Tunisie : Constitution, suite et fin
Après bien des vicissitudes et des déchirements, la Constituante a accouché au forceps d’un texte qui met à nu les contradictions et les ambivalences de la modernité tunisienne. Mais en préservant, malgré tout, ses acquis séculiers.
Article paru dans Jeune Afrique n°2766, du 12 au 18 janvier.
Mis à jour le 20/01/2014 à 12h00
Les Tunisiens n’y croyaient plus. Initialement prévu pour le 23 octobre 2012, sans cesse différé depuis, l’achèvement du débat constitutionnel semble enfin en passe de se réaliser. Les députés voulaient finaliser le texte de la Constitution avant le 14 janvier minuit (un délai qui ne sera finalement pas tenu). Pour le symbole : la date marque en effet le troisième anniversaire de la révolution. La plupart des points litigieux avaient été aplanis en amont par la commission des consensus, qui rassemble les chefs des principaux groupes parlementaires. Le vote, article par article, a débuté le 3 janvier. Il devait se poursuivre sans interruption jusqu’à la date butoir du 14.
>> Sommaire de notre dossier spécial sur la nouvelle Constitution tunisienne
Cette spectaculaire accélération du calendrier ne doit rien au hasard. Ali Larayedh, le Premier ministre islamiste, est sur le départ. Il sera remplacé par un technocrate indépendant, Mehdi Jomâa, actuel ministre de l’Industrie. La concomitance entre les deux processus – la finalisation de la Constitution et la formation d’un nouveau gouvernement – était l’une des conditions de la "feuille de route" du "quartet" (syndicat, patronat, Ligue des droits de l’homme et Ordre des avocats). Poussés vers la sortie, les islamistes d’Ennahdha veulent soigner leur bilan. Ils entendent capitaliser sur le vote de la Constitution et l’inscrire à l’actif de leur gouvernement. Les opposants, eux aussi, veulent en finir au plus vite. Car une fois la Constitution votée, le gouvernement désigné et l’instance des élections créée, l’Assemblée nationale constituante (ANC) perdra sa raison d’être. Et pourra être mise en veilleuse au profit d’un exécutif réellement impartial…
Les débats à la Constituante ont opposé les tenants de deux visions antagoniques de l’État. Pour les modernistes, l’État est le lieu de l’Universel, et son rôle est de garantir les droits et libertés (c’est-à-dire les droits de l’homme, dans leur acception usuelle). Pour les islamo-conservateurs, l’État a d’abord vocation à préserver et à défendre l’authenticité de la société et du pays. Il est le gardien de l’identité. Le texte du préambule, qui a fait l’objet de la dispute la plus féroce en commission, portera l’empreinte indélébile de cette oscillation. Truffé de références à "l’identité arabo-musulmane", aux "enseignements de l’islam" et à "l’appartenance culturelle et civilisationnelle à la nation arabe et musulmane", verbeux à souhait, il est d’inspiration clairement rétrograde et passéiste. Mais la Constitution ne se réduit heureusement pas à son préambule.
Le texte comporte des avancées en terme de droits et de libertés
Le corps du texte, long de 146 articles, est plus équilibré et comporte des avancées indéniables au chapitre des droits et libertés. Les principaux acquis séculiers de la modernité tunisienne ont été préservés. L’article 1er, imaginé en 1956 par Habib Bourguiba, le père de l’indépendance, a été maintenu tel quel. Il énonce : "La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République." Fondé sur une ambiguïté féconde et créatrice entre "islam religion d’État" et "islam, religion de l’État", il instaure en réalité un État civil et séculier et évacue implicitement toute référence à la charia ou aux principes de la législation islamique. Comme les choses n’allaient semble-t-il pas de soi pour tout le monde, les Constituants, après de laborieuses tractations, ont jugé bon d’en préciser la portée interprétative dans l’article 2, qui réitère, explicitement cette fois, le "caractère civil" de l’État tunisien, "basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit". Les articles 1 et 2 ont été dotés d’une valeur supraconstitutionnelle : ils ne sont susceptibles d’aucune révision.
Faire admettre le principe de liberté de conscience
L’article 6, qui a également fait l’objet d’âpres débats, articule de manière surprenante les deux logiques de l’islamité de l’État et des libertés individuelles. En échange de l’abandon de la criminalisation de "l’atteinte au sacré", disposition d’essence théocratique qui figurait dans la mouture originelle de l’article, Ennahdha a obtenu que l’État devienne "le garant de la religion" et "protège le sacré". Mais les modernistes, de leur côté, ont réussi à faire admettre le principe de la liberté de conscience et à ériger sa protection au rang d’obligation étatique, au même titre que la liberté de croyance et le libre exercice du culte. La notion de liberté de conscience figurait effectivement dans la traduction française de la Constitution de 1959, mais pas dans sa version arabe, qui mentionnait uniquement la liberté de croyance.
Cette affirmation de la liberté de conscience est révolutionnaire. Elle signifie concrètement la possibilité, pour un musulman, de changer de religion, voire d’abandonner toute forme de religion, et ce alors que le crime d’apostasie est passible de la peine de mort pour l’orthodoxie sunnite. Les Constituants ont fait preuve de moins d’audace sur la question de l’abolition de la peine capitale. L’amendement des élues Hasna Marsit et Nadia Chaabane n’a recueilli que 50 votes. Il en aurait fallu 109 pour qu’il soit adopté.
