La malédiction de Toutankhamon frappe le Louvre
Fer de lance de la diplomatie culturelle d’Emmanuel Macron, Jean-Luc Martinez, qui a dirigé le Louvre pendant huit ans, est placé sous contrôle judiciaire pour d’éventuelles complicités avec le trafic international d’objets d’art.
Au début de février 2022, l’ex-président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, nommé en septembre 2021 ambassadeur chargé de la coopération internationale dans le domaine du patrimoine, achevait au Bénin sa première grande mission de terrain consacrée à la restitution des biens culturels, politique chère au président français Emmanuel Macron.
Martinez, qui était à la tête du plus grand musée du monde depuis 2013, voulait y effectuer un troisième mandat. Mais, malgré les pressions de Jean-Yves Le Drian, alors ministre des Affaires étrangères, l’Élysée a fait un autre choix tout en créant, pour consoler le recalé, un poste d’ambassadeur « thématique », responsable du programme des restitutions, de la lutte contre le trafic des biens culturels et de la protection du patrimoine dans les zones de conflits.
Applaudissant, à Cotonou, le retour de vingt-six œuvres du trésor royaux d’Abomey, Martinez s’attendait-il à ce que la foudre s’abatte sur lui quelques semaines plus tard ? Placé en garde à vue le 23 mai, le nouveau sherpa de la diplomatie culturelle macronienne était mis en examen au bout de 48h pour « complicité d’escroquerie en bande organisée et blanchiment par facilitation mensongère de l’origine de biens provenant d’un crime ou d’un délit ».
Il est en effet soupçonné d’avoir, en 2016, fermé les yeux sur la provenance douteuse d’antiquités égyptiennes, permettant l’acquisition par le Louvre Abou Dhabi de sept pièces qui se sont révélées avoir été pillées en Égypte, dont une rare stèle du pharaon Toutankhamon.
Printemps arabes orageux
L’affaire germe en 2011, quand les orages des Printemps arabes laissent sites et musées sans surveillance : une aubaine pour les réseaux bien organisés de l’un des premiers trafics internationaux, celui des objets d’art. En Libye, en Syrie, en Irak, au Yémen, des fouilleurs ravagent les sites archéologiques à la recherche d’artefacts convoités par les grandes fortunes et les musées du monde entier. L’Égypte, en pleine tourmente politique et sociale jusqu’en 2014, n’est pas épargnée, et des dizaines d’œuvres pillées quittent le pays.
Acte II, Paris, dans les bureaux de l’agence d’ingénierie culturelle France Muséums, créée en 2007 pour aider le Louvre Abou Dhabi (partenaire, dans le Golfe, du palais du bord de Seine) à réussir son lancement. En 2016, Jean-Luc Martinez, alors également coprésident de cette institution, est sollicité par la prestigieuse maison de vente parisienne Pierre Bergé et Associés pour expertiser et certifier à l’achat des objets destinés au Louvre Abou Dhabi. Les objets, authentiques mais n’étant pas estimés « trésors nationaux », obtiennent les certificats et partent pour les émirats après une transaction de 56 millions d’euros.
Kim Kardashian entre en scène
Acte III, New York, le Metropolitan Museum, en 2019. Entre en scène pour une brève mais décisive apparition la star des influenceuses, Kim Kardashian, qui pose en fourreau or à côté d’un sarcophage égyptien habillé du même métal. Le cliché, largement diffusé, saute aux yeux d’un maître pillard qui se souvient ne pas avoir été payé pour ce chef-d’œuvre.
De dépit, il envoie au procureur de Manhattan la photo prise lors de l’exhumation du sarcophage pour prouver au commanditaire l’authenticité du délit (sur ce marché, la moitié des pièces étant des faux, les trafiquants exigent eux-mêmes des preuves d’authenticité !). Les limiers américains établissent alors que le prestigieux musée a été berné à coups de documents falsifiés. Le sarcophage est rapidement restitué à l’Égypte.
