Turquie : Erdogan contre les puissances obscures
La révélation d’énormes scandales impliquant plusieurs de ses ministres et jusqu’à l’un de ses fils fragilise le chef du gouvernement islamiste. Celui-ci dénonce un complot ourdi par ses ex-alliés de la confrérie Gülen. Mais il semble bien avoir perdu la main.
Il crie au complot. Après avoir limogé plus de soixante-dix responsables de la police et bloqué les enquêtes en cours, Recep Tayyip Erdogan a congédié les ministres éclaboussés par le scandale et les a remplacés par des féaux encore plus à sa botte. Confronté à des affaires de corruption qui discréditent l’AKP, son parti, le Premier ministre turc reste fidèle à lui-même. Comme en juin 2013, lors de la violente répression du mouvement contestataire de Gezi, il vocifère et attaque, certain qu’il aura le dernier mot. Mais bien que ce mouvement n’ait débouché sur la création d’aucune formation structurée et que les partis d’opposition traditionnels soient faibles et désunis, les islamistes, usés par onze années de pouvoir, sont en grande difficulté. Et Erdogan pourrait ne pas passer le cap de deux échéances cruciales : les municipales du 30 mars et la présidentielle du mois d’août, à laquelle il rêve de longue date d’être candidat. Tour d’horizon.
Un énorme scandale
Il a éclaté le 17 décembre avec l’arrestation de vingt-quatre personnes et porterait sur une somme colossale : 100 milliards de dollars (72,5 milliards d’euros). Dans le cadre d’un premier dossier ouvert pour blanchiment d’argent à destination de l’Iran, en violation de l’embargo qui frappe ce pays, le patron de la banque publique Halkbank ainsi que les fils des ministres de l’Intérieur et de l’Économie (qui ont dû démissionner) ont été incarcérés. Cité dans cette affaire, Egemen Bagis, le ministre des Affaires européennes, a lui aussi fait les frais du remaniement du 25 décembre. Ce quadragénaire formé aux États-Unis présentait à Bruxelles le visage avenant d’un "démocrate musulman" new-look…
Les autres dossiers visent des opérations immobilières douteuses. L’agence gouvernementale Toki – qui réalise les projets urbains, souvent pharaoniques et très contestés, de l’AKP – est mise en cause, de même que le maire du quartier de Fatih, à Istanbul, et plusieurs patrons du secteur du BTP. Mais lorsque le procureur a ordonné l’arrestation d’une trentaine de personnes impliquées dans ces malversations, les autorités de police fraîchement nommées par le pouvoir ont refusé d’obtempérer et le magistrat a été dessaisi.
Parmi ceux qui risquaient d’être placés en détention figurerait Bilal Erdogan, un des deux fils du Premier ministre, qui dirige l’ONG Turgev. "C’est moi qui suis la cible de cette opération", aurait confié Recep Tayyip Erdogan à son entourage. L’ardeur avec laquelle il tente d’étouffer ces affaires ne laisse en effet guère de doute.
Victime d’un complot ?
Le Premier ministre voit dans le malheur qui le frappe la main de "puissances obscures", d’un "État dans l’État" qui noyauterait la police et la justice. Il vise la confrérie Gülen, une organisation nurcu (inspirée par Saïd Nursi, un penseur islamiste décédé en 1960) dont le fonctionnement évoque la franc-maçonnerie ou l’Opus Dei. À la tête de ce mouvement, dit aussi Hizmet ("service"), fort de 3 millions d’adeptes dans les pays turcophones et de quelque 10 millions de sympathisants : Fethullah Gülen, 72 ans, qui, depuis les États-Unis où il est en exil, prêche l’amour universel et le dialogue interreligieux. Ce mystérieux imam dirige surtout un empire aux finances opaques reposant sur un réseau planétaire d’écoles d’excellence (en pleine expansion en Afrique subsaharienne) et, en Turquie, sur divers relais : l’organisation patronale Tüskon, des think tanks et de nombreux médias comme le quotidien Zaman et plusieurs chaînes de télévision.
