Esclavage : deux livres, une réalité complexe

Deux essais, l’un, puissant, s’appuyant sur nombre de témoignages, l’autre, habile, réfutant les idées reçues, reviennent sur la réalité abjecte de la traite négrière.

Le Pont des esclaves de l’Albaroz (1845) est l’une des rares descriptions des navires négriers. © National Maritime Museum, Greenwich/Leemage

Le Pont des esclaves de l’Albaroz (1845) est l’une des rares descriptions des navires négriers. © National Maritime Museum, Greenwich/Leemage

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Publié le 29 janvier 2014 Lecture : 5 minutes.

Pour l’Africain embarqué de force dans un navire négrier, il n’y avait souvent qu’une issue pour fuir un sort cruel : le suicide. Capitalistes féroces, les marchands avaient beau n’éprouver aucune pitié pour un Nègre mort, chaque décès représentait pour eux un manque à gagner. Il fallait donc, par tous les moyens, réduire les pertes durant le "Passage du milieu". Il y avait les méthodes "douces", comme l’usage du "chat à neuf queues" ou celui du speculum oris – l’ouvre-bouche permettant de nourrir de force ceux qui refusaient de manger -, et des techniques nettement plus barbares. "Un […] capitaine, qui devait […] faire face à une "épidémie de suicides", décida de faire d’une femme "un bon exemple pour les autres". Il donna l’ordre d’attacher la femme grâce à une corde passée sous les aisselles et de la faire descendre dans la mer. "Quand la pauvre créature fut à mi-chemin de la descente, on l’entendit pousser un horrible cri perçant. On pensa tout d’abord que c’était là l’expression de sa peur de la noyade, mais bientôt, l’eau devint rouge autour d’elle. On la remonta et l’on découvrit qu’un requin qui suivait le navire l’avait mordue au niveau de la taille." Les autres capitaines de navire négrier pratiquaient également ce genre de sport de la terreur, en utilisant des restes humains comme appâts à requins : "Nous les attirions en remorquant à l’arrière du navire un Nègre crevé, qu’ils suivaient jusqu’à l’avoir entièrement dévoré.""

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Un livre douloureux à écrire et douloureux à lire

Avec un luxe de détails et de précisions dont l’accumulation donne la nausée, l’historien américain Marcus Rediker, professeur à l’université de Pittsburgh, livre avec À bord du négrier une étude extrêmement complète de l’organisation maritime de la traite au XVIIIe siècle. Multipliant les sources – témoignages d’esclaves, lettres et comptes rendus de capitaines, livres de bord, journaux, récits de marins, etc. -, il contraint le lecteur à naviguer comme les millions d’hommes et de femmes déportés vers les Amériques, en compagnie d’une sous-classe de marins embarqués souvent malgré eux dans un voyage où ils avaient toutes les chances de laisser la vie, sous les ordres de capitaines sans pitié cherchant eux-mêmes à répondre aux exigences de marchands sans états d’âme.

L’odeur du sang, de la sueur, des excréments, de la maladie et de la mort imprègne toutes les pages d’un essai dont l’auteur dit lui-même, dans son introduction : "Ce livre a été très douloureux à écrire et, si j’ai réussi à rendre justice à mon sujet, il sera douloureux à lire." Et en effet, il est bien pénible à parcourir, ce livre d’histoire tout entier construit à partir d’histoires individuelles – comme celle de l’esclave Olaudah Equiano enlevé dans les terres igbos (actuel Nigeria) au milieu du XVIIIe siècle, celles des capitaines de guineaman (navire négrier) James Field Stanfield et John Newton ou enfin celles recueillies dans les ports par l’abolitionniste Thomas Clarkson.

