Réseaux sociaux : Kinguélé 2.0
Enfin un lieu d’expression libre ! Grâce à un groupe Facebook, portant le nom d’un quartier frondeur de Libreville et fondé par le mystérieux AK, les Gabonais se lâchent sur la Toile.
Libreville dans tous ses états
Il a le regard espiègle et le sourire timide d’un adolescent. Pourtant, "Seb", comme nous l’appellerons, est déjà trentenaire. Le fameux Ambassadeur Kinguélé (AK), c’est lui. Derrière ce personnage virtuel omniprésent sur les réseaux sociaux se cache un homme bien réel, mais insaisissable pour les services de renseignements. Il a pourtant accepté de nous rencontrer- à condition de ne rien dévoiler de son identité.
Sous ce pseudonyme, nous pensions trouver un politicien madré… En réalité, AK est un "petit jeune" en baskets et jeans qui sirote un Coca Zéro sur la terrasse de l’Institut français. Et qui ne boude pas son plaisir d’être devenu l’un des web-activistes les plus influents du pays depuis qu’il a créé le groupe Facebook Infos Kinguélé (du nom d’un quartier populaire et frondeur de Libreville), en juillet 2011. Mi-décembre, ce groupe comptait près de 14 000 membres, ce qui lui donne un certain poids au regard des 700 000 habitants de la métropole. Les autorités suivent donc de près ses activités.
Pas de modération : on flirte avec les limites
Chômeurs des mapanes (bidonvilles), commerçants, étudiants, responsables d’associations, membres de la diaspora et, parfois, ministres y commentent l’actualité, débattent des problèmes de la ville et du pays, se taquinent, se chamaillent, s’écharpent… "Lâchez-vous. Pas avec des injures ou des propos tribalistes, mais avec des arguments, des preuves et des exemples afin de faire jaillir la vérité", incite la charte du site.
Photos, vidéos, textes… Les contenus sont riches et diversifiés. Il y a quelques mois, un film montrant les meneurs d’une grève à l’université Omar-Bongo (UOB) de Libreville en garde à vue dans une cellule insalubre a suscité beaucoup de commentaires. Début décembre, un élève de Mouila (Sud) a relaté la grève survenue dans son lycée, énième épisode du bras de fer qui oppose depuis début novembre le gouvernement aux puissants syndicats de l’éducation nationale. Sous le texte, un esprit facétieux a mis en ligne une photo du président Ali Bongo Ondimba dansant en jeans et polo. Image "likée" par les visiteurs, qui ne se sont pas privés de donner leur avis. Les hâbleurs : "Prési, le pays brûle et toi tu djazzes ["danses"] !" Les défenseurs : "C’est le prési ! Ne lui parlez pas comme ça !" Les conciliateurs : "C’est le combi ["copain"] des jeunes. On ne peut que s’adresser à lui pour nos soucis…"
Mais cet espace de liberté et d’expression "sans modération" pose problème, car on y flirte souvent avec les limites. Les mots du citoyen-reporter n’y sont pas pesés au trébuchet, l’humour confine parfois à l’injure, les approximations et informations non vérifiées peuvent porter préjudice… Mais peu de victimes ont osé monter au front, y compris sur le plan judiciaire, contre ces internautes au verbe acide et à la rancune tenace. Et ceux qui ont essayé s’en mordent les doigts.
En mai, Infos Kinguélé a lancé une campagne contre les crimes rituels. Une liste de personnes soupçonnées de commanditer ces assassinats a été publiée. Parmi les blacklistés, Louis-Gaston Mayila, l’ancien vice-Premier ministre. Il a porté plainte contre Georges Mpaga, un proche de l’activiste Marc Ona Essangui (président de l’ONG Brainforest), qu’il soupçonne d’être l’administrateur d’Infos Kinguélé, et donc le responsable de la publication. Faute de preuves, la justice a classé l’affaire… Pour finalement en enregistrer une autre : Mayila est poursuivi pour dénonciation calomnieuse et atteinte à l’honorabilité – Mpaga a contre-attaqué.
