Ibrahim el-Jadhran, l’homme qui défie Tripoli

Après avoir proclamé l’autonomie de la Cyrénaïque, Ibrahim el-Jadhran continue de bloquer les cinq ports pétroliers de la région. Au grand dam d’un pouvoir central totalement dépassé par les événements.

Ibrahim el-Jadhran à Ajdabiya le 12 décembre. © Joan Tilouine

Ibrahim el-Jadhran à Ajdabiya le 12 décembre. © Joan Tilouine

Publié le 13 janvier 2014 Lecture : 7 minutes.

Depuis la ville d’Ajdabiya, dans l’est de la Libye, un jeune chef de guerre ambitieux, Ibrahim el-Jadhran, 31 ans, dont la puissance est proportionnelle à la faiblesse patente des institutions étatiques, défie le gouvernement central et influe sur les cours mondiaux du baril. Après avoir contribué à renverser Kadhafi, Jadhran est parti en croisade contre Tripoli. Son arme : le pétrole, dont l’État tire plus de 90 % de ses revenus. Depuis août 2013, ses hommes contrôlent les cinq ports pétroliers de Cyrénaïque, grevant le budget de l’État, désormais contraint de puiser dans les réserves. Lui rêve de planter le drapeau noir de la Cyrénaïque à Benghazi, expliquant qu’il répartira équitablement les revenus de l’or noir entre les trois "États" fédérés du pays (Cyrénaïque, Tripolitaine et Fezzan).

Jadhran nous reçoit dans une maison du centre-ville d’Ajdabiya. Au premier étage, les studios de sa chaîne de télévision, Cyrenaica TV, qui diffuse en boucle ses interviews et laïus, parfois entrecoupés de la retransmission de réunions de chefs de tribu. Costume de luxe, mocassins en crocodile, le chef rebelle s’est donné des allures d’homme politique moderne. "J’agis au nom du peuple de Cyrénaïque, qui a le droit de disposer des revenus de son pétrole. Nous vivons dans les mêmes conditions que sous Kadhafi, le gouvernement de Tripoli n’a rien fait", explique-t-il d’emblée. C’est pourquoi il a unilatéralement proclamé, le 4 novembre dernier, l’autonomie de la Cyrénaïque, dont le gouvernement ne reconnaît pas Tripoli, et réciproquement. À Benghazi, Jadhran amuse, exaspère ou fascine. À l’écouter, la quasi-totalité du 1,6 million d’habitants de la région appuie sa démarche, ce qui est loin d’être le cas puisqu’une grande majorité de la population est opposée au fédéralisme. Le drapeau noir de la Cyrénaïque n’est d’ailleurs pas si visible.

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Opposant de longue date à Kadhafi, Jadhran, autrefois proche des islamistes, est passé avec ses sept frères par la case prison, à Abou Salim. Libéré le 19 février 2011, il dit avoir immédiatement pris les armes contre le "Guide" en tant que commandant de la brigade Omar el-Mokhtar, formée à Ajdabiya. Comme nombre d’autres chefs de milice, il a gardé ses hommes et ses armes avant de se mettre au service du Conseil national de transition (CNT) et des gouvernements successifs. Il fut ainsi chargé par le ministère de la Défense, qui rémunérait ses hommes, de protéger les installations pétrolières… qu’il bloque aujourd’hui.

Le soutien de la majorité des chefs de tribu

À ce jour, il a su habilement manoeuvrer pour s’assurer le soutien intéressé de la majorité des chefs de tribu de la région. Et se refuse à toute critique à l’encontre de l’influent fédéraliste Ahmed Zoubeïr el-Senoussi, descendant du roi Idriss, qui a exprimé son désaccord avec son mouvement, qu’il juge inexpérimenté. Avec le pétrole, Jadhran sait qu’il dispose d’un pouvoir de nuisance sans égal, mais probablement éphémère, et qu’il joue gros. Alors il veut aller vite. En décembre, lui et ses hommes, ainsi que certains des vingt-quatre ministres du gouvernement autonome de Cyrénaïque, se sont engagés dans un marathon tribal, à Tobrouk d’abord, puis à Benghazi, et enfin à Nawfalia, le 10 décembre, où Salah el-Atyoush, un cacique des Maghareba, tribu à laquelle appartient Jadhran, a annoncé la levée du blocage des ports pétroliers dans les cinq jours. De quoi apaiser Tripoli, à commencer par le Premier ministre, Ali Zeidan, qui a multiplié les opérations de séduction à l’intention de cette influente tribu pour barrer la route au fédéraliste. Las. Le 15 décembre, Jadhran annonce le maintien du blocage des ports. Et d’expliquer que le gouvernement central n’a pas répondu favorablement à ses conditions, à savoir la mise en place d’une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur la gestion des revenus pétroliers des gouvernements post-Kadhafi, ainsi que l’engagement de Tripoli à répartir équitablement ces revenus entre les trois régions du pays.

De quoi provoquer l’ire du Premier ministre, qui a évoqué derechef le recours à la force. Fin décembre, plusieurs chefs de milice de Tripoli lui ont même offert leurs services. "J’ai dit à Ali Zeidan, dans son bureau, de me signer l’ordre pour reprendre le contrôle des ports, mais il n’a pas donné suite", confie l’un d’entre eux, à la tête d’une brigade de près de 1 000 hommes. L’état-major de l’armée nationale, qui compte moins de 2 000 soldats sous-entraînés, planche sur des scénarios d’intervention particulièrement risqués compte tenu de la proximité des installations pétrolières. Tandis qu’au Parlement les députés de la commission énergie se sont réunis dans l’urgence et ont sommé Ali Zeidan de résoudre la crise dans les délais les plus brefs. De leur côté, les principaux soutiens tribaux et civils du gouvernement de Cyrénaïque se sont mis d’accord, le 21 décembre, à Benghazi, pour "riposter à toute attaque venue de l’Ouest".

