Tunisie : qui est le nouveau chef de l’exécutif, Mehdi Jomâa ?

Au terme de cinquante jours d’interminables tractations, le Dialogue national a désigné son champion. C’est à Mehdi Jomâa, ministre de l’Industrie sortant, qu’il reviendra de former et de conduire le nouveau gouvernement.

Mehdi Jomâa avec Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC, le 18 décembre. © Hichem

Mehdi Jomâa avec Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC, le 18 décembre. © Hichem

Publié le 30 décembre 2013 Lecture : 8 minutes.

L’homme est affable, mais si discret qu’à l’annonce, le 14 décembre, de sa désignation en tant que chef de l’exécutif, à l’issue d’un Dialogue national marathon, beaucoup de Tunisiens se sont demandés qui est Mehdi Jomâa. Pourtant, depuis mars 2013, il était ministre de l’Industrie dans le gouvernement sortant d’Ali Larayedh. Si ce point dérange ses détracteurs, qui souhaitaient mettre aux commandes du pays un homme sans lien avec la troïka dirigeante, cet ingénieur de formation natif de Bekalta, près de Mahdia (Sahel), répond en tout point au profil exigé par l’opposition pour conduire la Tunisie vers une sortie de crise. Jeune, indépendant et technocrate, il est représentatif d’une génération de Tunisiens formés à la méritocratie du système éducatif instauré par Bourguiba. Après un diplôme d’études appliquées (DEA) en mécanique, il entame une carrière internationale qui le conduit au poste de directeur de la division aéronautique et défense de Hutchinson, filiale du français Total. À la chute du gouvernement Jebali, consécutif à l’assassinat du leader de gauche Chokri Belaïd, Ridha Saïdi, alors ministre de l’Économie, l’approche pour lui proposer le portefeuille de l’Industrie. À 51 ans, celui qui n’a pas accompli son service militaire saisit là l’occasion de servir son pays. Il met entre parenthèses, alors qu’il venait d’obtenir une promotion, une carrière toute tracée et laisse son épouse et ses cinq enfants à Paris pour parer aux urgences de l’industrie tunisienne.

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Un homme intègre et pragmatique

Adoubé par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), puissante centrale patronale et membre du quartet initiateur du Dialogue national, il convient aux libéraux et aux conservateurs. "Il est responsable, compétent, pragmatique, efficace et intègre", assure Yassine Brahim, également originaire de Mahdia et fondateur du parti Afek Tounes. Certains rappellent qu’il est parent de Mohamed Masmoudi, ancien ministre des Affaires étrangères de Habib Bourguiba, laissant entendre une possible influence du clan des Sahéliens. Son frère, Ghazi, a été chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de transition de Béji Caïd Essebsi, avant d’être limogé par Rafik Ben Abdessalem, gendre de Rached Ghannouchi, qui avait hérité du poste de chef de la diplomatie après les élections d’octobre 2011. S’il n’a fait aucune déclaration officielle, le nouveau chef de l’exécutif s’est attelé à constituer son équipe, assurant sur les réseaux sociaux qu’il se tiendrait à équidistance de tous les partis politiques et idéologies et qu’il entendait lutter contre la corruption. À son crédit, sa rationalité d’ingénieur, sa manière d’évaluer les compétences en fonction des résultats, son expérience au sein du gouvernement Larayedh, sa connaissance des problématiques actuelles de la Tunisie, l’indépendance dont il a fait preuve en révisant les nominations effectuées par Ennahdha au sein de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et de la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (Steg).

"Avec son réseau dans les milieux de l’énergie, il peut rassurer et faire revenir les investisseurs", espère un chef d’entreprise. Mais c’est sur la question sécuritaire et sur son aptitude à restaurer la confiance au plan local et international qu’il est le plus attendu. Pendant que de nombreux Tunisiens ironisent sur le parallèle avec Al-Mahdi al-Mountadhar (le "Messie"), d’autres s’interrogent : "Que peut faire un technocrate dans un moment aussi éminemment politique ?" Mehdi Jomâa le sait : il aura fort à faire pour s’imposer.

Ce qui l’attend

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Le nouveau chef de l’exécutif hérite, dans un moment politique critique, d’un lourd passif résultant d’une gestion approximative des affaires du pays qui a conduit à l’échec des gouvernements Jebali et Larayedh, mais il n’a pas à réfléchir à une feuille de route, laquelle est déjà toute tracée. "S’attaquer à tous les dossiers économiques, sociaux et politiques, et en priorité à la lutte contre le terrorisme, créer un climat favorable à la tenue des élections et se maintenir en toute indépendance à égale distance de tous les partis politiques", telle est la mission du nouveau Premier ministre, comme l’a définie Houcine Abassi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). "Il doit surtout veiller à remettre en marche la transition pour parvenir aux urnes dans les meilleures conditions", précise l’analyste politique Slaheddine Jourchi.

