Brésil : naissance d’un géant
Octobre 2002, Luiz Inácio Lula da Silva est élu à la présidence. Onze ans plus tard, son pays est la sixième puissance économique mondiale. Cofondateur du Parti des travailleurs et actuel ministre de l’Éducation, Aloizio Mercadante commente cette ascension.
"Après avoir copié le modèle européen pendant quatre cent cinquante ans et le nord-américain pendant cinquante ans, le moment est venu pour le Brésil de proposer au monde son propre modèle." C’est par une citation du sociologue italien Domenico de Masi que Aloizio Mercadante, le ministre brésilien de l’Éducation, ouvre son dernier livre, Bras!l : de Lula a Dilma (2003-2013), publié par Clave Intelectual, un éditeur espagnol. Cinq cents pages dans lesquelles celui qui fut l’un des fondateurs du Parti des travailleurs et le directeur de campagne du président Luiz Inácio Lula da Silva analyse la décennie écoulée depuis l’arrivée au pouvoir de sa formation.
Il se souvient très bien de cette fin d’été 2002, quand, quelques semaines avant le scrutin présidentiel, la droite et les marchés financiers auguraient le pire en cas de victoire de la gauche social-démocrate. Lula se présentait pour la quatrième fois, son discours annonçait une rupture. Le 27 octobre, il devint le premier syndicaliste ouvrier à accéder à la présidence. Il héritait d’un pays asphyxié par sa dette, publique et extérieure, et victime d’inégalités sociales gravissimes : 32,6 % de la population vivait au-dessous du seuil de pauvreté. La tâche s’annonçait rude. Un an plus tard, les objectifs fixés par le Fonds monétaire international étaient atteints. Dès 2004, la reprise économique s’amorçait…
"La construction de notre projet politique n’a pas été facile, a pourtant concédé Mercadante, lors de la présentation de son livre, le 28 novembre à Madrid. Après avoir assuré la stabilité économique et monétaire, notre tâche principale était de combattre les inégalités et les injustices sociales. Dix ans après, je crois que notre bilan est positif. L’idée de cet ouvrage est de montrer qu’un modèle alternatif de développement est possible." Un modèle qui, grâce à une croissance soutenue, a permis de faire entrer 40 millions de personnes dans le monde de la consommation, de créer 20 millions d’emplois, d’augmenter les salaires et de remettre un diplôme à 5 millions d’étudiants. Quinze millions de foyers bénéficient actuellement de la Beca familia ("bourse familiale"). Mis en place en 2003, ce dispositif permet notamment d’assurer la scolarisation et la couverture sociale des enfants.
Les Noirs et métis, 50,7% de la population, sont encore au bas de l’échelle sociale
Mais Mercadante le sait bien : l’un des plus grands défis auxquels le Brésil est confronté reste l’éducation. En dix ans, le budget qui y est consacré a augmenté de 205 %. Et son ministère a mis en place divers projets facilitant l’envoi d’étudiants à l’étranger. Dilma Rousseff a annoncé récemment que 75 % des bénéfices de l’industrie pétrolière seraient consacrés à l’éducation. "C’est le secret du Brésil, commente le ministre. Même en temps de crise, nous ne séparons pas le développement économique du développement social."
Sans doute, mais tous les défis sont encore loin d’avoir été relevés. Et les inégalités sociales, loin d’avoir été éradiquées. Les Noirs et les métis représentent 50,7 % de la population mais restent relégués au bas de l’échelle sociale. Seul un petit nombre d’entre eux accède à l’université. "En 2007, 2 % des Noirs bénéficiaient d’une formation ; ils sont aujourd’hui 11 %", plaide Mercadante. En août 2012, des quotas ont été mis en place à l’entrée des universités : 20 % des inscriptions sont désormais réservées aux Noirs et aux métis. À l’automne, Rousseff a proposé que la mesure soit étendue à la politique et à la fonction publique. Mais l’exemple le plus révélateur des progrès de la lutte pour l’égalité reste Joaquim Barbosa, qui, en 2012, est devenu le premier président noir de la Cour suprême, après avoir été nommé juge par Lula neuf ans auparavant.