Des groupes concurrents :Infos2Kinguélé ou Infos d’Akébé
Les administrateurs essaient de prévenir les dérapages. Pour faire partie de la communauté, il faut envoyer une demande que Seb et les six administrateurs associés examinent avant de la valider ou de la rejeter. Les faux comptes Facebook sont écartés. Les infiltrations rivales sont éliminées. Et ce n’est qu’une fois admis que le membre peut publier des commentaires et recevoir une notification lorsqu’un membre intervient sur Infos Kinguélé ou un groupe affilié.
On peut participer à des discussions, télécharger des photos dans des albums partagés, etc. Ici, le citoyen lambda peut publier son propre article et vider son sac sans aucune modification ni contrainte éditoriale. Il s’affranchit du cadre imposé par les journaux imprimés ou en ligne, qui n’ouvrent leurs colonnes qu’avec parcimonie. Infos Kinguélé est d’ailleurs né pour cette raison. "J’avais envoyé un article à un site. Il a été refusé. J’ai donc décidé de créer un groupe Facebook que j’ai nommé Kinguélé", raconte Seb, qui est devenu le protégé de la vibrionnante société civile gabonaise, un agrégat d’associations et d’ONG particulièrement dynamiques qui ont prospéré sur les décombres de l’opposition au point de devenir le seul véritable contre-pouvoir.
La vie d’une communauté virtuelle n’est pas non plus un long fleuve tranquille. Le 13 juin, alors qu’il ne rassemblait "que" 7 641 membres, le groupe a été hacké par de mystérieux pirates, qui ont colonisé le site pendant quelques jours avant que ses vrais administrateurs en reprennent le contrôle.
Des dissidents ont même fondé des groupes concurrents, Infos2Kinguélé ou encore Infos d’Akébé (un autre quartier populaire de la ville). Mais "ils n’ont pas la culture du débat, raille Seb. Ils ne veulent que des éloges pour faire plaisir au pouvoir ou à ses détracteurs. C’est pourquoi ça ne marche pas".
Parce que ses administrateurs laissent s’exprimer toutes les sensibilités politiques, la plateforme est plébiscitée. "C’est une soupape de sécurité, elle permet à la société de respirer, explique un universitaire. Les autres médias vivent sous la menace du Conseil national de la communication, qui n’hésite pas à suspendre journaux, radios et télévisions jusqu’à six mois." De même, sous la pression de politiciens susceptibles, qui ne tolèrent ni esprit critique ni contradiction, les émissions télévisées où l’on débattait de politique ont été l’une après l’autre supprimées.
Dans ce contexte, internet est devenu l’espace où l’on exprime ses idées, confronte ses opinions, étaie ses convictions. Afin de débattre en plus grand nombre et sans filtre des questions qui intéressent les Librevillois et la société gabonaise, la plateforme vise les 30 000 membres. Succès assuré.
Bidonville rebelle
Kinguélé est à Libreville ce que les favelas sont à la mégapole brésilienne Rio de Janeiro : un cauchemar d’urbaniste. Le bidonville, qui a poussé sur des flancs de collines aux pentes parfois abruptes, s’est prolongé dans les marécages humides et inondables. En octobre, le dernier glissement de terrain a enseveli trois personnes. Une zone inconstructible, et donc non viabilisée, dont les habitations en bois et autres matériaux de récupération sont difficilement accessibles aux services de base. Et où il n’est évidemment pas aisé de faire parvenir l’eau et l’électricité. Aucun réseau d’égouts n’a été aménagé, et le ramassage des ordures est très compliqué, car les camions ne peuvent s’engager dans le dédale de pistes piétonnes qui serpentent au gré des conventions de servitudes de passage entre voisins. Des habitants qui, au demeurant, ne détiennent aucun titre de propriété. Ici se sont échoués les naufragés de l’exode rural ou de l’immigration internationale. Chômeurs, jeunes aux emplois précaires, tous sont étranglés par la vie chère et rêvent de quitter ce coupe-gorge où la police a souvent du mal à entrer. Ce quartier frondeur du 3e arrondissement de la capitale est considéré comme un bastion de l’opposition quasi imprenable.
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Libreville dans tous ses états
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