Dominique Sopo : « Pap Ndiaye dérange car il incarne l’image du “grand remplacement” »

L’ACTU VUE PAR. Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter des sujets d’actualité. La nomination du nouveau ministre de l’Éducation nationale a donné lieu à une levée de boucliers au sein de l’extrême droite. Explications du président de SOS Racisme, Dominique Sopo.

Dominique Sopo, le président de SOS racisme. © JOEL SAGET/AFP

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Publié le 28 mai 2022 Lecture : 6 minutes.

À peine la nomination de Pap Ndiaye au ministère de l’Éducation nationale avait-elle été annoncée depuis les marches du perron de l’Élysée, que la twittosphère de l’extrême droite française résonnait de commentaires acerbes. Marine Le Pen, Éric Zemmour et leurs affidés ont, sans grande surprise, rivalisé d’outrances pour attaquer l’ancien directeur du musée de l’histoire de l’immigration.

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’une personnalité issue de la diversité occupe de hautes fonctions gouvernementales. Les nominations de Rachida Dati, Christiane Taubira, Fleur Pellerin ou encore Najat Vallaud-Belkacem avaient, en leur temps, donné aussi lieu à des haussements de sourcils courroucés sur les bancs de la droite extrême. Mais jamais le concert de critiques et de violences verbales n’avait atteint un tel niveau, aussi vite. Qu’est-ce qui dérange tant dans le profil du nouvel occupant de la rue de Grenelle ? Pour Dominique Sopo, président de SOS racisme, s’il est évident que les attaques à l’encontre de Pap Ndiaye portent la marque de la xénophobie, d’autres aspects se cachent derrière cette levée de boucliers des réactionnaires.

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Dominique Sopo : Quelques secondes après la nomination de Pap Ndiaye, l’extrême droite a ouvert le bal des critiques incendiaires, camouflées en partie derrière une critique intellectuelle de son parcours. Mais ces attaques ne correspondent en rien à la pensée du nouveau ministre. Comme il l’a déclaré très ouvertement dans le passé, il n’est certainement pas un indigéniste, un wokiste ou un racialiste. Ses écrits l’attestent de façon tout à fait évidente. En réalité, il existe une volonté de cibler un homme en lui affectant une pensée qui, soi-disant, représenterait un danger, un risque de délitement de la France. Évidemment, l’association entre cet homme noir et le risque de délitement de la France est quelque chose d’extrêmement raciste.

L’autre aspect qui heurte l’extrême droite est que Pap Ndiaye connaît bien la question du racisme et entend la traiter. Non pas parce qu’il serait un indigéniste ou un racialiste, mais parce qu’en tant qu’historien, il a travaillé sur le racisme.

Est-ce son profil d’universitaire et d’intellectuel reconnu qui a le plus choqué l’extrême droite, selon vous ?

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L’extrême-droite identifie Pap Ndiaye comme quelqu’un qui ne baisse pas la tête. Les racistes peuvent apprécier des personnes noires ou arabes si ces dernières expliquent qu’il n’y a pas de problème de racisme en France ou n’ont aucune analyse critique à porter sur la question du passé colonial français.

A contrario, Pap Ndiaye fait partie de ces intellectuels ou militants très régulièrement ciblés par tous ceux qui ont un problème avec la question de la lutte contre le racisme, parce que c’est un Noir, qui a, en plus, l’outrecuidance de poser des questions à la société française. Et cela leur est insupportable. Par ailleurs, que Pap Ndiaye soit un homme et non une femme a été extrêmement peu commenté, bien que ce soit l’un des éléments à relever.

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Que voulez-vous dire ?

Régulièrement, depuis 2007, des femmes d’origine maghrébine, d’Afrique sub-saharienne ou d’outre-mer occupent des postes gouvernementaux importants, comme Rachida Dati, Christiane Taubira ou Najat Vallaud-Belkacem. Cette situation s’est quasiment installée dans la normalité, même si cela a pu entraîner parfois des violences verbales et symboliques, comme on a pu le voir à l’encontre de Christiane Taubira.

Les hommes issus de la diversité sont, eux, presque absents des gouvernements de la Ve République. Ou alors, quand il y en a – et ils sont rares –, ce sont surtout soit des hommes issus des territoires d’outre-mer – mais sur des postes en lien avec l’outre-mer –, soit des personnes issues de la communauté harkie ou ayant combattu pour la France dans la guerre d’Algérie. Ce qui a un sens très particulier, puisque les harkis et ceux ayant combattu en tant que soldats français dans l’Armée française sont vus comme ceux qui ont « fait le choix de la France » lorsque s’est posé la question de l’avenir de l’Algérie française.

