Iran : opération séduction vis à vis des voisins du Golfe
Dans la foulée de l’accord de Genève sur le nucléaire, la République islamique d’Iran a tendu une main conciliante à ses voisins arabes. Qui pour la plupart se sont empressés de la saisir.
Mis à jour le 28 février 2014 à 18h06 (voir Précision, en bas de l’article)
Un bras d’océan, le Golfe, enfoncé entre la péninsule Arabique et la côte iranienne. On le nomme "persique" sur sa rive orientale, "arabe" sur son bord occidental. Il est arabo-persique, ont tranché des géographes. Un fossé d’eau entre deux mondes, persan, chiite et républicain d’un côté, arabe, sunnite et monarchique de l’autre. Entre les noirs manteaux des religieux au pouvoir à Téhéran et les dishdasha blanches des princes arabes, la partie d’échecs séculaire engagée depuis la révolution iranienne de 1979 vient de connaître un nouveau rebondissement avec l’accord – historique bien que provisoire – trouvé le 24 novembre à Genève entre les cinq membres du Conseil de sécurité plus l’Allemagne (le P 5+1) et la République islamique sur le programme nucléaire de cette dernière.
Arabie saoudite en tête, les États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) – Koweït, Bahreïn, Qatar, Émirats arabes unis, Oman et Arabie saoudite – décelaient des visées militaires sous les intentions civiles proclamées de la filière atomique iranienne : une menace mortelle pour leur sécurité. Si à Koweït City les six monarchies réunies en sommet ont salué, le 11 décembre, "un premier pas vers un accord global et permanent sur le programme nucléaire de l’Iran", en coulisses, les Arabes n’ont pas voilé leur anxiété face à un arrangement qu’ils estiment avoir été passé à leurs dépens. Au Wall Street Journal, l’influent prince saoudien Al-Walid Ibn Talal affirmait ainsi à la veille de l’accord de Genève qu’une opération militaire pour neutraliser l’industrie nucléaire iranienne vaudrait mieux qu’un mauvais compromis diplomatique. Sceptique, il avançait l’hypothèse que Riyad pourrait à son tour se nucléariser avec l’aide de l’allié pakistanais, voyant dans le nouveau président Rohani "un loup déguisé en agneau", à l’instar du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. En 2008, le roi d’Arabie saoudite n’avait-il pas recommandé aux Américains d’attaquer l’Iran afin de "couper la tête du serpent" ?
Mais, en décembre, forts de leur respectabilité retrouvée, les Iraniens ont tendu une main conciliante à leurs hostiles voisins. En accord avec la politique d’ouverture et de normalisation diplomatique prônée par l’équipe présidentielle au pouvoir, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif, a effectué une tournée dans quatre capitales du Golfe, quelques jours avant le sommet du CCG. Pour la sécurité et la stabilité régionale, l’émissaire appelait ses interlocuteurs arabes à "travailler ensemble". "Soyez rassurés, cet accord [de Genève] sert la stabilité et la sécurité de la région", a-t-il répété à ses interlocuteurs koweïtiens, omanais, qataris et émiratis. À l’adresse du roi saoudien, qu’il n’a pas rencontré, le diplomate en chef publiait avant son voyage une tribune dans le quotidien Asharq al-Awsat qui appelait à "inverser le cercle vicieux de la suspicion et de la défiance […] pour bâtir un avenir meilleur, plus sûr et plus prospère pour nos enfants".
Coeur de cible de la démarche iranienne, l’Arabie saoudite n’a pas souhaité recevoir l’émissaire, estimant que le temps de renouer des relations avec l’Iran n’est pas encore arrivé.
Coeur de cible de la démarche iranienne, l’Arabie saoudite n’a pas souhaité recevoir l’émissaire, estimant que le temps de renouer des relations avec l’Iran n’est pas encore arrivé. Soulignant que le CCG avait été créé en 1981 pour faire front à l’expansion de la révolution iranienne, la sociologue franco-iranienne Azadeh Kian voit dans la tournée de Zarif une stratégie plus subtile de l’Iran : "Ces visites pourraient viser à scinder les membres du CCG pour affaiblir l’Arabie saoudite et l’amener à négocier une entente équilibrée." Le refus d’Oman, à la veille du sommet du CCG, de réaliser l’union politique des six monarchies pourrait être un premier résultat de ce calcul. Le sultanat avait d’ailleurs été, à l’insu de tous, le lieu des négociations secrètes entre Iraniens et Américains qui ont mené à l’accord de Genève. Les petits États de la péninsule Arabique n’ont en effet pas les moyens dont dispose l’Arabie saoudite pour s’opposer à Téhéran, avec lequel ils ont par ailleurs des intérêts communs. Le négoce avec l’Iran est essentiel pour le hub commercial émirati de Dubaï, le Qatar partage avec lui son fabuleux gisement de gaz, et il est historiquement lié à Oman, avec qui la République islamique gère la garde du détroit d’Ormuz, par lequel transitent près de 40 % du trafic maritime pétrolier mondial.
