Tunisie : « Beaucoup se disent que c’était mieux sous Ben Ali »
Kamel Jendoubi, l’ancien président de l’instance électorale, tire la sonnette d’alarme sur le projet politique de Kaïs Saïed. Selon lui, c’est la question même de la maturité démocratique des Tunisiens qui se pose.
Depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed concentre tous les pouvoirs entre ses mains. Aujourd’hui, la Tunisie s’oriente vers un référendum censé valider la réforme constitutionnelle portée par le président.
Président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) qui a encadré le premier scrutin libre et transparent après la révolution de 2011, Kamel Jendoubi est un farouche démocrate attaché aux droits de l’Homme et aux libertés.
L’opposant à l’ancien régime et ancien ministre chargé des Relations avec les institutions constitutionnelles et la société civile, et des Droits de l’homme (2015-2016), livre sa lecture sans concession de la situation électorale de la Tunisie et de ses conséquences sur la démocratie.
Jeune Afrique : Que vous inspire la situation en Tunisie ?
Kamel Jendoubi : J’ai un peu de mal à parler de la Tunisie aujourd’hui tellement la confusion règne. D’une part, les défis sur le plan économique, financier, social mais aussi politique sont énormes. D’autre part, le pays semble pris dans une espèce de dérive vers l’abîme. Le sentiment de gâchis est prégnant, on est dans une inversion du processus de transition démocratique engagé en 2011.
Pour ne pas sombrer dans le pessimisme, je dirais que c’est aussi un moment de clarification des enjeux avec d’un côté, des forces qui sont pour pousser davantage à la démocratisation et de l’autre, celles qui n’en veulent plus et semblent plaider pour un retour en arrière.
Le terme de démocratie a quasiment disparu du débat politique. Pourtant Kaïs Saïed ne cesse d’évoquer la « volonté du peuple ».
Kaïs Saïed a rendu ce terme suspect en fustigeant la fausse démocratie, la démocratie dénaturée, la démocratie obtenue par des élections, selon lui truquées, y compris celles qui lui ont permis d’être élu président ! Suivant sa logique, il aurait dû remettre son mandat en jeu si le résultat de l’élection présidentielle n’est pas crédible.
Démocratie est devenu un mot équivoque alors, qu’en parallèle, le discours de Kaïs Saïed vante une démocratie authentique qui exprimerait la volonté du peuple, la souveraineté du peuple, deux concepts qu’il convoque abondamment.
En pratique, on peut la décrire comme une démocratie sans partis politiques, sans intermédiaires, sans acteurs sociaux ni associatifs, sans opinion publique dont il n’a d’ailleurs jamais fait grand cas, lui qui n’a même pas de porte-parole.
Une démocratie sans contre-pouvoirs ni équilibre des pouvoirs, en somme une démocratie dite directe, par laquelle le peuple dit souverain, s’en remet volontairement à un sauveur, à un homme providentiel. Dans ce cas, l’État de droit se réduit à la validation et à l’application des décisions du maître absolu du pays. C’est une drôle de vision de la démocratie.
Un sursaut de l’opinion est-il possible ?
Un grand nombre de Tunisiens, en particulier au sein de l’élite, n’a pas encore pris conscience de l’étau qui se resserre, entre le désordre provoqué par l’action des différents mouvements islamistes et la perspective d’un nouveau régime autoritaire. De plus en plus de Tunisiens se résignent en se disant qu’après tout, à l’époque de Ben Ali, c’était mieux et qu’ils n’ont pas connu une misère similaire à celle advenue avec cette démocratie.
Mais la conscience démocratique ne mûrit pas en dix ans, quelle que soit la classe sociale. Le processus démocratique tunisien est également menacé par l’environnement géopolitique hostile, que ce soit en Algérie, en Libye ou en Égypte. Sans compter l’impact de la crise en Ukraine, qui aggrave la vulnérabilité de la Tunisie à plusieurs niveaux, notamment économique.
Que reste-t-il de l’esprit de la première Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) ?
Le nom ! Sa consistance a été gravement diminuée, affaiblie, appauvrie parce que l’ISIE de 2011 était réellement indépendante, neutre. Ses membres furent d’ailleurs élus par un large collège d’acteurs politiques, sociaux et associatifs.
De 2014 à 2022, elle était en revanche une instance sous influence puisque le choix de ses membres s’est fait selon leur degré de loyauté au parti dominant. Aujourd’hui, nous avons une ISIE caporalisée dont les membres sont choisis par le seul chef de l’État et selon son appréciation de leur adhésion à son projet.
Ce choix exclut les indépendants, ceux qui ne partagent pas son projet, ainsi que toutes les autres parties du processus électoral. Il n’y a pas de raison que Kaïs Saïed agisse autrement pour la loi électorale et peut-être même pour la réforme constitutionnelle.
Quelle est la portée d’un référendum tel qu’il est prévu ?
En réalité, nous ne le savons pas. Il faut un texte qui définisse le référendum car le code électoral actuel ne le fait pas. Trois éléments doivent être clarifiés. D’abord, allons-nous répondre « oui » ou « non » à une simple question ou à un texte ?
Ensuite, y aura-t-il un seuil de participation minimal en-dessous duquel les résultats ne pourront être validés ? Enfin, y aura-t-il la possibilité de faire campagne pour le boycott du référendum ?
Le référendum qui se profile va exclure tous ceux qui ne sont pas pour le projet présidentiel. Sans compter qu’il est tout à fait anormal d’organiser un référendum puis des élections législatives en situation d’état d’exception…
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