"Le drame le plus magnifique des mille dernières années"

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Sans doute ce condensé de vécus, qui est aussi une accumulation de preuves, était-il nécessaire pour rendre compte au plus près de la réalité de la traite. Mais la plus grande réussite de Rediker vient du fait qu’il ne réduit jamais les humains embarqués à leur condition d’esclave. "L’influence néfaste du roman d’Orwell réside dans l’implacable réduction d’une réalité à son aspect purement politique et dans la réduction de ce même aspect à ce qu’il a d’exemplairement négatif", écrivait Milan Kundera à propos de 1984 dans Les Testaments trahis. Le professeur Rediker a retenu la leçon : les esclaves sont aussi des hommes qui ont travaillé à bord des navires, se sont battus, ont résisté, se sont révoltés, ont parfois même pactisé. Oui, les femmes africaines étaient régulièrement violées par les marins ; mais oui, certaines utilisaient leur corps pour obtenir des faveurs et survivre.

Revenant à plusieurs reprises sur la phrase du penseur africain-américain W. E. B. Du Bois qualifiant l’esclavage de "drame le plus magnifique des mille dernières années", Rediker insiste paradoxalement, et avec force, sur les dignes révoltes d’une humanité niée. "Sous la pression de la résistance, une merveilleuse alchimie transformait les chaînes de l’esclavage en de nouveaux liens communautaires. Le mystérieux navire négrier était devenu le lieu d’une résistance créative pour ceux qui découvraient maintenant qu’ils formaient le "peuple noir". Au coeur de cette stupéfiante dialectique du pouvoir, la communauté de ceux qui souffraient et mouraient à bord du navire négrier donna naissance aux cultures africaines-américaines et panafricaines, des cultures rebelles, résistantes et porteuses d’un message de vie."

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Hasard des calendriers éditoriaux, À bord du négrier est traduit en français à l’heure où sort en librairie Être esclave, essai cosigné par les historiens français Catherine Coquery-Vidrovitch et Éric Mesnard. Voilà deux livres qui se complètent à la perfection : quand le premier ajoute de l’émotion à la description trop souvent clinique (et statistique) de la traite, le second compense par la raison les dérives émotionnelles de la mémoire. Mesnard et Coquery-Vidrovitch ont l’immense mérite de s’en prendre, avec sérieux, à des idées reçues qui ont la vie dure. Ainsi rappellent-ils que l’esclavage existait en Afrique avant la venue des Européens, que la traite "en droiture" organisée par les Portugais précéda le commerce triangulaire et que l’abolition n’entraîna pas la fin de l’asservissement. Distinguant peuples "razzeurs" et peuples "razziés", les auteurs écrivent ainsi : "Au Gabon, par exemple, les Orungus étaient de grands trafiquants d’esclaves, lesquels représentaient environ la moitié de la population. On sait qu’en 1847 des esclaves étaient sacrifiés à l’enterrement du chef, des sacrifices similaires à ceux qui avaient lieu à la même époque aux funérailles du souverain dans les royaumes esclavagistes du Dahomey ou des Ashantis en Afrique occidentale." Plus loin, ils ajoutent : "Dans la seconde moitié du siècle, l’esclavage interne africain s’intensifia […] au fur et à mesure que se réduisait le marché atlantique."

La responsabilité des descendants

Simplifié, caricaturé, falsifié, le passé peut être pris en otage par des hommes politiques ou des groupes d’intérêt, voire instrumentalisé à des fins de propagande. En restituant la complexité de l’Histoire, Marcus Rediker comme Catherine Coquery-Vidrovitch et Éric Mesnard rendent impossible toute récupération politicienne et dressent un réquisitoire sans appel contre un capitalisme poussé jusqu’à l’inhumain. Mais ce faisant, ils rendent plus épineuse encore la question des "réparations". "Peu de pays ont eu, comme le Bénin, le courage de reconnaître que l’histoire de l’esclavage et de la traite était une histoire partagée, écrivent-ils. […] Autant la reconnaissance du "crime contre l’humanité" commis par les esclavagistes, quels qu’ils fussent, peut aller de soi, d’autant que ce crime fut dénoncé comme tel par Condorcet dès le XVIIIe siècle, autant la question d’une réparation "sonnante et trébuchante" est délicate, car la question de la responsabilité des descendants apparaît inextricable, ne serait-ce qu’en raison de l’immense métissage de l’Histoire."

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