Une histoire du racisme : le troisième Dumas

Tom Reiss restitue le parcours hors du commun de l’aïeul de la famille, le général de l’armée française d’origine haïtienne Alexandre Dumas, dans une histoire plus large : celle des Noirs et des métis en France.

Le grand-père, le père et le fils Dumas. © Touho Musée Alexandre Dumas, Villiers-Cotterets

Le grand-père, le père et le fils Dumas. © Touho Musée Alexandre Dumas, Villiers-Cotterets

ProfilAuteur_SeverineKodjo

Publié le 21 janvier 2014 Lecture : 4 minutes.

C’est une figure de l’histoire de France, l’un de ces héros qui par leurs actes de bravoure, leur probité exemplaire et leur humanisme sans réserve forcent le respect. Et pourtant, la France, cette patrie aux grands hommes prétendument reconnaissante, n’en a que faire. Général de l’armée française sous la Révolution qui eut plus de 10 000 hommes sous ses ordres, qui remporta des victoires déterminantes – notamment celle du Mont-Cenis – lors de la campagne d’Italie et qui fit partie de l’expédition française en Égypte, Alexandre Dumas, l’aïeul éponyme des deux écrivains, n’a pourtant aucune statue à son effigie, aucune rue, aucune place, aucun pont à son nom.

"L’appellation même de "Dumas père" efface l’existence du général", constate l’écrivain américain Tom Reiss. Tout se passe comme si ce soldat au destin extraordinaire n’avait jamais combattu, comme si son existence avait été balayée d’un revers de main. D’une main impériale, celle de Napoléon, qui vit en lui un danger pour son projet de toute-puissance. Le petit Corse lui voua une haine destructrice, lui refusa la Légion d’honneur – tout comme les présidents Chirac et Sarkozy deux siècles plus tard – et débouta sa veuve de sa demande de pension.

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"Les journaux s’émerveillaient du fait qu’un Noir ait pu parvenir à un tel niveau d’excellence"

Une attitude qui ne s’explique pas uniquement par les griefs personnels que Napoléon nourrissait à son encontre mais par un contexte politique et colonial singulier. Et c’est là toute la richesse de la biographie que Tom Reiss consacre à celui qui est né en 1762 Thomas-Alexandre Davy de la Pailletterie (d’un aristocrate esclavagiste désargenté) et qui se fit appeler du nom de sa mère, une esclave haïtienne, Marie-Césette Dumas. Couronné des très prestigieux prix Pen et Pulitzer 2013, Dumas, le comte noir parvient à restituer le destin du général dans une histoire plus large : celle de la "race" en France.

Le journaliste new-yorkais rappelle, par exemple, que lorsque Dumas avait 15 ans, Louis XVI créa une "Police des Noirs", promulgua le "premier texte de loi à visée ouvertement raciale [qui]défendait "l’entrée du royaume à tous les Noirs et gens de couleur"". Alors que la Convention abolit l’esclavage en 1794, Bonaparte le rétablit en 1802. Il bannit les officiers ou soldats non blancs de Paris et de ses alentours, interdit à "tout Noir, mulâtre ou autres gens de couleur… d’entrer à l’avenir sur le territoire continental de la République" et, comme Louis XVI avant lui, proscrit les mariages mixtes.

"En parcourant les archives de l’époque, explique Tom Reiss à Jeune Afrique, je me suis rendu compte que les journaux s’émerveillaient du fait qu’un Noir ait pu parvenir à un tel niveau d’excellence – il fut de son vivant un personnage de légende -, alors que son fils, qui grandira après la période révolutionnaire, sera, lui, couvert de dérision et de moquerie à cause de son héritage noir. La Révolution française a eu une histoire raciale et antiesclavagiste méconnue. Quant au XIXe siècle, il a été celui de la conquête coloniale de l’Afrique. Et donc du racisme."

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Dumas mourra en 1806 dans le dénuement, épuisé par des années terribles de détention en Italie et sans ressources. Son fils Alexandre n’a que 4 ans et gardera de son père l’image d’un héros qui nourrira son imagination toute sa vie durant. Et c’est là une autre qualité du travail de Tom Reiss : montrer en quoi la geste du général a influencé l’oeuvre de l’écrivain, des Trois Mousquetaires au Comte de Monte-Cristo. "Il lui était […] insupportable que son père eût sombré dans l’obscurité presque totale. Il ne réussit jamais véritablement à comprendre ce qui lui était arrivé ni à lui rendre sa place dans les livres d’histoire. Il le vengea à sa façon, en inventant des univers de fiction où aucun crime ne reste impuni et où les braves gens bénéficient de l’appui bienveillant de héros intrépides et presque surhumains – des héros qui ressemblent beaucoup au général Dumas."

Le Compte de Monte-Cristo étudié aux États-Unis

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Une affaire de famille, qui va croiser celle de Tom Reiss, dont la mère française est une enfant rescapée de l’Holocauste et qui, orpheline, trouva du réconfort dans la lecture du Comte de Monte-Cristo, seul livre témoin de son passé tragique qu’elle emporta avec elle lorsqu’elle se réfugia aux États-Unis. Un roman que l’historien a toujours vu dans la bibliothèque familiale et qui a éveillé sa curiosité. "C’est l’un des romans les plus populaires aux États-Unis, explique-t-il. Tout le monde le lit adolescent. Il est souvent inscrit au programme scolaire. Et il a été adapté au cinéma." Ce qui explique en partie le succès de sa biographie. En cours de traduction dans une quinzaine de langues, elle va être étudiée aux États-Unis en 2014. Et elle a bénéficié du soutien de Whoopi Goldberg… à défaut de celui des critiques.

"À la sortie du livre, je n’ai pas eu de presse, mais le bouche-à-oreille parmi la communauté africaine-américaine, qui s’est emballée pour ce héros noir, a fait de ce livre un long-seller. Vous savez, la révolution américaine, contrairement à ce qui s’est passé en France, a trahi les Noirs. Les jeunes Africains-Américains étaient très surpris d’apprendre que derrière des personnages très connus comme d’Artagnan il y avait un général noir, descendant d’esclave. C’est important de le savoir." Raison pour laquelle Tom Reiss, à l’instar de Claude Ribbe, qui a consacré plusieurs ouvrages au général Dumas, rêve de voir enfin réhabilité ce "héros noir dont la France a grand besoin" et que les Parisiens puissent enfin admirer son visage sur une statue le représentant ; ce que les Nazis, qui ont tué la famille de la mère de Reiss, refusèrent lorsque, durant l’hiver 1941-1942, ils démontèrent une statue du général (laquelle avait été installée dans le 17e arrondissement de Paris depuis sa réalisation en 1913 mais n’avait jamais été inaugurée par les autorités françaises). Ne leur laissons pas le dernier mot de cette histoire.

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