De l’insulte en politique

Parce que la politique est un rapport de force, l’insulte reste une arme redoutable dans la conquête du pouvoir. Il y a des spécialistes incontestés. Mais comparés à ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui apparaissent presque comme des enfants de choeur !

Les insultes sont omniprésentes dans la politique. © LAURENT BLACHIER

Les insultes sont omniprésentes dans la politique. © LAURENT BLACHIER

Publié le 27 décembre 2013 Lecture : 8 minutes.

"Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose…" Il est permis de se demander si l’adage – faussement – attribué à Beaumarchais a encore la moindre validité aujourd’hui. Prenez Christiane Taubira. Bassement insultée, la garde des Sceaux s’est bien gardée de porter plainte, estimant que moins on en parlera, mieux cela vaudra. Résultat : proclamée femme de l’année par le magazine Elle et assurée d’un soutien quasi unanime des partis, elle se voit confortée dans sa politique et sanctuarisée dans ses fonctions. Il est vrai qu’au même moment, et à l’inverse, Dominique Voynet, la maire écologiste de Montreuil, écoeurée par la violence des attaques dont elle était l’objet, a renoncé à briguer un nouveau mandat municipal. Sa dignité n’a profité qu’à ses adversaires.

Il n’existe pas encore de chaire d’injurologie à la Sorbonne. L’injure politique continue cependant de captiver les chercheurs. Bruno Fuligni lui consacre ainsi un Petit Dictionnaire de 1 200 citations (L’Éditeur, 2011) dont la couverture propose une alléchante sélection. François Bayrou ? "Il laisse l’impression d’un amant qui craint la panne." Ségolène Royal ? "Cette Frédégonde [cruelle reine mérovingienne, NDLR] qui serait passée par la Star Ac." Jacques Chirac ? "Il ment tellement qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’il dit."

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Salope !

Alexandra Da Rocha s’intéresse pour sa part à ses victimes féminines. Sobrement intitulé Salope !, son essai a connu un regain d’actualité lorsque l’ancien ministre Patrick Devedjian a eu recours à ce classique de la goujaterie machiste contre Anne-Marie Comparini, une ex-parlementaire du MoDem, oubliant qu’une caméra l’enregistrait pour le bonheur des réseaux sociaux. Il devra présenter des excuses publiques.

L’historien Thomas Bouchet, du CNRS, consacre à l’injure et à ses caractéristiques historiques une véritable somme. L’injure est publique, punissable de peines d’amende et de prison sévèrement aggravées en cas de racisme et d’antisémitisme – la moindre des diatribes antijuives d’un Léon Daudet lui vaudrait aujourd’hui la correctionnelle. Elle est réflexive : on se hisse au-dessus de la médiocrité prêtée à son contradicteur dans une sorte de négation de l’autre. Elle est enfin dissymétrique, la plupart des insultés n’étant pas eux-mêmes de grands insulteurs – à quelques exceptions près, comme le terrible "Napoléon le petit" dont Victor Hugo affubla le futur empereur Napoléon III.

Quant aux méthodes, elles exploitent tous les modes de l’humiliation et de l’abaissement.

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La comparaison animalière au plus bas du bestiaire, avec "cochon", "chacal", "pou", "cloporte", "crapaud venimeux" et jusqu’au nauséabond "araignée de WC". Christian Estrosi, le maire de Nice, trouve plus gracieusement à Ségolène Royal une "humanité de bigorneau". L’ancien Premier ministre Dominique de Villepin a droit à cette aménité équestre : "Il porte le nom d’un cheval de course mais n’a jamais couru."

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La réification. "Andouille", "boudin sur le gril", "cloche", etc. Elle consiste également à féminiser les hommes : "la fifille Blum".

La stigmatisation. "Trouillard", "pédale", etc. Insulteur cette fois, Villepin dit et redit dans une intervention à l’Assemblée nationale que François Hollande est un "lâche". Il devra se dédire en présentant ses regrets et en condamnant pour finir les attaques personnelles.