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Des soupçons de corruption au plus haut niveau de l’État

"J’ai une milice plus importante et plus puissante que l’armée nationale", s’enorgueillit Jadhran, qui revendique 10 000 hommes. Parmi ses proches, l’ex-vice-ministre de la Défense Sadek el-Obeidi, soupçonné d’avoir quitté son poste avec 150 millions de dinars (86,4 millions d’euros) qu’il aurait utilisés pour former sa milice à Tobrouk, ensuite ralliée au gouvernement de Cyrénaïque.

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Jadhran esquive le sujet, mais assure que 7 000 combattants supplémentaires lui ont prêté allégeance. Des chiffres sans doute gonflés. "Sa force de frappe militaire est tout de même prise au sérieux. De toute façon, Tripoli sait bien que le gouvernement ne peut rien par la force", assure un conseiller de Zeidan. Jadhran est intarissable quand il s’agit de vilipender un gouvernement sourd à ses revendications et qu’il accuse de corruption massive. En septembre 2013, l’un de ses frères, Salem, a révélé avoir reçu 30 millions de dinars de la part de Naji Mokhtar, chef de la commission énergie au Parlement. "C’était dans l’intérêt de la Libye", a reconnu Mokhtar. Ce "Jadhran Gate" a renforcé les soupçons de corruption au plus haut niveau de l’État et a éclaboussé Zeidan, qui, peu après son arrivée au pouvoir, a pris la décision de ne plus rendre publiques les informations liées au pétrole. Jadhran dit avoir récemment reçu une proposition de virement de 100 millions de dollars (72,6 millions d’euros) en échange de la levée du blocage, lequel aurait occasionné, selon le ministère de l’Économie, 10 milliards de dollars de pertes, sans compter les dommages causés par l’arrêt des infrastructures de production. Les trois ports contrôlés par Jadhran exportaient environ 600 000 barils par jour (b/j). Leur blocage a mis à mal la production, tombée de 1,5 million de b/j en juillet dernier à moins de 250 000 b/j aujourd’hui, voire parfois moins de 100 000.

"Deux options : la reconnaissance de nos droits ou la guerre"

Bien que limité, du fait de l’augmentation de la production par l’Arabie saoudite et d’autres exportateurs, l’impact de la crise libyenne se fait ressentir sur le marché mondial du pétrole. Jadhran se verrait bien en exportateur d’or noir, même s’il ne sait pas vraiment comment s’y prendre : "Ce n’est pas mon travail." C’est le chef du gouvernement de Cyrénaïque, l’ex-militaire Abd Rab el-Barassi, qui a annoncé la création d’une société ad hoc, Libya Oil and Gas Corp, et d’une banque d’État de Cyrénaïque. Jadhran s’est entretenu avec l’ambassadeur du Royaume-Uni à Tunis, a tenté de prendre contact avec l’ambassade de France et s’est rapproché de potentiels acheteurs. "Tout est prêt, et nous allons vendre notre pétrole au premier trimestre de 2014", affirme Barassi. Des émissaires venus d’Afrique du Sud et de Chine ont discrètement fait le déplacement à Ajdabiya. Jadhran ne dément pas. Mais, selon Giacomo Luciani, professeur à l’université de Princeton, aux États-Unis, l’or noir de Cyrénaïque ne pourra pas être exporté à grande échelle : "Ils pourront peut-être en vendre illégalement, comme le font des groupes armés au Nigeria, qui écoulent 400 000 b/j, ce qui assure des revenus non négligeables."

Entre les gouvernements de Tripoli et de Cyrénaïque, c’est le statu quo. "Tripoli a deux options : la reconnaissance de nos droits ou la guerre", menace Jadhran. Pour l’instant, Ali Zeidan subit, impuissant, les desseins fédéralistes de son adversaire, espérant qu’il se brûle les ailes, devienne contesté dans sa région, et que le fragile soutien tribal dont il bénéficie s’effrite. Tous deux le savent bien : il est plus facile de renverser un régime que de construire un État.

Quand les rebelles attaquent leurs alliés

Selon le New York Times, Al-Qaïda n’est pas à l’origine de l’attaque contre le consulat américain à Benghazi, qui, le 11 septembre 2012, avait coûté la vie à quatre Américains, dont l’ambassadeur. L’assaut aurait été donné par des manifestants en colère à la suite de la diffusion sur Internet d’un film anti-islam produit aux États-Unis. "L’attaque a été menée au contraire par des combattants qui avaient bénéficié directement de la logistique de l’Otan durant l’insurrection" déclenchée le 17 février 2011 à Benghazi, peut-on lire dans l’édition du 29 décembre. Au terme de plusieurs mois d’investigation dans la capitale de la Cyrénaïque et à Washington, les enquêteurs du journal affirment n’avoir trouvé aucune preuve de l’implication d’une organisation terroriste internationale. L’un des principaux suspects, le chef rebelle local Ahmed Abou Khattala, se trouvait dans le consulat au moment de l’attaque, ce qu’il a reconnu devant les journalistes du New York Times, tout en niant une quelconque implication.

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