BD : exil en la demeure
Marguerite Abouet, Marjane Satrapi, Enki Bilal, mais aussi Albert Uderzo et René Goscinny, fiertés françaises de la BD, sont loin d’être des Gaulois pur hydromel ! Un rappel opportun dû au Musée de l’histoire de l’immigration (Paris), qui décortique les liens fructueux entre 9e art et flux migratoires.
"Nous sommes en 50 avant Jésus-Christ. Toute la Gaule est occupée par les Romains… Toute ? Non ! Un village peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l’envahisseur." Inutile d’en dire davantage : chacun reconnaît là l’introduction récurrente de la bande dessinée la plus vendue dans le monde (352 millions d’albums) et la plus traduite (111 langues). Astérix, monument littéraire dont la France s’enorgueillit comme un petit coq se gonflant du jabot, est tout sauf un éloge du repli nationaliste. Jonglant avec les clichés généralement attachés à tel peuple, telle nation ou telle région, René Goscinny et Albert Uderzo n’ont cessé de montrer, dans les épisodes qu’ils réalisèrent ensemble, la nécessité de ne pas rester entre soi, engoncé dans ses traditions et asphyxié par ses querelles intestines. Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si l’exposition "Albums, des histoires dessinées entre ici et ailleurs", qui se tient au Musée de l’histoire de l’immigration (Paris) jusqu’au 27 avril, s’attarde sur les parcours du scénariste et du dessinateur d’Astérix.
Quel rapport, diront certains, entre l’immigration et le petit moustachu dopé à la potion magique ? Eh bien c’est simple : René Goscinny comme Albert Uderzo ne descendent pas d’une droite lignée de Gaulois pur hydromel. Au visiteur attentif, un document vient en effet opportunément rappeler les origines polonaises de René Goscinny. Vieilli par le temps, l’acte de naturalisation française de Stanislas Goscinny, délivré par le ministère de la Santé publique et de la Population, est daté du 30 juillet 1926. Le père d’Astérix est donc né français, mais seulement à une quinzaine de jours près, le 14 août 1926. Ajoutons que ses parents, tous deux Juifs polonais, quittèrent la France dès 1928 pour s’installer à Buenos Aires, en Argentine, et firent de lui un immigré à l’âge de 2 ans ! Quant à Albert Uderzo (86 ans), son vrai nom dévoile ses origines : il est né Alberto Aleandro Uderzo, dans une famille d’immigrés italiens installée en France !
L’exposition transforme le spectateur en voyageur affranchi du temps et des frontières
Alors qu’Astérix s’expose sous toutes les coutures à la Bibliothèque nationale de France (BNF) jusqu’au 26 janvier 2014, le Musée de l’histoire de l’immigration a fait le choix d’une approche quasi exhaustive pour décortiquer les relations éminemment fructueuses liant les phénomènes migratoires et le neuvième art. La quantité de documents présentés – les commissaires ne se sont pas contentés d’aligner des planches tirées d’albums – pourrait être étouffante : elle ne l’est pas, grâce à une mise en scène fluide et, surtout, grâce à des choix qui entraînent le spectateur de surprise en surprise, le transformant en voyageur affranchi du temps et des frontières.
Ainsi, au tout début de l’exposition "Albums", consacrée aux auteurs-migrants les plus célèbres, ce ne sont ni Aya de Yopougon (Marguerite Abouet) ni Persepolis (Marjane Satrapi) qui sont mis en avant, mais le personnage de Jiggs, ancien maçon ayant quitté son Irlande natale pour devenir milliardaire dans l’Amérique du début du XXe siècle. En évoquant l’auteur George McManus (1884-1954) et sa série Bringing Up Father née il y a cent ans, le 12 janvier 1913, les commissaires donnent le ton : il faut se garder de tout eurocentrisme et ne pas oublier que les États-Unis, majoritairement peuplés de descendants d’immigrés, sont l’un des pays pionniers en matière de bande dessinée.
"Immigration et bande dessinée : c’est un sujet très vaste en soi, mais pas si important du point de vue du monde de la BD, confie le commissaire Vincent Bernière. Le corpus d’auteurs ayant traité de ce thème de façon frontale est relativement réduit, et la plupart de ceux qui l’abordent sont eux-mêmes issus de l’immigration." Si l’on considère que les trois grands pôles de création, en matière de BD, demeurent l’Europe, les États-Unis et le Japon, seul ce dernier ne s’est guère attaché à dépeindre des destins de migrants. Pour Bernière, l’explication est simple : "Il n’y a pas beaucoup de migrants au Japon, pays peu ouvert sur l’extérieur et qui ne traite guère de sujets annexes."
