La Libye, chaos debout
Un Premier ministre sur la sellette, une Constitution qui n’est pas près de voir le jour, des revendications tribales et régionales virulentes… Nombreux sont les obstacles à surmonter pour créer, enfin, un véritable État.
Mise à jour, le 22/01/2014
Le Parti pour la justice et la construction (PJC), bras politique des Frères musulmans libyens, a annoncé mardi 21 janvier le retrait de ses ministres du gouvernement dirigé par Ali Zeidan.
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Article paru dans Jeune Afrique n°2766, du 12 au 18 janvizer 2014.
"Notre gouvernement travaille sous la menace des armes, et certains veulent contraindre le Parlement à lui retirer sa confiance" : ce 7 janvier, le Premier ministre libyen, Ali Zeidan, était à deux doigts d’être éjecté. Car la situation politique et sécuritaire du pays n’est plus tenable. Quelques jours plus tôt, dans la nuit du 21 au 22 décembre, pour la première fois, une attaque-suicide a frappé un poste de sécurité militaire, à une cinquantaine de kilomètres de Benghazi. Bien qu’elle n’ait pas été revendiquée, cette attaque s’apparente à un signal adressé par les jihadistes de l’Est libyen à Tripoli, où le pouvoir central essaie, vaille que vaille, de poser les bases d’un État. Des efforts mis à mal par des groupes armés qui tirent leur puissance du chaos qu’ils ont instauré. Ali Zeidan veut croire que "l’État se construit" et que le pays va sortir de cette ère marquée par "le règne de la destruction et du terrorisme". Chaque semaine, ministres et députés sont la cible d’enlèvements à Tripoli. Chaque jour, des assassinats sont commandités. Fin décembre 2013, Fethallah al-Gaziri, le nouveau chef des renseignements, était tué à Derna. Le 2 janvier, les corps criblés de balles d’un Anglais et d’une Néo-Zélandaise étaient retrouvés gisants sur une plage des environs de Sabratha…
>> Lire aussi : Libye : dans les prisons illégales de Tripoli
Celui qui s’est fait élire en octobre 2012 en axant son programme sur le rétablissement de la sécurité est aujourd’hui contesté de toutes parts. À défaut de parvenir à mener à bien la transition, Zeidan joue l’apaisement et négocie, le plus souvent en position d’infériorité, avec des chefs de milice et de tribu au pouvoir de nuisance considérable. Ils contrôlent notamment les installations pétrolières. Certes, à la mi-novembre, Toubous et Berbères ont levé le blocage sur les complexes gaziers et les gisements pétroliers du Sud. Mais ce n’est pas encore le cas du jeune chef de milice Ibrahim al-Jadhran, qui contrôle depuis six mois les terminaux pétroliers de Cyrénaïque avec le soutien des tribus. "Zeidan parle de la même manière aux dirigeants de tribu qu’aux chefs d’État étrangers", moque Husni Bey, le richissime homme d’affaires, au volant de sa Porsche Carrera, la seule du pays. Zeidan tente effectivement de convaincre les caciques des tribus de l’Est de tourner le dos à Jadhran. En vain. Sans pétrole, le budget annuel de l’État, qui s’élève à 50 milliards de dollars (environ 37 milliards d’euros), est en péril. En six mois, la manoeuvre de Jadhran a provoqué des pertes de 10 milliards de dollars. "Zeidan renouvelle la stratégie clientéliste du régime précédent en faisant des compromis avec tribus et milices… Le problème, c’est que ça ne fonctionne plus", déplore un membre de son cabinet, qui conclut : "Il conduit un train dont il essaie de poser les rails en même temps. Et, finalement, il ne fait ni l’un ni l’autre."
"Ali Zeidan n’a plus aucune crédibilité"
Se méfiant des thuwar [révolutionnaires] et de ses propres ministres (il a été victime d’un enlèvement le 10 octobre 2013), Zeidan a voulu s’en remettre au peuple. Courant novembre, il a multiplié les appels à la population pour "libérer les ports pétroliers" et déloger les milices, qu’il ne parvient pas à désarmer… Mais le 15 novembre, à Tripoli, les puissants groupes armés de Misrata ont ouvert le feu sur des manifestants pacifiques. "Seule la population a le pouvoir de changer la situation", répète inlassablement le chef du gouvernement. Terrible aveu d’impuissance ! "Les gens ne veulent plus obéir à Ali Zeidan, il n’a plus aucune crédibilité. Il est déconnecté de la réalité et incapable de gouverner", confie Salem Gnane, l’ex-vice-président du Conseil national de transition (CNT), qui lui rend souvent visite et continue de lui dispenser conseils et avertissements.