Qui est au juste Fethullah Gülen ? Un hoca (sage), un gourou ou un espion américain ? "Il a une influence mondiale, son interprétation de l’islam est parfaitement compatible avec le libéralisme et le pluralisme démocratique. Mouvement social fondé sur la foi, le Hizmet ne se bat pas pour le pouvoir", estime l’universitaire Sahin Alpay, éditorialiste "entièrement indépendant" à Zaman et "ex-sympathisant de l’AKP".
"Gülen a le chic pour tisser des liens étroits avec tout acteur en passe de prendre le pouvoir, quel qu’il soit", estime Ahmet Sik, un journaliste d’investigation qui prépare un livre sur le sujet. De fait, la trajectoire du prédicateur est difficile à suivre. Il a soutenu le coup d’État militaire de 1980, puis celui de 1997, qui aboutit à la déposition de Necmettin Erbakan, le Premier ministre islamiste de l’époque, s’attirant la rancoeur d’une partie des membres de l’AKP, héritiers spirituels de ce dernier. Les deux mouvances se sont réconciliées juste avant les élections de 2002. Les gülenistes ont mis à profit leur soutien électoral pour infiltrer la police et la justice, prêtant main-forte à l’AKP à partir de 2007 pour mener à bien les procès Ergenekon et Balyoz, à l’issue desquels trois cents militaires de haut rang accusés de complot contre Erdogan ont été emprisonnés. Aujourd’hui, une partie des cadres de l’AKP sont gülenistes (notamment, dit-on, Abdullah Gül, le président de la République), mais on en trouve aussi dans d’autres partis.
Pour tous les observateurs, ce pacte a volé en éclats en 2010, lorsque sa double victoire (électorale au référendum du 12 septembre et judiciaire face aux militaires) a poussé Erdogan, désormais ivre de puissance, à accaparer tous les rouages du pouvoir. "Depuis, l’AKP et la confrérie Gülen livrent une lutte à mort pour le contrôle de l’État", estime Sik. De là à parler de complot güleniste… "Je n’aime pas ce mot, nuance le sociologue Ferhat Kentel, car c’est ainsi qu’Erdogan a qualifié le mouvement de Gezi, qui sera à l’avenir déterminant pour la démocratisation du pays. Mais il est vrai qu’un conflit de taille oppose l’AKP aux gülenistes."
Un conflit qui recoupe certains intérêts de Washington, ce qu’Erdogan s’est empressé de souligner pour étayer sa thèse du complot. Et il est vrai que, pour beaucoup, Gülen serait un espion à la solde des États-Unis. "À Erzurum, sa ville natale, il a pendant la guerre froide fondé une association anticommuniste avec la bénédiction des États-Unis, commente Erol Özkoray, auteur du livre Gezi Fenomeni, salué par l’International Herald Tribune. Mais même à supposer que les Américains aient décidé de jouer la carte Gülen, ils ne peuvent le faire que parce qu’il y a eu le mouvement populaire de Gezi." "Penser que la confrérie s’allie aux Américains et aux Israéliens pour faire tomber Erdogan relève du conspirationnisme", rétorque Sahin Alpay.
Qu’elle y ait ou non contribué, la chute d’Erdogan ne déplairait certes pas à l’administration américaine. Parce que ce dernier a franchi un certain nombre de lignes rouges. D’abord, la Turquie s’est brouillée avec Israël. Ensuite, elle a joué un jeu trouble avec Téhéran pour contourner l’embargo. Enfin, elle est soupçonnée de livrer des armes aux jihadistes du Front Al-Nosra en Syrie – après en avoir été l’ami, Erdogan est devenu l’ennemi acharné de Bachar al-Assad. Selon le journal turc Taraf, il aurait accueilli plusieurs fois en Turquie Yassin al-Qadi, un milliardaire saoudien qui figure depuis les attentats du 11 septembre 2001 sur la liste noire des personnes soupçonnées de soutenir le terrorisme islamiste établie par le département du Trésor américain. "Peu importe que cela soit vrai ou pas, écrivait Emre Uslu, le 29 septembre 2013, dans Today’s Zaman. Tout cela donne à la communauté internationale l’impression que la Turquie est un foyer d’activités illégales."