L’enquête suit le fil de la vente et aboutit chez un antiquaire parisien et égyptologue averti, Christophe Kunicki, qui dirige les mises aux enchères d’antiquités chez Pierre Bergé et Associés. Mis en examen en 2020 avec son mari, Richard Semper, il finit par reconnaître avoir produit certains faux. Les enquêteurs de l’Office de lutte contre le trafic des biens culturels s’intéressent de près aux nombreuses demandes de certification d’export qu’il a déposées. Parmi celles-ci, les documents d’au moins cinq pièces vendues à Abou Dhabi, dont la fameuse stèle, présentent des falsifications similaires aux œuvres acquises par le Metropolitan.
La dizaine de pièces vendue par Bergé aux musées américain et émirati avait auparavant été acquise auprès d’un marchand d’art de Hambourg, Roben Dib, qui produisait les faux sur une antique machine à écrire. Dans ses mails sont retrouvées des dizaines de photos d’antiquités en cours d’exhumation, envoyées par leurs pilleurs.
Extradé vers la France, Dib est mis en examen le 14 mars 2022 et promet de collaborer. Aurait-il apporté au juge d’instruction Jean-Michel Gentil des éléments qui ont motivé la mise en examen, deux mois plus tard, de l’ex-directeur du Louvre ? Placé en garde à vue avec deux anciens collaborateurs, Martinez est le seul à être poursuivi pour complicité avec les trafiquants, et l’on a du mal à trouver, dans ce qu’il est sorti de l’affaire, les « indices graves et concordants » qui ont pu amener le juge à décider une telle mesure.
Un juge Gentil intransigeant
Un élément pourrait alimenter le soupçon : en 2019, un autre égyptologue de renom, Marc Gabolde, s’étant penché sur cette stèle de Toutankhamon, avait fait part au Louvre de ses doutes sur le parcours réel de l’objet. Il avait alors été éconduit. Mettait-il le doigt sur un trafic à cacher ? Ou était-il trop dérangeant de revenir sur cette vente, conclue trois ans auparavant ?
Les avocats lui reprochent de recourir un peu trop facilement à la détention provisoire
La clé se trouve sans doute dans le coffre du juge Gentil, guère réputé pour sa clémence. Dans un portrait consacré à ce « juge intransigeant et solitaire », le quotidien Le Monde écrivait à son propos, en 2013 : « Les avocats, qui lui reprochent de recourir un peu trop facilement à la détention provisoire, ne l’apprécient guère. »
La réputation de Martinez – qui conteste vigoureusement les faits – est plus flatteuse. Des personnalités bien placées dans les sphères de la conservation du patrimoine assurent (sous le couvert de l’anonymat car l’affaire fait frémir) que l’ex-patron du Louvre est « profondément honnête » et « au-dessus de tout soupçon ». Les trafiquants auraient-ils pu berner celui qui, dans un rapport de 2015 intitulé « Protéger le patrimoine en situation de conflit armé », mettait notamment en garde sur le piège que constituent les pedigrees inventés pour blanchir les œuvres pillées avant d’introduire ces dernières sur le marché légal ?
Bonne réputation
Archéologue passionné par « son » terrain arabe, Vincent Michel se consacre sans compter à la lutte contre le trafic des objets pillés, menant des actions de veille et de sensibilisation depuis qu’il a eu vent des premières vagues de fouilles sauvages, en 2011. En 2021, afin d’attirer l’attention du public sur ce fléau, il a convaincu Jean-Luc Martinez d’exposer quatre statues libyennes et deux reliefs syriens exportés illégalement. S’il ne souhaite pas se prononcer sur cette affaire, sensible et encore opaque, ses explications sur le commerce clandestin plaident en faveur de Martinez.
Le trafiquants s’attaquent de préférence aux objets pillés, qui n’ont pas d’acte de naissance
« Un conservateur est compétent pour déterminer l’authenticité d’un objet, mais n’est pas expert en faux papiers, qui sont remarquablement faits par des trafiquants de haut vol. L’expertise des documents relève davantage de la police et des douanes, explique-t-il. Par ailleurs, la conscience de l’ampleur du trafic et de ses liens avec le crime organisé et le terrorisme n’a commencé à s’éveiller qu’à partir de 2015, avec les prédations de Daesh. Longtemps il a suffi de vérifier si une œuvre ne figurait pas sur la base Interpol des objets volés pour pouvoir la déclarer non volée. »
Or, insiste le chercheur, les objets volés, connus et inventoriés, ne comptent plus pour grand chose dans ce trafic, dont les auteurs s’attaquent désormais de préférence aux objets pillés. Leur existence n’ayant été ni déclarée ni enregistrée, il suffit de leur inventer une histoire et de leur attribuer des sortes de certificats d’origine pour qu’ils puissent surgir, blanchis, sur le marché de l’art et y être vendus au meilleur prix. Fabriqués sur du papier ancien, avec des machines à écrire et des tampons d’époque, les documents contrefaits mêlent les fictions nécessaires au blanchiment à de véritables références.
