Maroc : do you speak darija ?

Si le débat actuel sur l’arabe dialectal est si vif au Maroc, c’est qu’il renvoie à la définition de l’identité nationale, à la division des élites et à l’échec de l’enseignement. Un cocktail explosif.

Tout a commencé par une recommandation préconisant l’introduction du dialectal à l’école. © Alexandre Dupeyron

Tout a commencé par une recommandation préconisant l’introduction du dialectal à l’école. © Alexandre Dupeyron

Publié le 25 décembre 2013 Lecture : 5 minutes.

À l’origine, un colloque organisé les 4 et 5 octobre dernier par la Fondation Zakoura-Éducation ayant pour titre "Le chemin de la réussite". Créée par le publicitaire Noureddine Ayouch, cette association est active depuis une quinzaine d’années dans le domaine de la lutte contre l’analphabétisme, notamment dans le monde rural. Pendant quelques semaines, les conclusions de ce symposium sont restées lettre morte. Jusqu’à ce que la presse se fasse tardivement l’écho de sa recommandation principale, défendue par le bouillonnant Ayouch : introduire l’arabe dialectal, en tant que langue maternelle, comme idiome d’apprentissage à l’école. La darija présenterait l’avantage d’être plus accessible et donc moins discriminante.

Les défenseurs de l’arabe classique, au rang desquels les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) et leurs anciens partenaires de l’Istiqlal, n’ont pas tardé à réagir. Cette alliance conservatrice a d’ailleurs fait fi des brouilles politiciennes entre les deux partis pour s’organiser en un Collectif national pour la langue arabe, reçu par le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, et son inséparable acolyte, Abdellah Baha. Si Benkirane est resté relativement mesuré, c’est peut-être que le sujet linguistique ne lui réussit pas politiquement. Après la polémique sur la place du français dans les médias publics et ses dérapages sur les Berbères, le zaïm islamiste a aussi essuyé les critiques du roi sur la gestion de l’Éducation nationale. En août, Mohammed VI s’était fendu d’un discours sévère sur les réalisations du gouvernement en la matière, ce qui a notamment conduit à relever le ministre Mohamed Louafa de ses fonctions.

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Entre-temps, le roi a promu son conseiller Omar Azziman à la tête du Conseil supérieur de l’enseignement (CSE), chargé d’orienter la réforme de ce secteur. C’est en sa qualité de président délégué du CSE qu’Azziman a d’ailleurs assisté au colloque organisé par Ayouch. Il n’est pas venu seul. Fouad Ali El Himma, l’influent conseiller royal, était présent, ainsi que Rachid Belmokhtar, nommé cinq jours plus tard ministre de l’Éducation nationale. Mohamed Louafa n’a pas été invité. L’enchaînement des événements a pu troubler : discours royal, colloque, remaniement ministériel. C’est ce qui a certainement contribué à polariser le débat sur la darija, qui a trouvé une expression cathodique dans l’émission télévisée Moubachara Maakoum. Sur le plateau de 2M, le 27 novembre, Noureddine Ayouch a débattu avec l’historien Abdallah Laroui.

Laroui et Ayouch représentent tous deux le Makhzen

Véritable phare intellectuel de la gauche, Laroui est réputé discret. Mais, très soucieux des questions d’identité nationale, il est sorti de son légendaire mutisme. Avant d’accepter le débat télévisé, il avait d’abord répondu à Ayouch par presse interposée dans une longue interview accordée au quotidien Al-Ahdath Al-Maghribiya. Laroui est prêt à introduire les langues maternelles lors des premières années de l’enseignement, mais il s’oppose de longue date à l’officialisation de la darija. Une opposition qu’il a récemment réitérée lorsque son neveu, le romancier Fouad Laroui (qui collabore à J.A.), a publié son essai Le Drame linguistique marocain (2011). Lui qui a développé une très ample oeuvre historique et romanesque maîtrise les deux langues et traduit volontiers des penseurs classiques du français vers l’arabe, notamment Rousseau et Montesquieu. "Une joute équilibrée et courtoise entre le grand Laroui et le gentil Ayouch", résume Souleïman Bencheikh, chroniqueur à TelQuel. Et d’ajouter : "Tous deux représentent les deux faces d’une même médaille, celle du Makhzen. […] Le débat auquel nous avons assisté était le reflet de l’ambiguïté qui règne au sommet de l’État, qui martèle l’urgence d’une réforme, sans nous dire laquelle."

