Jacques Martial : « Jouer est un acte militant »
C’est l’un des rares acteurs noirs à avoir gagné le respect du grand public comme de l’intelligentsia. Président de la Villette, l’une des plus importantes institutions culturelles françaises, il transmet sa passion pour Aimé Césaire à travers le monde. Entretien.
Du haut de son mètre quatre-vingt-douze, Jacques Martial domine son monde. Au propre comme au figuré : depuis 2003, il parcourt le globe pour partager l’une de ses passions, le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire, qu’il met en scène et interprète de façon magistrale. À 58 ans, cet acteur aguerri a joué dans dix-neuf films et dix-sept téléfilms, dont la série Navarro, qui l’a fait découvrir au grand public. Il double également des acteurs africains-américains comme Denzel Washington, Wesley Snipes ou Samuel L. Jackson. Mais le comédien s’est surtout illustré au théâtre, en enseignant, en mettant en scène ou en jouant les pièces d’auteurs tels que Jean Giraudoux, José Pliya, Athol Fugard, Maryse Condé, Mama Keita ou James Saunders… C’est aussi un homme de convictions, qui, pour lutter contre les discriminations, a créé le Rond-Point des cultures et a fondé la Compagnie de la comédie noire. Depuis 2006, Jacques Martial dirige l’Établissement public du parc et de la grande halle de la Villette, troisième institution culturelle française avec un budget de 40 millions d’euros (dont 21 de subvention) en 2012 et 204 salariés. Rencontre avec celui qui a fait de la Villette un lieu de rencontres interculturelles pour un "public arc-en-ciel".
Jeune Afrique : Vous parcourez le monde pour jouer Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire. Pourquoi ce choix ?
Jacques Martial : J’aime les beaux et grands textes, où la forme et le fond sont importants, comme dans le Cahier d’un retour au pays natal. C’est cela qui m’a poussé à devenir acteur. Dans le Cahier, on retrouve l’actualité de l’époque du jeune Césaire. Et les problèmes contemporains des Caraïbes, de l’outre-mer français, dans sa relation à l’Histoire, à l’Hexagone et à l’Europe.
Qu’est-ce que Césaire représente pour vous ?
Il m’a donné des clés pour accéder à la partie guadeloupéenne, antillaise et caribéenne de mon être. Étant né à Saint-Mandé, en région parisienne, je ne les possédais pas. J’ai un peu vécu à Madagascar, au Congo et en Guyane – mon père était militaire et je voyageais avec lui -, mais je n’ai jamais vécu aux Antilles.
Jouer ce texte, n’est-ce pas, quelque part, militer ?
Jouer au théâtre est un acte militant dans l’absolu. C’est prendre la responsabilité de dire quelque chose aux spectateurs. Le texte de Césaire aborde une question complexe : l’histoire de l’esclavage, cette relation particulière que la France et l’Europe ont nouée avec les îles de la Caraïbe, avec l’Afrique et le reste du monde. On a besoin d’entendre ces mots, cette énergie, ainsi que les valeurs que prône Césaire.
Les préjugés racistes existent-ils toujours dans les milieux du théâtre et du cinéma français ?
Différemment, mais oui, ils existent. Il y a davantage d’acteurs noirs, mais ils ne sont pas reconnus en tant que protagonistes. On les considère comme des comparses, des seconds rôles. Certains responsables ont construit un mur entre les artistes et le public, préférant imaginer ses goûts plutôt que de prendre des risques. La discrimination commence dès le casting, quand le directeur de casting, le producteur ou le réalisateur consulte le press-book [dossier de presse] d’une agence, tombe sur la photo d’un comédien noir et, sans se demander si ce dernier peut jouer le rôle proposé, conclut benoîtement qu’il ne recherche pas un Noir.
> L’acteur a transposé sur les planches le Cahier d’un retour au pays natal, de Césaire. © Comédie Noire
Que vous disent-ils lorsque vous dénoncez cela ?
Rien. Ils n’en ont pas forcément conscience. Mais ne pas voir qu’il y a un problème est un problème en soi. Il faut donc continuer de militer, d’être exigeant, de se battre pour l’égalité des chances.
