000 associations est un vrai casse-tête. Habib Koubaa, directeur au ministère de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, estime qu’outre "le cadre légal il faut donner aux structures de contrôle des moyens de communication modernes pour accéder aux comptes bancaires, tel que le dispose la loi".
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Pourtant, aussi bien Ennahdha que Nida Tounes déclarent la main sur le coeur que leurs sources de financement sont principalement assurées par les cotisations et les dons. Ajmi Lourimi, chargé de la communication de la formation islamiste, précise : "Tous nos fonds sont à 100 % tunisiens ; ce sont nos adhérents, militants et sympathisants qui versent leur contribution à Ennahdha, comme jadis nos femmes et soeurs vendaient leurs bijoux pour soutenir notre lutte. Nous détenons trois comptes courants bancaires, tenons des livres comptables détaillés et disposons d’experts-comptables et auditeurs. Nos comptes sont ouverts à tous ceux qui veulent les consulter, et nous nous soumettons volontiers à tout contrôle. Nous n’avons rien à cacher. Mieux, nous souhaitons que le financement des partis politiques soit totalement transparent." Pourtant, Ennahdha, à laquelle une grande partie de ses 70 000 adhérents reversent 10 % de leurs revenus, n’a jamais publié de comptes, hormis ceux de la campagne électorale de 2011. Du côté de Nida Tounes, Faouzi Elloumi, patron du groupe Chakira et membre du bureau politique du parti, n’a pas de complexe ; il confirme un apport personnel annuel de 30 000 euros, le plafond autorisé par la loi, et assure que de nombreux décideurs en font autant. Mais le parti étant dans sa première année d’exercice effectif, il n’a pas encore eu à publier ses comptes.
Les partis utilisent leurs réseaux pour diminuer leurs dépenses
Avec les seules cotisations annuelles (5 euros en moyenne) et dons (difficiles à quantifier), il est presque impossible de boucler les budgets. Souvent, les membres des bureaux politiques mettent la main à la poche. Chez les destouriens d’Al-Moubadara, chacun d’entre eux participe à hauteur de 250 euros annuels. Les partis se maintiennent également à flot en utilisant leurs réseaux pour diminuer leurs dépenses. Un ami hôtelier mettra gracieusement à la disposition d’un parti une salle pour une réunion, tandis qu’à chaque déplacement les locations de moyens de transport sont négociées par les organisateurs. Mais la Commission tunisienne des analyses financières (CTAF) a répertorié, à partir de notifications bancaires, plus de 200 financements douteux de partis et d’associations et juge nécessaire la publication des comptes des formations politiques avant les élections. À ce jour, seule l’Alliance démocratique s’est acquittée de ce devoir.
Mais ce n’est pas tant la gestion des partis qui inquiète l’opinion publique que celle de la prochaine campagne électorale. L’étape est délicate, d’autant que l’expérience du scrutin de 2011 n’a pas été concluante. L’État avait contribué à hauteur de plus de 5 millions d’euros au financement de la campagne des uns et des autres, à charge pour ceux qui avaient recueilli moins de 3 % des suffrages de rembourser les sommes avancées. À ce jour, "des listes candidates doivent restituer au Trésor de l’État la somme de 2,42 millions d’euros au titre du financement public de leur campagne électorale", indique Abdelkader Zgolli, président de la Cour des comptes.
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Faire appliquer la loi mais également en colmater les brèches seront deux des attributions de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), qui vient à peine d’être désignée par la Constituante mais à laquelle aucun budget n’a encore été attribué. Et si les magistrats de la Cour des comptes, comme Aïcha Belhassan, relèvent des ambiguïtés dans la loi – laquelle use du terme de "financement privé" alors que celui-ci, autorisé pour des dépenses de fonctionnement, est strictement interdit pour soutenir une campagne électorale -, les institutions, telles que la Banque centrale de Tunisie (BCT), sont surtout attentives à d’éventuels apports de fonds étrangers. Mais à l’approche des scrutins législatif et présidentiel prévus dans le courant de cette année, les partis sont déjà dans les starting-blocks. Nida Tounes s’est adressé à l’agence parisienne Optimus pour une formation en matière de levée de fonds, tandis que les principaux hommes d’affaires sont discrètement approchés par différentes formations qui veulent s’assurer des rentrées d’argent au plus vite.
Associations de bienfaiteurs…
L’association Marhama, présidée par Mohsen Jendoubi, membre du Conseil consultatif d’Ennahdha, ne se contente plus de collecter et de redistribuer des dons. Elle a mis à profit des fonds débloqués par Qatar Charity pour reloger, en moins de neuf mois, vingt-six familles nécessiteuses de Fouchana (gouvernorat de Ben Arous) pour un montant de 48 000 euros. Ce n’est que la première étape d’un plan de développement plus ambitieux dans la droite ligne de la vision islamiste, qui prône un désengagement de l’État des questions sociales et son remplacement par la société civile. Depuis 2012, la multinationale humanitaire qatarie a alloué 7,5 millions d’euros – prélevés sur la collecte du zakat, l’aumône légale (2,5 % des revenus de chaque musulman) – en faveur d’un programme d’urgence en Tunisie. Cette enveloppe, destinée à financer la réhabilitation d’infrastructures, le réaménagement de terres agricoles, ainsi que la construction de logements sociaux, d’écoles et de structures sanitaires, a été répartie entre trois associations, dont l’Association caritative de solidarité sociale et Tunisia Charity, qui bénéficie également d’apports financiers d’ONG islamiques, telles que Human Appeal, World Assembly of Muslim Youth (Wamy) ou Islamic Relief, basées en Grande-Bretagne ou en Arabie saoudite. "Le décret-loi no 88 de 2011 réglementant le financement des associations ne prévoit aucun plafonnement des dons et n’interdit pas d’avoir recours à des sources étrangères. C’est une faille qui peut conduire à une ingérence étrangère", prévient le fiscaliste Lassaad Dhaouadi, qui associe certaines actions de bienfaisance à du prosélytisme religieux.
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