Dans un contexte politique tendu aggravé par une sévère crise économique et par la menace terroriste, la tâche du futur gouvernement ne sera pas aisée, d’autant que le temps lui est compté : dix-huit mois au plus. Trop peu pour entamer des réformes mais assez pour clore la transition. Malgré ses prérogatives, il sera contraint de travailler sur les objectifs assignés par le Dialogue national. Mais cette initiative de la dernière chance n’a pas obtenu l’aval de tous les partis ; Nida Tounes et le Front populaire, principales formations de l’opposition, se sont même retirés du scrutin qui a désigné Jomâa et attendaient l’échec des pourparlers pour promouvoir la mise en place d’un Conseil d’État. Sans être l’homme du consensus, Jomâa devra apaiser les tensions, à défaut de réconcilier autour d’un projet commun et de prendre des mesures drastiques qui risquent d’incommoder les ultras d’Ennahdha. "Jomâa n’a que trois priorités : se montrer ferme face à la violence politique, au terrorisme, appliquer la loi à l’égard d’Ansar al-Charia, des milices des Ligues de protection de la révolution (LPR) et des imams de certaines mosquées ; arrêter la dégradation de l’économie ; et revoir toutes les nominations partisanes effectuées par Ennahdha dans les structures de l’État. Il doit très vite émettre des signaux en ce sens pour rassurer", précise Yacine Brahim. La loi de finances 2014, largement basée sur une imposition massive et que s’apprête à examiner l’Assemblée nationale constituante (ANC), risque d’être un frein au retour de la paix sociale et de la confiance. Le gouvernement Jomâa devra en outre composer avec une ANC chargée de préparer le cadre institutionnel des élections et, surtout, de finaliser la Constitution. "On en saura plus à travers la configuration de son équipe. Ne perdons pas de vue que nous avons l’obligation de faire aboutir cette transition démocratique. Un échec sera lourd de conséquences pour nos élites politiques toutes tendances confondues !" conclut le politologue Larbi Chouikha.

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Signature d’accords entre Mehdi Jomâa et Abdelbari al-Aroussi, ministre libyen
du Pétrole et du Gaz, le 11 juin 2013, à Tripoli. © Mahmud Turkia/AFP

Qui sont les gagnants ?

L’interminable crise politique, dont on n’est même pas encore sûr qu’elle ait connu son véritable épilogue avec la nomination d’un Premier ministre, aura en tout cas modifié le rapport de force politique. En quittant le pouvoir, la troïka – Ennahdha, Ettakatol et le Congrès pour la République (CPR) -, aux commandes depuis les élections de 2011, a désormais tout le loisir de se repositionner. D’ores et déjà, Ennahdha, qui ne sera pas signataire du texte de la Constitution, comme elle l’aurait souhaité, prévoit, selon l’élu Habib Ellouze, de renouer avec le terrain en vue des prochaines législatives. Le parti islamiste opère sa mue en manoeuvrant avec finesse, au point de paraître plus démocrate que les démocrates et de mettre en lumière sans avoir à les souligner les dissensions internes de ses adversaires. Les rôles se sont inversés ; désormais, l’opposition, pour avoir systématiquement rejeté toutes les candidatures à la primature, semble pratiquer l’exclusion, tandis qu’Ennahdha peut se prévaloir de sa bonne volonté au nom de la recherche d’un consensus. Pour consolider cette phase, le parti islamiste a fait voter à l’ANC, en moins de trois jours, une loi sur la justice transitionnelle, comme pour souligner son respect du contrat engagé avec les Tunisiens. Contrairement au CPR, Ettakatol tire aussi son épingle du jeu pour avoir soutenu les mêmes candidats qu’Ennahdha et oeuvré, dans les coulisses de l’ANC, à la défense du caractère civil de l’État.

Mais les grands gagnants sont les institutions de la société civile qui ont chapeauté le Dialogue national. Si l’UGTT a été dans son rôle historique en intervenant sur la scène politique, l’Utica, elle, a rompu avec son traditionnel soutien tacite au pouvoir pour endosser le rôle d’arbitre et siffler la fin de la récréation. Patronat et prolétariat ont donc su dépasser leur antagonisme pour nouer une alliance fructueuse, tandis que le Dialogue national a confirmé la bipolarisation politique entre Ennahdha et Nida Tounes, lequel s’est souvent démarqué du reste de l’opposition rassemblée au sein du Front de salut national.

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Une opposition en ordre dispersé

Le Front de salut national, dans lequel s’était regroupé l’ensemble de l’opposition, des libéraux de Nida Tounes aux marxistes du Front populaire, a su mobiliser l’opinion pour faire chuter le gouvernement Larayedh, mais il n’a pas résisté à l’épreuve du Dialogue national et a montré les limites de son entente. L’opposition a achevé de se discréditer en quittant la séance de vote qui a désigné Mehdi Jomâa. "Ils auront beau dire qu’il n’y a pas eu de consensus, personne ne les suivra. Le pays a besoin d’avancer", assène un militant du CPR. Les hésitations et l’amateurisme de l’opposition face à une Ennahdha organisée ont donné le sentiment que le Front souhaitait l’échec d’une initiative qu’il avait soutenue. "Ennahdha travaille en équipe et les autres en solo, comme si, sur le même terrain, certains jouaient au foot et d’autres au tennis", s’agace Rym, sympathisante du Front populaire. La gauche peine à devenir une force de proposition et persiste à faire de l’opposition systématique en perdant de vue sa base. Dans tous les cas, l’épreuve du Dialogue national aura créé des fractures au sein des partis, y compris de Nida Tounes, obligeant les uns et les autres à réviser leur stratégie dans la perspective des prochaines échéances. Et s’il est à craindre que l’abstention soit le vainqueur des futures élections, Hizb Ettahrir, branche du mouvement panislamiste du même nom, sera un sérieux outsider. Implanté dans les régions reculées et les quartiers démunis, il pourrait recueillir de nombreux suffrages, dont ceux des déçus d’Ennahdha.

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