Comment avez-vous fait pour vous imposer ?
Je m’enorgueillis d’avoir décroché 90 % de mes rôles sur audition, parce que je me positionne comme un acteur, quelqu’un capable de composer un personnage singulier et de le proposer. Ce que je suis en tant que Noir et ce que je sais faire sont deux choses différentes. Il faut travailler, lutter, faire le pari de l’excellence, ne baisser ni la garde ni les bras, et conquérir sa place.
Avez-vous l’impression d’avoir mené la carrière dont vous rêviez ?
D’abord, ma carrière n’est pas finie. Et j’ai vécu de magnifiques aventures artistiques. L’important est de faire de chacune un événement, d’en tirer un bénéfice personnel. Si on réussit, tant mieux. Sinon, il faut recommencer.
Enfant, vous avez vécu à Brazzaville. Qu’en avez-vous gardé ?
C’était en 1961. J’en ai gardé le souvenir d’une terre avec une énergie fabuleuse. Le sentiment d’une nation également. Mon pays, c’est la France, et je n’en connaissais pas d’autre. Le Congo c’était un autre État, un autre drapeau, un autre hymne… Avec mes camarades, qui étaient africains, nous parlions la même langue à l’école : le français. C’est à Brazzaville que j’ai appris à lire.
Depuis 2006, vous êtes le premier et le seul Noir à diriger une grande institution culturelle nationale, l’Établissement public du parc et de la grande halle de la Villette…
Je suis non seulement le premier Noir, mais surtout le premier artiste à occuper un tel poste, ce qui a beaucoup pesé dans ma nomination. Ce que j’avais proposé à Renaud Donnedieu de Vabres, le ministre de la Culture de l’époque, était un projet d’artiste, une réflexion, une vision. La Villette est à la fois classique et contemporaine – mais pour quel public, avec quelle programmation et quels objectifs ? Je suis le premier Noir, j’en suis ravi et fier, mais être le seul est insatisfaisant.
Votre nomination a-t-elle été bien accueillie par la profession ?
Non, je n’ai pas senti d’élan d’enthousiasme, mais beaucoup de méfiance parce que je n’avais été ni repéré ni adoubé. Il ne me restait qu’à travailler et à faire de la Villette ce qu’elle est aujourd’hui.
C’est-à-dire ?
Un lieu en phase avec les questions de son temps, ouvert à la fois sur Paris et la banlieue. C’est un laboratoire de la création, de la relation entre art et société. Il a fallu prendre en compte ces évolutions : le métissage des influences, les nouvelles écritures qui redéfinissent leurs propres champs d’expression, tel le cirque contemporain, la danse hip-hop…
Y êtes-vous parvenu ?
Oui, à travers le festival Hautes Tensions, ou l’espace Chapiteaux, qui, avec ses dix-huit logements écologiques, sert de résidence aux artistes. Le développement durable est l’un des piliers de notre programmation culturelle. Mener des actions de médiation, d’éducation artistique et culturelle est un enjeu capital.
Je suis pour un public arc-en-ciel et une programmation exigeante, de grande qualité et pluridisciplinaire.
Pourquoi ?
Je suis un enfant des maisons de la culture. Ma famille n’était pas suffisamment nantie pour que la fréquentation des lieux institutionnels soit courante. Nous essayons d’instaurer une médiation pour que les publics éloignés de la culture, et donc des institutions, accèdent aux oeuvres que nous proposons.
De quelle manière cela se concrétise-t-il ?
Nous avons signé une charte de la médiation culturelle. Nos recettes de billetterie ont augmenté, 40 % de notre programmation est en accès gratuit et le reste l’est à des tarifs sociaux et réduits. Je suis pour un public arc-en-ciel et une programmation exigeante, de grande qualité et pluridisciplinaire.
Ce qui ne vous empêche pas de monter sur scène…
Je joue toujours Cahier d’un retour au pays natal, mais c’est différent. Je porte ce texte, cette parole, parce qu’on me le demande. Et c’est ma manière de faire de la politique.
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Propos recueillis par Tshitenge Lubabu M.K.
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