>> Lire aussi : Droits et libertés, les compromis les plus audacieux
La question du régime politique, longtemps source de blocage, a finalement été tranchée. Ennahdha voulait un régime parlementaire intégral accordant la prééminence absolue au Premier ministre. L’opposition a tenté de se cramponner au régime mixte "à la française". Les islamistes, en minorité, ont fini par accepter que le chef de l’État soit élu par le peuple, plutôt que désigné par un vote de l’Assemblée. Conscients du fait qu’ils ne disposent pas encore de candidat en mesure de l’emporter à la présidentielle, désireux d’éviter une situation de cohabitation, synonyme de neutralisation réciproque des deux têtes de l’exécutif, les islamistes souhaitaient que le président élu soit cantonné à des fonctions symboliques et protocolaires. Un système "à la portugaise". Un compromis a été trouvé. L’essentiel du pouvoir restera entre les mains du Premier ministre. Mais le président disposera du droit de grâce, de la faculté de dissoudre l’Assemblée en cas de crise politique grave. Il pourra demander une deuxième délibération des lois et aura un droit de regard sur les nominations des ministres de la Défense et des Affaires étrangères. Plus qu’un arbitre, il sera donc presque un recours. Le nombre de mandats présidentiels sera limité à deux. La limite d’âge, fixée à 75 ans dans les premières moutures de l’avant-projet aurait du être supprimée. Vivement contestée par Nida Tounes, cette disposition éliminait virtuellement Béji Caïd Essebsi, l’ancien Premier ministre de la transition, âgé de 87 ans, et favori des sondages. Un amendement consensuel allant dans ce sens a été mis au vote, le 11 janvier. Il n’a pas recueilli le nombre de voix nécessaires (81 au lieu des 109 requises). Du coup, les choses restent en suspens, et l’article 73 sera réexaminé une fois le vote terminé sur les autres chapitres de la Constitution.
Le texte met à nu les ambivalences et les contradictions de la modernité tunisienne
La Constituante a accouché, au forceps, d’un texte qui met à nu les ambivalences et les contradictions de la modernité tunisienne. Il signale un raidissement identitaire, commencé bien avant la révolution, au cours des dix dernières années du règne de Ben Ali, et témoigne en même temps d’une formidable résilience de la modernité juridique. Est-ce à dire que le "mérite" en revient aux 217 Constituants ? Pas forcément. Car, en réalité, la plupart des compromis essentiels ont été entérinés hors de l’Hémicycle. La pression de la rue, de la société civile, des partis d’opposition, des organisations syndicale et patronale, des médias, mais aussi des partenaires étrangers et des bailleurs de fonds ont amené Ennahdha à lâcher du lest et à tourner le dos au projet d’islamisation des institutions, caressé par sa frange ultra. Tout se passe comme si la formation islamiste avait changé de stratégie. Trop ardu à mettre en oeuvre, l’objectif de l’islamisation des institutions a été supplanté par un autre, presque réalisé, lui : la colonisation, méthodique, de tous les rouages de l’État et de l’administration. Le nouveau gouvernement de Mehdi Jomâa devra composer avec cet héritage empoisonné. Mais c’est peut-être un moindre mal : il est malgré tout plus facile de revenir sur des nominations partisanes que de réviser une Constitution.
Article 1er : victoire posthume de Bourguiba
"La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République." L’article 1er de la Constitution est l’oeuvre de Habib Bourguiba, qui l’a imaginé et fait voter par l’Assemblée constituante dès le 14 avril 1956, soit trois ans et deux mois avant le vote de la Constitution de l’indépendance. Clé de voûte de l’architecture institutionnelle de la Tunisie moderne, il instaure en réalité un État civil et séculier. L’État et la religion ne sont pas séparés, mais relèvent de champs distincts. La souveraineté n’appartient pas à Dieu, mais au peuple. La loi est l’expression de la volonté générale. L’article 1er formait un tout cohérent avec le préambule de 1959 et les articles 5 (liberté de croyance), 6 (non-discrimination des citoyens), 38 et 40 (conditions d’éligibilité du président de la République) de l’ancienne Constitution. L’ancrage confessionnel permettait de ménager les sentiments de la majorité musulmane. Objet de consensus entre toutes les forces politiques, l’article 1er a fonctionné comme un garde-fou et un rempart après la révolution. Pour polir leur image pendant la campagne, les islamistes d’Ennahdha ont annoncé leur ralliement à la solution bourguibienne et à cet article 1er qu’ils vouaient aux gémonies dans les années 1980. En février 2012, grisés par leur victoire, les ultras du parti religieux ont voulu introduire un article disposant que la charia serait désormais la source essentielle de la législation. L’idée a été rapidement abandonnée. Toutes les tentatives ultérieures visant à "durcir" l’enveloppe d’islamité de la Constitution – par exemple via la création d’un Conseil islamique suprême – ont elles aussi été déjouées.
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