Manifestation de fonctionnaires contre la corruption, le 28 décembre, à Ankara.
© Burhan Ozbilici/AP/Sipa
"Un train sans freins"
Tous les analystes s’accordent sur un point : rendu de plus en plus paranoïaque par le Printemps arabe, Erdogan a perdu la main depuis qu’il a laissé libre cours à ses penchants. "Il n’écoute plus personne et veut concentrer tous les pouvoirs. Il est comme un train sans freins", tranche Alpay. Depuis que son dessein d’islamiser la société est devenu flagrant et qu’il veut régenter la vie privée de ses concitoyens – de la consommation d’alcool à la séparation des filles et des garçons dans les dortoirs universitaires en passant par le nombre d’enfants que les couples doivent avoir -, les Turcs, attachés à leur république laïque, réagissent. Ce fut le cas en juin 2013, et ça l’est encore aujourd’hui, quoique de manière plus sporadique, dans les grandes villes. Ces derniers jours encore, il y a eu des manifestations spontanées dans les métros d’Istanbul et d’Izmir pour protester contre les violences policières… "Ce n’est pas la corruption qui indigne le plus les gens. Ici, c’est un sport national. Toute la dynamique qui aboutit au rejet d’Erdogan et à la fin programmée de l’islamisme vient de Gezi", affirme Özkoray. On se souvient qu’au mois de juin les manifestations d’hostilité au régime rassemblèrent plusieurs millions de manifestants, dans quatre-vingts villes. Et que la répression fit six morts et plus de dix mille blessés.
Et maintenant ?
L’AKP conservera-t-il l’essentiel de son électorat (autour de 40 % des suffrages) lors des municipales du mois de mars ? Ou s’effondrera-t-il si les électeurs décident de le sanctionner en reportant leurs voix, par défaut, sur des partis d’opposition pourtant usés jusqu’à la corde ? Que se passera-t-il s’il perd de nombreuses villes, à commencer par Istanbul ? En cas de score décevant, Erdogan sera-t-il empêché par ses propres amis de briguer la présidence, en août ?
Déjà, des fissures apparaissent dans son camp. Fait impensable jusqu’ici, l’un des ministres poussés à la démission a précisé qu’Erdogan avait donné son accord à tous les plans de construction urbains visés par l’enquête. Il lui a donc suggéré de démissionner à son tour "pour le salut du pays". Deux anciens ministres et cinq députés ont claqué la porte du parti. Et, selon des rumeurs persistantes, un groupe de vingt-cinq parlementaires n’attendrait plus que le feu vert du président Abdullah Gül, ouvertement en rivalité avec son "frère", pour faire de même. Car le poids politique de l’actuel chef de l’État, qui n’est pas atteint par le scandale, ne cesse de croître. Il pousse donc son avantage en demandant que toute la lumière soit faite sur la corruption…
Erdogan pourrait alors être contraint de renoncer au profit de Gül. Mais, dans un contexte aussi volatil, même ce scénario est incertain. Certes, consciente qu’elle n’a aucun intérêt à intervenir, l’armée se borne pour l’instant à "observer attentivement" la situation. Mais la suite des enquêtes, qui s’annonce dévastatrice, ainsi qu’un regain de contestation populaire et/ou le déclenchement d’une crise économique pourraient tout emporter sur leur passage. Comme, en 2002, lorsque Bülent Ecevit, Premier ministre sortant, ne recueillit que… 2 % des suffrages exprimés !
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