La population pourrait-elle finir par se soulever ? Plus de 260 manifestations ont déjà eu lieu en 2013 contre lui, le gouvernement et le Parlement. Tous ces mécontents ont l’impression de s’être fait voler la révolution. Ses soutiens s’étiolent, même dans son propre camp. Le 17 décembre, les députés du Congrès général national (CGN, Parlement) lui avaient donné une semaine pour trouver une issue à la crise en Cyrénaïque. Sans succès.
Le Parlement est alors passé à la seconde étape d’un plan ourdi depuis plusieurs mois par les deux grands partis qui dominent l’Assemblée : l’Alliance des forces nationales (AFN), fédération de micropartis affaiblie par les luttes internes, et le Parti pour la justice et la construction (PJC, Frères musulmans). Objectifs : pousser Zeidan vers la sortie et le remplacer par un gouvernement de crise. "Si le Parlement retire sa confiance au gouvernement, alors nous quitterons nos fonctions dès lors qu’ils auront élu un Premier ministre", a finalement déclaré Zeidan, le 7 janvier, avant d’annoncer un remaniement ministériel d’ici à la fin du mois. Le jour même, l’ancien président du CNT Mustapha Abduljalil présente une feuille de route pour tenter de mener à bien la réconciliation nationale. Et appelle à la création d’un "groupe national pour le dialogue" qui serait chargé d’orchestrer le processus de la rédaction de la Constitution en trois mois.
Le 28 décembre, c’était Mahmoud Jibril, le leader de l’AFN, qui présentait son "initiative de sauvetage national". Ancien président du conseil exécutif du CNT, en retrait de la scène politique, qu’il scrute depuis les Émirats arabes unis, Jibril a adopté une posture d’homme de consensus. Rappelant son attachement indéfectible à la charia, il s’est prononcé pour le départ d’Ali Zeidan, qu’il avait pourtant soutenu. Message reçu par le PJC, son allié de circonstance. "Zeidan doit partir rapidement", insiste Mohammed Sowan, le patron de ce parti, qui en profite pour tenter de se repositionner au centre et de consolider son image d’islamiste modéré. "Je suis plus proche de Jibril que des islamistes radicaux", précise-t-il.
Les députés prolongent leur mandat, sans laisser le choix aux électeurs ni au gouvernement
Dans le même temps, les députés se sont empressés de voter l’extension de leur mandat – censé prendre fin en février – jusqu’au 24 décembre 2014. De quoi attiser un peu plus les mécontentements. Mais qu’importe, les députés, dont la rémunération mensuelle (11 000 dinars, soit 6 370 euros) choque l’opinion, ne laissent de toute façon pas le choix aux électeurs ni au gouvernement.
Élus en juillet 2012 pour élaborer en douze mois la future Constitution, préalable à l’organisation d’élections générales, les députés ont, eux aussi, failli à leur mission. En ce début d’année, ils s’activent à organiser l’élection de l’Assemblée constituante dite du "groupe des 60", qui aura la lourde tâche de rédiger le texte, que certains présentent à tort comme la "future solution à tous les problèmes", avant de le soumettre à un référendum.
Dans l’enceinte du luxueux hôtel Rixos, où siège le Parlement, ou dans les salons feutrés de l’hôtel Radisson, antichambre du pouvoir, les députés multiplient les apartés et les tractations en vue de l’élection des 60, reportée pour la seconde fois, à février. Chefs de milice et de tribu, dignitaires religieux, responsables politiques et autres acteurs se croisent dans les couloirs. Tous viennent faire entendre des revendications, le plus souvent locales. "Cette période est cruciale. Il faut dialoguer afin d’organiser au plus vite l’élection de la Constituante, même si nous sommes un peu pris de court et que nous ne savons pas vraiment comment piloter ce comité constitutionnel", explique le député Nizar Kawan, maître d’oeuvre de la stratégie du PJC au Parlement. À cause du retard accumulé et de l’imbroglio qui entoure l’adoption de cette Constitution, les citoyens se désintéressent de l’élection du groupe, à laquelle 649 candidats sont en lice. Guère plus de 1 million d’électeurs se sont inscrits sur les listes, sur environ 3,5 millions de citoyens en âge de voter.