En politique étrangère, ce dernier a, dès son arrivée aux affaires, encouragé l’intégration régionale et consolidé le Mercosur. Il a noué des liens avec les autres pays émergents, Chine, Inde et Russie en premier lieu, et tourné ses regards vers le Sud. Son continent de prédilection ? L’Afrique. "Il y est allé plus souvent que tous ses prédécesseurs réunis", rappelle Mercadante.
Tout n’a pas été parfait pour autant. En 2006, le scandale dit du mensalão faillit coûter à Lula sa réélection. Des élus, des ministres, des entrepreneurs et des banquiers étaient accusés d’avoir, entre 2003 et 2005, participé à un vaste système d’achat de votes au Parlement… Lula a toujours nié en avoir eu connaissance et a été mis hors de cause par la justice. Mais vingt-deux prévenus ont été condamnés cette année. Mercadante, qui, à l’époque, était chef du groupe du Parti des travailleurs au Sénat, y consacre quelques pages dans son livre et reconnaît que la corruption est au Brésil "un problème structurel" et qu’une "profonde réforme politique" est nécessaire. L’idée serait de contrôler plus étroitement le financement des campagnes électorales… Vaste programme !
Huit ministres contraints de démissionner
Au cours des deux premières années de son mandat, Rousseff s’est montrée intraitable avec tout ce qui touche à la corruption. Accusés de détournement de fonds, huit de ses ministres ont par exemple été contraints de démissionner.
L’Afro-Brésilienne Marina Silva, qui se pose comme une possible alternative au PT, promet pour sa part une totale transparence, notamment en matière de financement des partis. Ancienne ministre de l’Environnement de Lula (2003-2008), elle compte se présenter à la présidentielle de 2014. Mais Mercadante ne croit guère à ses chances. "Aucun opposant ne sort du lot, estime-t-il. Silva, qui n’a pas recueilli les signatures requises pour se présenter l’an prochain, a été contrainte de se rallier au Parti socialiste brésilien (PSB), d’Eduardo Campos."
À un an du scrutin, tous les sondages placent Rousseff largement en tête : entre 41 % et 47 % des intentions de vote. "Après l’ouvrier devenu président, Dilma est la première femme à gouverner la plus grande économie d’Amérique latine, souligne le journaliste espagnol Joaquín Estefanía. La continuité et la stabilité politique ont contribué à la réussite du Parti des travailleurs."
La cote de popularité de Rousseff s’est effondrée
Certes, mais la présidente a quand même connu un sérieux trou d’air au cours de l’été. Au mois de juin, plusieurs semaines durant, des manifestations monstres ont secoué le pays, et la cote de popularité de Rousseff s’est effondrée – elle a depuis repris de l’altitude. Les "indignés" brésiliens dénonçaient la cherté de la vie, le coût exorbitant du Mondial de football (2014) et des Jeux olympiques (2016), ainsi que la mauvaise qualité des services publics. Un instant, le modèle brésilien a semblé vaciller sur ses bases…
À l’époque, Mercadante terminait l’écriture de son livre. Il a donc décidé d’y ajouter un chapitre. Son analyse ? "Les nouvelles classes moyennes veulent davantage de changements – et plus vite. Depuis 2003, il y a par exemple 30 millions de véhicules de plus en circulation. Améliorer les transports publics est une nécessité absolue. Sortir de la pauvreté et accéder au monde de la consommation engendre de nouvelles demandes."
Dilma Rousseff a été l’une des premières à mesurer l’importance de ces manifestations, à écouter la rue et à proposer des réformes. En quelques mois, elle a retrouvé l’approbation de ses compatriotes. Mais à six mois du Mondial, le retard dans la construction des stades et des infrastructures inquiète. Le pays doit également faire face au défi de l’insécurité. Bien que de nombreuses favelas aient été pacifiées, la criminalité ne cesse d’augmenter, comme en témoignent les affrontements d’une rare violence qui ont eu lieu le 8 décembre dans le stade de Joinville, dans le sud du pays. "La sécurité relève de la compétence des États fédérés", plaide Mercadante, sans vraiment convaincre.
Mais sans doute de tels excès sont-ils inévitables. Ils sont en somme la rançon d’un développement ultrarapide. Car comme l’écrivait récemment le Financial Times, le Brésil est "la puissance du XXIe siècle à observer de près".
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