Quelque part, dans l’imaginaire d’une partie de la France – même si la réalité est évidemment beaucoup plus complexe –, ils sont perçus comme ceux qui ne risquent pas de « trahir », puisqu’ils ont déjà payé le prix du sang pour la France, en essayant d’aider à maintenir l’Algérie française. Pap Ndiaye est la première figure masculine issue de l’immigration maghrébine ou sub-saharienne à entrer dans un gouvernement à un poste important sous la Ve République.

Derrière ce « danger » qu’incarnerait l’homme issu de l’immigration, il y a la question de qui va « contrôler nos femmes »

En quoi cette question de l’homme est-elle importante ? 

Si, en général, il n’y a eu que des femmes à avoir été nommées jusque-là, c’est d’abord parce que les hommes déjà installés ne désirent pas partager le pouvoir en faisant une place à la diversité. Dans le cas des femmes, c’est différent. Les partis sont désormais soumis à une forme d’obligation morale ou de stratégie politique, et ne peuvent plus présenter de gouvernement à forte majorité masculine sans que cela ne pose un problème. Autant, donc, que cette parité soit porteuse d’un autre critère avec lequel composer, celui de la diversité.

Pour l’extrême droite – et plus généralement pour le camp du racisme, qui va bien au-delà de l’extrême droite –, la question de l’homme est tout à fait particulière, parce que, en plus de les voir comme ceux qui vont réduire les places qu’ils occupent, il y a l’idée sous-jacente d’un danger venu des hommes issus de l’immigration : ce sont ceux qui, quelque part, incarnent l’image du « grand remplacement », ceux qui viendront « prendre nos femmes ».

Éric Zemmour a d’ailleurs exposé très ouvertement son point de vue en la matière dans son livre Le Premier Sexe (Denoël, 2006), lorsqu’il écrit que les femmes blanches délaissent les hommes blancs et se sont tournées davantage vers des hommes plus jeunes et plus virils, venus de l’autre côté de la Méditerranée. Derrière ce « danger » qu’incarnerait l’homme issu de l’immigration, se pose la question de qui va « contrôler nos femmes ». Et celle-ci est extrêmement présente dans la vision du monde de ceux qui sont traversés par le racisme.

Dans la construction des hommes et des garçons issus de l’immigration maghrébine et subsaharienne, être constamment privé de l’accès au pouvoir est très malsain

Cette nomination peut-elle avoir un effet de levier pour les jeunes hommes issus de l’immigration ?

J’espère en tout cas qu’elle initiera une nouvelle séquence, un peu comme celle que la nomination de Rachida Dati avait ouverte il y a quelques années. Et qu’il y aura un enrichissement des modèles pour les jeunes issus de la diversité, en dehors des sportifs ou des artistes. Que les hommes issus de l’immigration soient privés du pouvoir, ou en tout cas de l’accès aux plus hautes charges dans notre pays, n’est pas le fruit du hasard, mais renvoie à notre histoire et à nos peurs.

Nous ne pouvons pas durablement exclure de la représentation du pouvoir des catégories de la population importantes que sont les hommes d’origine maghrébine et subsaharienne. Dans la construction des hommes et des garçons issus de ces immigrations-là, être constamment, symboliquement, privé de l’accès au pouvoir est quelque chose de très malsain.

À travers cette nomination, ce changement de profil par rapport à Jean-Michel Blanquer, Emmanuel Macron a-t-il voulu envoyer un signal ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a un grand écart. Déjà au niveau de la personnalité : nous passons d’une personne qui nous expliquait que le « wokisme » était le grand danger de notre société, au point de faire un colloque à la Sorbonne avec des éditorialistes d’extrême droite, à une personne qui a contribué, par ses écrits, à interroger de façon scientifique la société française sur son rapport aux autres, sur la question des identités qui la traversent, etc. Il y a là un signal évident. Mais celui-ci se limite-t-il au registre de la communication ? Ce n’est pas à exclure. Le symbole qu’incarne Pap Ndiaye pourra-t-il créer un effet levier, ou sa présence sera-t-elle utilisée pour ne pas mettre en œuvre de politiques ambitieuses de lutte contre le racisme, contre les violences policières, contre les discriminations… ? Nous n’en savons évidemment rien pour l’instant.

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