Le "dialogue" est déjà rompu avec les Berbères, qui boycottent cette élection, insatisfaits des six sièges qu’ils doivent se partager avec les Toubous. Depuis leur fief du djebel Nefoussa, à l’ouest de Tripoli, les militants demeurent inflexibles. "Pas question de collaborer avec un gouvernement et un Parlement sourds à nos revendications culturelles et linguistiques", souligne Nori Alsharwi, l’ex-président du Conseil amazigh libyen. "Sans dialogue, ce processus constitutionnel est une mascarade", balaie de son côté Jadhran, qui a proclamé un gouvernement autonome de Cyrénaïque en novembre 2013, et se réfère à la Constitution de 1951 pour défendre une Libye fédéraliste, où les revenus pétroliers seraient répartis équitablement entre les trois régions (Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan).
Marche contre la prolongation du mandat de l’Assemblée, à Tripoli,
le 27 décembre 2013. © Ismail Zetouni / Reuters
Un équilibre entre l’autonomie locale des régions et une autorité centrale forte
À sa manière, Jadhran impose un débat sur l’avenir politique d’une Libye désunie et fragmentée. L’Assemblée constituante devra trancher. "La place de la religion et les questions de sécurité sont au coeur de la réflexion", précise Lorianne Toler, historienne en droit constitutionnel, conseillère auprès des autorités libyennes et de l’ONU. Et d’ajouter : "Le groupe des 60 devra trouver un équilibre, une alchimie, entre l’autonomie locale des régions et une autorité centrale forte. La clé de cet équilibre dépendra de la gestion des revenus du pétrole."
Face à ces questions complexes, Mohamed Morgham, député du PJC et professeur de droit, se veut rassurant : "La charia est la principale source d’inspiration, et tout est inscrit dedans. L’Assemblée constituante n’aura pas de difficultés." Tous divergent pourtant sur l’avenir du pays. "Les députés et le gouvernement ont échoué. Aujourd’hui, le pouvoir se retrouve entre les mains des milices, des entrepreneurs et des maires", analyse Jason Pack, chercheur en histoire de la Libye à l’université de Cambridge, au Royaume-Uni. Relativement préservés des batailles politiciennes, mais confrontés de plein fouet à la réalité du terrain, des maires veulent faire prévaloir au niveau national les solutions qu’ils ont appliquées, parfois avec succès, sur le plan local, et ce malgré des budgets dérisoires. "Ce gouvernement n’a pas investi dans les mairies pour tenter de conserver tous les pouvoirs. Nous ne savons pas ce qu’il a fait des milliards de dollars tirés du pétrole. En revanche, on voit ce que fait concrètement une mairie avec seulement 100 millions de dinars", constate Ahmed Sawalem, l’ex-conseiller du vice-Premier ministre. "On ne sait plus comment sortir de cette crise. Les gens comptent sur les maires, mais le gouvernement nous délaisse", déplore Mohammed Abou Sneina, l’édile de Benghazi, qui a demandé au Congrès une aide de 192 millions de dinars. Avec trente-trois de ses pairs, il a répondu à l’appel de Sadat al-Badri, le dynamique maire de Tripoli, qui a convié fin 2013 tous les élus locaux à partager leurs expériences. Et ce en amont des municipales, censées se tenir d’ici à février, lançant un timide début de décentralisation. "Les mairies ne sont pas riches, mais elles sont ouvertes à tous ceux qui sont susceptibles d’apporter des solutions, comme les ONG locales et la société civile. Ensemble, on peut agir et redonner de l’espoir", explique Badri.
Dans la rue, ses administrés le reconnaissent et le saluent. Un habitant, qui s’étonne de le voir sans protection, lui lance : "C’est le peuple votre gilet pare-balles !" Un peuple lassé d’être écarté d’un jeu politique qui se trame à huis clos, dans des cénacles opaques.
La corruption se porte bien, merci
"Pour décrocher un appel d’offres d’une institution publique, il est préférable de verser des commissions", raconte un ancien fonctionnaire ministériel. Dans cette Libye nouvelle, à en croire les nombreuses confidences des déçus du système, la prévarication est à tous les étages. Selon l’indice de perception de la corruption 2013 établi par l’ONG Transparency International, la Libye se classe au 172e rang sur 177 pays étudiés, et perd 6 places par rapport à l’année précédente. En 2010, à la fin de l’ère Kadhafi, le pays était 146e. Ministères, Parlement, réseau diplomatique ou mairies, tous les échelons institutionnels sont gangrenés. La gestion opaque du budget de l’État, doublée d’une répartition aléatoire des revenus des hydrocarbures, ne fait que renforcer les soupçons. Pourtant, une commission anticorruption, forte de 200 personnes et d’un budget annuel de 20 millions de dinars (11,6 millions d’euros), a été créée en mars 2013 par le Parlement…
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