L’injure serait profondément enracinée dans la nature humaine

Ajoutons le goût des politiques pour le jeu verbal et les calembours patronymiques : "Balladur-Balamou", "Z’Ayrault pointé", "Montebourde" (à l’adresse de l’actuel ministre du Redressement productif), "Ma mère Noël est une ordure" (à celle de l’écologiste Noël Mamère), sans oublier l’outrageant "Durafour crématoire", qui vaudra à Jean-Marie Le Pen des poursuites judiciaires. Convaincu de corruption, le président de l’Assemblée André Le Troquer (1884-1963), amputé d’un bras, devient "le seul manchot qui touche des deux mains". Toute l’Assemblée rit sous cape quand Édouard Daladier (1884-1970) évoqua le ministre "Triboulet… passez-moi l’expression". Quant au fougueux chanoine Kir, député de la Côte-d’Or et maire de Dijon, il fut rebaptisé "Kir y est et il sonne".

Vieille histoire. L’injure serait profondément enracinée dans la nature humaine. Selon Steven Pinker, professeur à Harvard, qui la fait remonter à la préhistoire, elle perpétuerait le "cri strident de défense des grands mammifères blessés ou pris au piège". D’autres experts ont calculé qu’elle occupe encore entre 0,5 % et 0,7 % de nos conversations, au rythme de 80 à 90 excès de langage par jour. Parce que la politique est un rapport de force, elle restera une arme efficace dans le combat pour la conquête du pouvoir, selon une stratégie de harcèlement conçue pour éliminer et dégager la place. Ne dit-on pas un trait d’esprit ? Il s’agit bien de transpercer.

Ainsi culmine-t-elle sous la IIIe République et ses gouvernements de crise permanente, dans un climat de haine factieuse et de délires antisémites qui aboutira aux déchirements de l’affaire Dreyfus. "Crève donc, chien !" lance un opposant au ministre Molé. Adolphe Thiers est un "crapaud venimeux" ; Aristide Briand, "un excrément" ; et Édouard Herriot "une bouse de vache" – car depuis l’apostrophe de Napoléon à Talleyrand : "Vous êtes de la merde dans un bas de soie", la scatologie est utilisée sans vergogne. Léon Daudet obtiendra même la démission d’un ministre de la Justice en brocardant chaque matin ses flatulences dans L’Action française.

"Poincaré sait tout mais ne comprend rien"

Critiqué pour avoir comparé la présidence de Sadi Carnot à une "maison de débauche", Jean Jaurès s’en défendit en récidivant : "Non, je la mets au-dessous." Il ne se passait guère de séance sans que "la pourriture impériale" s’en prenne au "fumier républicain", avec des appels au meurtre à peine déguisés. Et, de fait, Carnot, Paul Doumer et Jaurès furent tour à tour assassinés. La mort de Jaurès fut pour Georges Clemenceau "une chance pour la France". Celle du président Félix Faure dans les bras de sa maîtresse lui inspira cette épitaphe : "En entrant dans le néant, il a dû se sentir chez lui." Le "Tigre" – son surnom – soignait ses coups de griffes pour la postérité : "Poincaré sait tout mais ne comprend rien. Briand ne sait rien mais comprend tout." Féru d’histoire, de Gaulle s’en est sans doute souvenu dans son oraison funèbre du président Albert Lebrun : "Comme chef d’État, il lui a manqué deux choses, qu’il fût un chef et qu’il y eût un État."

Malgré la domination chrétienne-démocrate du Mouvement républicain populaire (MRP), la IVe République n’a pas été en reste de vilenies. Parfois, il fallait que la garde du palais évacue manu militari, et avec quelques coups de pied aux fesses, l’hémicycle livré au "tumulte", selon la pudique formule du Journal officiel. Les communistes appliquaient avec discipline le vocabulaire de la guerre froide : "valet de l’impérialisme", "vipère lubrique", au risque pour leur député Henri Rol-Tanguy de recevoir comme un soufflet ce cinglant alexandrin de Daladier : "Vous êtes un crétin et vous me fatiguez." Au cours d’un autre "tumulte" mémorable, le président Édouard Herriot, menacé par une élue communiste dans ses capacités viriles, rétorqua avec hauteur : "Ma réputation, madame, n’est pas à votre disposition."

"Président de merde"

Accusé dès l’avènement de la Ve République d’antiparlementarisme, de Gaulle croyait pourtant à l’utilité des grands débats de société. "Ça ne manquera pas de ragoût", assurait-il à ses Premiers ministres. À deux reprises, au moins, il dut se retourner dans sa tombe.