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les plus grands peintres et sculpteurs se retrouvèrent autour du Bateau-Lavoir, à Montmartre. L’Espagnol Pablo Picasso, le Roumain Constantin Brancusi, le Néerlandais Kees van Dongen, l’Italien Modigliani… Entre les deux guerres mondiales, les plus grands cinéastes se retrouvèrent à Hollywood, après avoir fui la dérive fétide de l’Europe. "Depuis les années 1990, la bande dessinée vit un âge d’or en France et dans le monde, affirme Vincent Bernière. Ce n’est pas forcément lié à l’immigration, mais plutôt à une forme de globalisation. Les auteurs ne cessent de voyager." Certains d’entre eux, très populaires, vendent des dizaines de milliers d’albums. C’est le cas de l’auteur de Maus, Art Spiegelman, né en 1948 à Stockholm (Suède), avant que ses parents émigrent aux États-Unis. Mais aussi d’Enki Bilal (La Femme piège), né en 1951 à Belgrade d’une mère tchèque (et catholique) et d’un père bosniaque (et musulman), de Marguerite Abouet, née en 1971 à Abidjan, de l’Iranienne Marjane Satrapi, née en 1969 à Rasht (Iran).
Fort heureusement, l’exposition ne se contente pas de signaler ces réussites exceptionnelles. S’affirmant comme une "exposition d’histoires", elle raconte des parcours d’auteurs, mais montre aussi les différents genres utilisés pour évoquer les migrations. Aux États-Unis, en France ou en Belgique, la diversité des origines explique sans doute pour partie la richesse des styles et la multiplicité des approches. Leçon incontestable : les flux migratoires représentent une source intarissable de créativité. De la fiction traditionnelle au reportage dessiné, du roman graphique à l’autofiction, de l’autobiographie au dessin de presse, du comic strip à la BD pédagogique… Le travail historique exceptionnel de Laurent Maffre et Monique Hervo sur le bidonville de Nanterre (Demain, demain) où furent relégués des milliers d’Algériens côtoie ainsi les superbes fictions de Jean-Philippe Stassen (Louis le Portugais, Le Bar du vieux Français) comme le travail de Clément Baloup (Mémoires de Viet kieu) sur la diaspora vietnamienne. De nombreux documents annexes – photographies personnelles ou historiques, pièces d’identité, esquisses – permettent d’appréhender la manière dont chaque auteur se saisit du thème de la migration pour bâtir une histoire.
Fils d’un Vietnamien exilé en France, Clément Baloup travaille sur la diaspora
viet kieu installée aux États-Unis, au Canada et en France. © Clément Baloup
"Les auteurs ne parviennent pas à sortir du cliché"
L’originalité est-elle pour autant toujours au rendez-vous ? S’extraire des banalités, comme le firent en leur temps les pères d’Astérix, n’est pas donné à tous les créateurs. Ainsi la triste réalité des noyades entre un Sud pauvre et un Nord riche comme l’infamie du racisme au point d’arrivée sont-elles des figures récurrentes. "Les auteurs ne parviennent pas tellement à sortir du cliché, reconnaît Vincent Bernière. La bande dessinée demeure un art populaire qui se permet des raccourcis et ne peut proposer des oeuvres aussi complexes que la littérature. C’est aussi lié à la nature des migrants, qui véhiculent leurs propres stéréotypes. Même dans les genres considérés comme plus nobles – je pense aux BD-reportages du Maltais installé aux États-Unis Joe Sacco par exemple -, l’analyse reste assez manichéenne." L’exposition se clôt néanmoins sur le travail très particulier de l’Australien Shaun Tan (Là où vont nos pères, titre original : The Arrival), onirique et universaliste, mais s’appuyant sur des archives réelles provenant du Musée de l’immigration Ellis Island (New York).
Au bout du voyage, l’exposition ne laisse qu’une question en suspens : les migrants sont-ils lecteurs des récits qui les concernent ? Il semblerait que ce ne soit pas si fréquent…
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