Avec internet, les objets à piller et les acheteurs se trouvent en deux clics
De tels faux ont ainsi pu convaincre les conservateurs du Metropolitan new-yorkais. Vincent Michel dénonce un autre phénomène préoccupant qui, à la faveur de l’instabilité politique de certains pays, contribue à « doper » le marché des objets pillés, et donc à multiplier le nombre d’œuvres sur le marché légal. « Avec internet, explique l’archéologue, les objets à piller comme les acheteurs se trouvent en deux clics. Un : localisation des sites, endroits où creuser, type d’objets à retenir, comment les nettoyer… Deux : le versant commercial, les sites de vente en ligne, e-bay, Catawiki, des centaines de pages sur Facebook, WhatsApp etc. L’équipement en détecteurs de métaux, qui se généralise, amplifie l’hémorragie ».
Risques géopolitiques
L’emballement du marché de l’art n’est pas de nature à décourager la tendance. Parmi les crésus dépensiers, le Louvre Abou Dhabi, en quête de trois cents objets d’exception outre ceux prêtés par les musées français, est une proie de choix pour les trafiquants aguerris et bien connectés. Cités par le quotidien Libération, les enquêteurs décrivent, dans un rapport, la très prestigieuse maison de vente Pierre Bergé comme « un des plus importants vecteurs de cette forme de trafic illicite ».
Martinez a-t-il péché par naïveté quand il affirmait, en juillet 2021, à la veille d’être nommé à son nouveau poste d’ambassadeur : « La seule réponse contre le trafic, c’est de favoriser le commerce légal. Il faut travailler avec les grandes sociétés de vente, les grands marchands » ?
Réalisateur d’un documentaire choc sur le « Salvator Mundi », ce tableau attribué à Léonard de Vinci et acquis en 2017 pour 450 millions de dollars par Mohammed Ben Salman, prince héritier d’Arabie saoudite, le journaliste Antoine Vitkine se souvient que Martinez s’est trouvé confronté à la demande saoudienne d’exposer le tableau en majesté, comme un chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, alors que son attribution et son état faisaient l’objet de vifs débats parmi les experts.
« Sous la pression de la grande diplomatie culturelle voulue par le président Macron et des relations avec le Golfe, choyées par le ministre des Affaires étrangères Le Drian, Martinez a su jouer ingénieusement entre les nécessités de sa fonction à la tête du Louvre et les contraintes géopolitiques, explique Vitkine à Jeune Afrique. Il a obtenu ce qu’il voulait, sans pour autant froisser les Saoudiens. Mais il est certain que naviguer dans les eaux troubles de la géopolitique n’est pas sans risques ».
La nomination de Martinez était un geste d’amitié envers Abou Dhabi
Et ceux-ci ne manquent pas, tant dans la relation de plus en plus faustienne que les dirigeants français entretiennent avec les pétromonarchies depuis les années 1980 que dans les contradictions d’une diplomatie macronienne qui veut, en même temps, séduire les peuples d’Afrique et les princes d’Arabie, restituer d’importants bien culturels en-deçà du Sinaï et être, au-delà, le premier partenaire des richissimes musées qui se constituent.
À propos de la nomination de l’ancien directeur du Louvre comme ambassadeur culturel, Le Canard enchaîné écrivait, dans son édition du 1er juin : « Il s’agissait aussi d’un geste d’amitié envers Abou Dhabi, qui entretient les meilleurs rapports avec Martinez ». Dans les eaux troubles de cette brumeuse géopolitique économico-culturelle, la stèle de Toutankhamon sera-t-elle l’écueil qui fera sombrer pour de bon la brillante carrière de Jean-Luc Martinez ?
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