En novembre 1974, quand Simone Veil affronte sa propre majorité lors de l’adoption de sa loi de libéralisation de l’avortement. "Je n’imaginais pas, confiera-t-elle plus tard à une journaliste, la haine que j’allais susciter, un langage de soudard empreint de machisme et de vulgarité." Elle n’ajouta pas : d’antisémitisme, sans se faire d’illusion sur le fondement des plus violentes attaques. Elle se défend d’en avoir pleuré à la tribune, mais on gardera longtemps en mémoire son image la nuque courbée, les mains sur les yeux comme pour cacher des larmes.

Pour des raisons comparables, le débat sur le pacte civil de solidarité (pacs), en 1999, provoquera les mêmes outrances, un des présidents de séance s’entendant même traiter de "président de merde".

Il faudra la révolution de la Toile et de ses satellites pour que l’injure politique se transforme avec l’information immédiate et continue. Le retentissement de l’affaire Taubira s’explique aussi par son contraste avec le climat général. Certes, les élus adorent toujours jouer aux tontons flingueurs, exercice qui fait le succès des séances de questions orales chaque semaine au Palais-Bourbon. Le parler gras se répand du sommet à la base du pouvoir. Ça fait viril et ça défoule des contraintes protocolaires, même si, au pire, chez certains malfaisants de la vacherie gratuite, ça satisfait aussi un trouble besoin d’abjection. Témoin de l’évolution des moeurs, l’injure change avec les sociétés. La médiatisation exponentielle de la politique assagit le politiquement incorrect, dans la crainte évidente d’aggraver la colère et la défiance dont les sondages enregistrent l’inquiétante montée dans l’opinion. L’adage de Jacques Chirac "plus c’est gros, plus ça passe" se dirait plutôt aujourd’hui : "plus ça vole bas, plus vite ça retombe". L’effet multiplicateur des médias se double d’une banalisation par répétition et surexploitation. Une insulte chasse l’autre, qui sera tout aussi éphémère.

>> Lire aussi : Christine Taubira et les chiens de la République

Le prix de l’Humour politique marque brillamment ce grand tournant. Créé en 1988 par le ministre (de la Défense) Charles Hernu et organisé chaque année par le Club français de la presse, il ambitionne de renouer avec cette culture de l’insolence où rivalisaient les salons de l’Ancien Régime. Les nouveaux humoristes n’ont pas la dent moins dure que leurs aînés, mais leur but est d’abord de provoquer le rire, ce "propre de l’homme", selon Rabelais. Le prix a connu un succès immédiat avec les premières trouvailles d’un maître en sarcasmes, le député des Hauts-de-Seine et maire d’Issy-les-Moulineaux André Santini. Florilège.

Sur la Première ministre Édith Cresson : "À force de baisser dans les sondages, elle finira par trouver du pétrole." Sur Pierre Arpaillange, grand commis d’État mais malheureux garde des Sceaux : "Saint Louis rendait la justice sous un chêne, Arpaillange la rend comme un gland." Sur François Hollande : "La présidentielle, il y pense en nous rasant." Et sur Bernard Kouchner : "Un tiers-mondiste, deux tiers mondain." Drôlerie des mots et alacrité du style, la polémique redevient un art littéraire. Ex-"femme la plus puissante de France" (Newsweek, 1973), Marie-France Garaud aurait pu remporter le prix avec cette triple exécution : "François Mitterrand a détruit la République par orgueil, Giscard par vanité, Chirac par inadvertance."

On ne saurait oublier pour finir le cas d’école entre tous, ce "casse-toi, pauv’ con" lancé par Nicolas Sarkozy à un quidam qui avait refusé de lui serrer la main – "touche-moi pas pour pas m’salir". Parti du Salon de l’agriculture, son retentissement a fait le tour du monde au vif amusement des éditorialistes, car comment traduire cette injure si française : "bloody idiot" (BBC), "poor jerk" (International Herald Tribune) ou "stupid bastard" (AFP) ? Sarkozy regrettera plus tard d’avoir cédé à la provocation : "J’aurais mieux fait de ne pas lui répondre." Le plus piquant de l’histoire est qu’un porteur de pancartes, pour avoir brandi la funeste invective sur le passage de la voiture présidentielle, écopera de 30 euros d’amende avec sursis. "Lorsqu’on insulte le président, on insulte l’institution", a expliqué le procureur. La Cour de justice de l’Union européenne a condamné la condamnation, jugée "excessive", par crainte qu’elle ne décourage des "interventions satiriques" utiles aux "débats d’intérêt général".

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