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Le troisième larron du débat est français

L’hebdomadaire TelQuel a été à l’avant-garde médiatique de la défense de la darija. Notamment à travers son pendant en arabe mi-littéral mi-dialectal Nichane, disparu en 2010. Porte-parole d’une partie de l’élite francophone, il défend la darija contre l’arabe classique, sans avouer la véritable lutte d’influences que recèle cet affrontement linguistique. Car le troisième larron du débat est le français. Les services culturels de l’ambassade de France, lesquels maintiennent dans le royaume une présence considérable en quantité et en qualité, l’ont bien compris et sont restés prudemment à distance de la mêlée.

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Directeur des rédactions francophone et arabophone du mensuel Zamane, le chercheur et journaliste Abdellah Tourabi perçoit dans la polémique actuelle un terrain de tiraillement entre la vieille et la nouvelle élite : "Le pouvoir des francophones est fortement contesté et compromis par l’émergence d’une nouvelle classe politique et sociale conservatrice et tournée vers l’Orient." Pour Tourabi, "chacun défend sa position sociale, ses acquis, ses privilèges et ses valeurs à travers la langue qui assure sa domination et renforce son ascendance". Par ailleurs, quel serait le coût de l’abandon de l’arabe littéral ou classique ? Cette langue représente, au-delà du stock culturel et civilisationnel, un avantage compétitif, des opportunités économiques, un lien solide et précieux entre des peuples arabes souvent tendus à l’extrême par les nationalismes antagonistes.

Difficile d’expliquer cette forme de rejet de l’arabe classique au moment où son enseignement comme langue étrangère progresse un peu partout dans le monde.

Difficile d’expliquer cette forme de rejet de l’arabe classique au moment où son enseignement comme langue étrangère progresse un peu partout dans le monde. "Écarter la langue arabe dite classique serait une grave erreur. Non seulement sur les plans pédagogique et académique, mais aussi au regard du coût politique et identitaire du choix de la darija comme langue officielle", estime le sociologue Omar Saghi. Selon lui, "une langue doit appartenir à tout le monde. Or, en évoquant la darija, on parle en réalité du dialecte casablancais, né au XXe siècle, circonscrit à la côte Atlantique. Cet arabe dialectal n’est ni celui de Fès, ni celui de Tanger ou de Marrakech. Il est encore moins la langue des Berbères de l’Atlas ou du Rif". Démocratique et fédératrice, la darija ?

20 sur 20 à l’oral, zéro à l’écrit

Confinée à l’espace de l’intime, celui de la maison, "de la mère" pour Abdallah Laroui, la darija ne dérange pas. C’est quand elle sort des murs, qu’elle se frotte aux autres, qu’elle détonne. C’est le cas des expressions musicales contemporaines comme le rap ou de la publicité avec des affiches reprenant (caricaturant parfois) le langage des jeunes. Sur les smartphones et les réseaux sociaux, les caractères latins sont utilisés pour la retranscription. Quand ils font défaut, on emprunte des chiffres : 3 pour le "’ayn", 7 pour le "h" aspiré, etc. Mais lire le dialectal, surtout en caractères arabes, peut être un exercice déroutant. "Je parle l’arabe dialectal, je lis l’arabe classique. Ma formation m’a, en effet, habitué à ne lire que des textes écrits en français et en arabe littéral. Il y a certes des poèmes, des récits, des proverbes en dialectal, mais ils restent pour moi, et d’une manière fondamentale, liés à l’oralité", écrit l’écrivain et essayiste Abdelfattah Kilito (Je parle toutes les langues, mais en arabe, Actes Sud, mars 2013).

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