L’Iran chiite et l’Arabie Saoudite sunnite financent des troupes rivales
Autre capitale du Golfe à n’avoir pas été visitée par le ministre iranien, Manama, où, dans le sillage du Printemps arabe, une virulente contestation cible le régime depuis le 14 février 2011. Dans les grandes lignes, elle oppose la majorité chiite discriminée au pouvoir sunnite. Et les autorités se sont empressées de dénoncer une instrumentalisation du mouvement par le régime des mollahs pour établir leur pouvoir dans le petit archipel. Dès mars 2011, une force mandatée par le CCG mais constituée essentiellement de soldats saoudiens est allée réprimer le mouvement d’opposition. "L’Iran considère Bahreïn comme une cour arrière de l’Arabie saoudite, il ne faut pas s’attendre à un réchauffement avec Manama", commente Azadeh Kian.
Le cas bahreïni trahit une autre dimension des rapports entre Riyad et Téhéran, un affrontement indirect sur des champs de bataille étrangers. Jouant sur leurs clientèles confessionnelles respectives – chiite pour l’Iran, sunnite pour l’Arabie saoudite -, les deux États arment ou financent des troupes rivales, du Yémen à l’Afghanistan. Quand Téhéran porte à bout de bras le régime de Bachar al-Assad, assiste la rébellion houthie dans le nord du Yémen, manipule le Hezbollah libanais et exerce une puissante influence sur le régime irakien, Riyad appuie la rébellion des sunnites du Balouchistan iranien et du Khouzistan arabe, celle de l’opposition à Bachar, soutient les forces libanaises opposées au Hezbollah et agit en étroite concertation avec le Pakistan nucléarisé. Pour Azadeh Kian, l’accord de Genève pourrait être l’occasion d’apaiser cette guerre de l’ombre : "À partir du moment où l’Iran se normalise sur la scène internationale, il n’a plus d’intérêt à instrumentaliser ses groupes liges. À moyen terme, l’Arabie saoudite pourrait être amenée à en faire de même, ce qui ouvrirait la voie à une entente durable, mais celle-ci n’est pas pour demain."
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Précision
Suite à la publication de cet article, l’ambassadeur de la République islamique d’Iran en France, Ali Ahani, nous a fait parvenir la précision ci-dessous :
"Dans son article, l’auteur a prétendu que les "géographes" avaient "tranché" pour l’emploi de la fausse appellation "golfe Arabo-Persique". Je vous rappelle que d’incontestables réalités historiques prouvent et démontrent que seule la dénomination "golfe Persique" s’emploie pour désigner la zone maritime située entre la République islamique d’Iran et la péninsule Arabique. L’ensemble des cartes et des livres publiés par des centres reconnus et officiels dans le monde entier atteste, depuis des siècles, de la véracité de ce qui vient d’être précisé. Par ailleurs, les actes et documents publiés par l’Organisation des Nations unies établissent de manière irréfutable cette réalité historique qui consiste en la nécessité d’employer entièrement et sans exception l’appellation "golfe Persique" pour désigner cet espace maritime.
Réponse : Nous aurions dû en effet écrire "des géographes ont cru pouvoir trancher en parlant de golfe Arabo-Persique", tant la formule, à but consensuel, semble fâcher les deux rives. L’appellation "golfe Persique" est certes la plus ancienne et est celle retenue par les Nations unies. Mais celle de "golfe Arabique" apparaît très clairement dès le XVe siècle, bien que consacrée par le panarabisme à partir de 1950. On trouve d’ailleurs dès mars 1970 dans les archives du Monde diplomatique une mise au point similaire de votre ambassade. Plus récemment, le National Geographic, ayant indiqué dans son Atlas 2004 que ce golfe était aussi nommé "Arabique", s’était vu bannir d’Iran et, deux ans plus tard, c’est l’Economist qui s’attirait les foudres persiques en ne parlant que du "Golfe".
La rédaction
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